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Tribune

« Pourquoi Israël a tué mon fils ? », par Abu Artema, journaliste et militant palestinien

« J'écris ces mots depuis mon lit d'hôpital ». Nous relayons un texte d’Ahmed Abu Artema, journaliste et militant de la paix palestinien. Il a participé à organiser la grande Marche du Retour de 2018. Le 24 octobre, Israël a bombardé sa maison, tuant son fils et quatre autre membres de sa famille.

7 novembre 2023

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« Pourquoi Israël a tué mon fils ? », par Abu Artema, journaliste et militant palestinien

J’écris ces mots depuis mon lit d’hôpital. Je commence à avoir un peu d’énergie pour tenir mon téléphone et utiliser mes doigts après 10 jours ici.

J’écris dans la douleur.

Je me suis réveillé dans la maison familiale de Rafah, au sud de Gaza, le mardi 24 octobre au matin.

La maison est - était - composée de trois étages.

Mon père, sa femme, mes frères et sœurs et leurs enfants y vivent tous. Mes enfants se rendent dans la maison de leur grand-père pour jouer avec leurs cousins.

J’étais assis avec mes enfants, et ils ont entamé ce qui est devenu une conversation banale en période de génocide.

Comment allons-nous trouver du pain et de l’eau pour la journée ? Et où pouvons-nous trouver un panneau solaire pour charger nos téléphones ? Nous avons parfois réussi à nous débrouiller pour charger nos téléphones dans l’école d’à côté.

Nous étions assis dans le salon et je parlais à mon fils aîné Abdullah, 13 ans. Il venait juste de rentrer de l’épicerie du coin et avait acheté des biscuits.

Abdullah – je l’appelais Abboud – aimait partager ce qu’il achetait avec son argent de poche.

Je lui ai dit : « Tout ce que tu veux habibi, la prochaine fois c’est moi qui l’achèterai ».
Abboud avait acheté des biscuits au lieu du pain. Il n’y avait pas de pain.

Il n’y a pas d’électricité ni de carburant. Israël a coupé toutes les livraisons de nourriture, de carburant et d’électricité à Gaza. Nous avons dû trouver des substituts et nous avons dit à nos enfants d’acheter des biscuits pour rassasier leur faim de pain.

Abboud, mon autre fils Hammoud et ma fille Batool étaient assis avec moi. Abdulrahman, mon quatrième enfant, était à hors de la maison à ce moment-là.

Abboud m’a dit qu’il allait chercher mon téléphone, qui était en train de charger dans l’école. Lui et son cousin s’étaient mis d’accord pour aller le chercher à tour de rôle. C’était son tour.

C’est la dernière conversation que j’ai eue avec lui.

Suites

Je n’entendais rien. Je ne me souviens pas de ce qu’il s’est passé.

J’ai dû perdre connaissance mais je ne me souviens pas pour combien de temps. Peut-être que ça n’a duré que cinq minutes.

Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai été pris d’un vertige que je ne pourrais décrire. Il y avait de la poussière et des décombres partout.

Je savais que la maison avait été bombardée mais je ne pouvais rien entendre. Je n’entendais plus rien.

J’ai regardé à côté de moi et j’ai vu Hammoud et Batool se coller à moi, criant et pointant Abboud du doigt. J’ai regardé et Abboud était étendu au sol devant moi.

J’ai regardé de l’autre côté, et j’ai vu le corps d’une femme et puis le corps d’une autre femme.

Mes deux tantes, une de leurs filles et ma belle-mère étaient à proximité.

Ma plus vieille tante était restée avec nous. Son fils et trois petit-fils étaient morts en martyrs la veille, et mon père l’avait amenée chez nous pour que nous puissions nous occuper d’elle.

Mon autre tante avait aussi décidé de venir ce jour-là pour consoler sa sœur. Le reste de la famille se trouvait du côté est de la maison.

Il était clair que le missile avait frappé la partie de la maison où moi et mes enfants étions assis.

J’ai regardé autour de moi et j’ai vu mon père essayer de s’accrocher aux enfants.

J’ai vu que la maison était détruite. J’ai vu que nous étions dans les décombres.

J’ai vu que des gens s’étaient rassemblées. J’ai commencé à crier vers eux, bien que je ne sois pas capable d’entendre ma propre voix : « Venez vite, il y a des enfants et des femmes allongés au sol… »

Ils m’ont amené à l’hôpital. Mon voisin m’y a emmené à pied.

Il a estimé que ma blessure n’était pas très grave en comparaison des autres et, de toute façon, les secouristes travaillaient sous une pression extrême. Tout en marchant, je n’arrêtais pas de dire aux gens de sauver les enfants.

L’image d’Abboud ne quittait pas mon esprit.

J’ai reçu les premiers secours à la clinique. On m’a ensuite fait monter dans une ambulance pour me conduire à l’hôpital de Rafah.

De là, je suis allé à l’hôpital al-Nasser de Khan Younis.

Mon frère était avec moi. Il m’a raconté les nouvelles au fur et à mesure qu’il les recevait : Mes deux tantes avaient été tuées. La fille de ma tante et ma belle-mère aussi.

Hammoud et Batool et mes trois sœurs étaient tous blessés, et j’ai appris une semaine plus tard que mon voisin était également mort en martyr, touché par un shrapnel. Abboud et ma nièce Joud, 10 ans, étaient tous les deux dans un état critique.

Après une journée en soins intensifs, Abboud est mort. Joud a suivi le lendemain.

Mes blessures et celles de mes autres enfants ont été classées comme des brûlures au second degré. Des gens venaient sans cesse me dire que j’étais chanceux et que je me rétablirais.

Alhamdulillah.

Mon compagnon

Mais mon esprit était rempli par Abboud, mon fils adoré, qui était plus proche de moi que n’importe qui, et moi de lui.

Je sais toute l’innocence, tout l’amour, toute la gentillesse et la générosité qu’il a dans son cœur et combien son âme déborde de curiosité pour l’aventure, la découverte et l’innovation. Souvent, il venait me voir tout excité par quelque chose qu’il avait inventé et il m’expliquait comment ça marchait.

Ces questions vibrantes et intelligente me poussaient à m’arrêter et à me demander comment, peu importe ce que c’était, cela n’avait jamais traversé mon esprit.

Abboud avait tellement de potentiel qu’il est désormais incapable de réaliser. Lui et moi avions une connexion spirituelle.

Ses yeux seuls pouvaient tout me dire. Et il pouvait sentir ce que je ressentais sans que nous ayons à parler.

Il était mon compagnon. Et moi le sien.

Dans les jours précédant le crime, il avait économisé un peu d’argent de poche. Un jour, il me l’a apporté et m’a dit « papa, prends-le, parce que tu en as besoin maintenant. »
« Merci habibi », je lui ai dit. « Je n’en ai pas besoin, j’ai assez, Dieu merci. »
Il a insisté.

Je ne peux pas écrire sur Abboud en quelques phrases pressées. J’ai besoin d’un long silence pour comprendre ce qu’il s’est passé.

Pourquoi Israël a tué Abboud ?

Pour la même raison qu’il tue des milliers d’autres enfants et des milliers d’autres hommes et femmes innocents.

Israël et son gouvernement colonial ne voient pas notre humanité. Ils ne voient pas notre passion et notre amour.

Ils ne voient même pas notre existence, parce que leur doctrine est celle du génocide et de la suprématie raciale.

L’attaque sur ma maison en est exemple extrêmement éclairant. Ils appellent ça une guerre contre le Hamas, et sont soutenus par des régimes coloniaux du monde entier.

Mais où est le Hamas dans tous ces crimes haineux commis chaque jour par Israël ?

Ils ont tué quatre femmes et deux enfants quand ils ont bombardé ma maison. C’est ça les cibles d’Israël ?

La vaste majorité de ceux tués par Israël à ce jour sont des femmes et des enfants.

Ce n’est pas juste un missile américain, tiré par un pilote israélien qui a tué mon fils Abboud. Ce qui a tué mon fils est un régime dont l’existence même est définie et construite sur l’expulsion et le génocide.

A moins que ce régime criminel tombe, il y aura des milliers et des milliers de gens qui devront pleurer ces massacres.

Cette injustice ne prendra fin qu’au moment où cet Israël raciste et colonial tombera.

Quant à toi, mon cher Abboud : tu ne quitteras jamais mon cœurs et mon âme, pas une seconde.

Tu resteras pour toujours une source d’inspiration pour moi. Je puise en toi amour et force.

Texte publié en anglais sur [Electronic Intifada-https://electronicintifada.net/content/why-did-israel-kill-my-son/39726]


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