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Le bruit des bottes

Cinéma. C’est l’Opération Condor qui a tué le pianiste

Argentine, mars 1976 : Francisco Tenorio Junior, prodigieux pianiste brésilien, disparaît. Enlevé ? Torturé ? Assassiné ? Il a connu le tragique sort de nombreuses victimes de l’Opération Condor. They Shot the piano player est un hommage à Tenorio, au jazz et à la bossa nova, mais aussi à toutes les victimes des dictatures militaires des années 1960-70-80 en Amérique du Sud.

Alex Ludo

22 février

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Cinéma. C'est l'Opération Condor qui a tué le pianiste

Buenos Aires, un soir de mars 1976. Après une performance donnée aux côtés de Vinicius de Moraes et Toquinho, Francisco Ténorio Jr., prometteur pianiste brésilien, serait sorti acheter des cigarettes. Il n’en reviendra jamais. C’est à l’aube du basculement du pays entre les mains des militaires, renversant le péronisme et instaurant une dictature, que Tenorio Junior disparaît. Interprété par Jeff Goldblum, un journaliste musical remonte donc le temps pour essayer d’élucider cette disparition, aux prises avec les souvenirs et les traumas, les voix et les mélodies, de ceux qui partagèrent avec le pianiste un morceau de vie.

Ce n’est certainement pas pour son engagement politique, reconnu inexistant par ses amis, que le jazzman fut enlevé et sûrement assassiné. Partant d’une histoire singulière, les auteurs procèdent en réalité à une enquête politique qui nous ramène au cœur de la « dernière dictature » en Argentine. Celle-ci fut l’une des pièces de l’engrenage des régimes autoritaires dans la région, instaurés par coup d’Etat comme au Chili, en Bolivie, au Brésil, au Paraguay et en Uruguay à la même époque, avec l’appui des Etats-Unis. Il ne s’agit pas là d’un élément de contexte pour situer l’action du film ; c’est le cœur même de celui-ci.
L‘enquête de Jeff Goldblum ne s’éclaircit pas de traces laissées ici ou là par les criminels le soir de leur forfait, mais des milliers de disparitions forcées similaires dont le journaliste reçoit les récits. Celles-ci permettent de faire la lumière sur chacune d’entre elles comme n’étant que les malheureuses pièces d’une entreprise répressive et génocidaire d’ampleur, à l’échelle de plusieurs Etats, n’épargnant aucun opposant politique, de gauche ou présumé comme tel.

Avec les témoignages et les musiques de João Gilberto, Caetano Veloso, Gilberto Gil, Vinicius de Moraes, Paulo Moura, entre autres, Trueba et Mariscal (ré)animent l’histoire du jazz et de la bossa nova brésilienne au travers de celle de Ténorio Jr, en même temps que celle des milliers de disparus, de torturés, d’assassinés qui périrent de la main des juntes en Amérique Latine. C’est ainsi aux timbres de la liberté, de la vie et du collectif qu’il leur est rendu hommage ici.

Pendant plusieurs années, Fernando Trueba a lui-même endossé le rôle de son personnage, collectant ainsi une somme d’entretiens de la famille de Tenorio, de ses amis et des musiciens contemporains. A la richesse du matériau documentaire de Trueba correspond le dessin d’une radicalité sélective de Mariscal dont la direction artistique consiste à sacrifier à la fluidité de l’impression de réalité, la rigidité du trait. Procédant d’abord, dans le processus de création, d’une reconstitution réaliste, il fait le choix moins d’ajouter des éléments, comme le fait l’enquête, que d’en enlever afin que l’image soit lieu d’émotion - maîtrise du cinéma documentaire animé battant son plein. Convoquant ainsi l’imaginaire, émancipé du réalisme, Mariscal revitalise des visages et des corps arrachés à la vie et l’histoire. En même temps, on ne peut s’empêcher de penser qu’une telle rigidité du trait sert aussi à évoquer le caractère du quotidien subi par les peuples dont les bourreaux vivent et meurent paisiblement, jusqu’à aujourd’hui.

On apprendra finalement que Ténorio fut kidnappé par les services secrets du régime argentin, qu’il fut emprisonné, torturé et assassiné à l’ESMA (École de Mécanique de la Marine) d’après le témoignage d’un militaire présent au moment des faits, avant d’être jeté sans doute dans le Rio de la Plata - le tout avec la complicité des services brésiliens. Des conclusions formulées assez vite et qui reviennent sans cesse à partir du moment où elles ont été énoncées. Le film avance ainsi, cadencé par l’évidence assassine, rythme s’accélérant à mesure que l’atrocité se précise, mais tempo ralentissant à mesure qu’il élève le mystère Ténorio Junior à l’échelle de sa mesure systémique et tentaculaire. Celle d’une pieuvre, à six tentacules et la tête à Washington.

Il apparaît en effet, nettement, que c’est l’Opération Condor qui a abattu le pianiste. Il a certainement été torturé et exécuté de mains formées aux préceptes de l’ « école française », selon l’expression de Marie-Monique Robin dans son enquête sur les criminels d’Indochine et d’Algérie, les généraux Aussaresses ou Trinquier, partis enseigner leur savoir-faire aux dictatures militaires du Cône Sud.

Ce film est l’occasion de se tourner à nouveaux vers ce pan de l’histoire, à l’heure où la montée de l’extrême droite dans ces mêmes pays (Brésil, Argentine, Chili) réactive cette mémoire, à l’instar de Javier Milei (dernier en date), dont les aspirations et les proches empruntent à la politique du temps de la dictature, celle là même qui tua Ténorio Jr.

They Shot the piano player est encore dans quelques salles.


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