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Economie

Tribune ouverte. Davos et le dégel de l’économie mondiale par Michael Roberts

À Davos, l’élite mondiale des riches se réunit pour discuter des défis auxquels sera confrontée l’humanité en 2024, du changement climatique à l’intelligence artificielle. Toute solution proposée reste toutefois évidemment conditionnée par l’objectif de maintenir l’ordre capitaliste mondial.

Michael Roberts

19 janvier

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Tribune ouverte. Davos et le dégel de l'économie mondiale par Michael Roberts

Crédits photos : ΝΕΑ ΔΗΜΟΚΡΑΤΙΑ - CC BY-NC 2.0 Deed

Le rassemblement annuel de l’élite mondiale des riches qu’est le Forum Economique Mondial (WEF) se déroule à nouveau dans la luxueuse station de ski de Davos, en Suisse. Des milliers de personnes y sont attendues, et beaucoup des « grands de ce monde », dirigeants politiques et chefs d’entreprise, sont arrivés dans leurs jets privés avec leur immense entourage. Parmi les intervenants figurent le Premier ministre chinois Li Qiang, la chef de l’UE Ursula von de Leyen, l’Ukrainien Zelensky et de nombreux buisnessmen de premier plan.

L’objectif de la WEF est de discuter des défis auxquels l’humanité sera confrontée à partir de 2024. Ces défis, cependant, sont principalement envisagés du point de vue du capital mondial et toutes les solutions politiques proposées sont motivées par l’objectif de maintenir l’ordre capitaliste mondial.

C’est ce que révèle le rapport annuel sur les risques mondiaux du WEF, qui réalise une enquête auprès des participants à Davos. Le rapport « explore certains des risques les plus graves auxquels nous pourrions être confrontés au cours de la prochaine décennie, dans un contexte d’évolution technologique rapide, d’incertitude économique, de réchauffement de la planète et de conflits. Alors que le multilatéralisme est mis sous pression, le moindre choc pourrait faire basculer des économies et des sociétés affaiblies au-delà du point de résilience. »

Sur l’économie mondiale, le rapport s’inquiète. Parmi les dix principaux « risques » pour les personnes interrogées en 2024 figuraient la crise du coût de la vie et la stagnation économique. Le rapport du WEF déclare : « Même si un « atterrissage en douceur » semble prévaloir pour l’instant, les perspectives à court terme restent très incertaines. La persistance de multiples sources de pressions sur les prix du côté de l’offre se profilent au cours des deux prochaines années, allant des contraintes imposée par le phénomène météorologique El Niño jusqu’à l’escalade potentielle des guerres en cours. Et si les taux d’intérêt restent relativement élevés pendant une longue période, les petites et moyennes entreprises et les pays lourdement endettés seront particulièrement exposés au surendettement ».

Le rapport qualifie cette situation d’« incertaine », mais ce qui est certain, c’est que le prétendu « atterrissage en douceur », c’est-à-dire une expansion économique stable sans effondrement, est limitée à l’économie américaine, et ne se reproduit pas ailleurs, notamment parmi les principales économies capitalistes avancées.

Même les perspectives pour l’économie américaine n’ont rien d’extraordinaire, en dépit des discours optimistes. « Une récession au cours de l’année à venir semble moins probable qu’elle ne l’était au début de 2023, dans la mesure où les taux d’intérêt tendent à baisser, où les prix de l’essence sont en baisse par rapport à l’année dernière et où les revenus augmentent plus rapidement que l’inflation », a déclaré Bill Adams, économiste en chef de la banque Comerica. Il a admis que les économistes « s’attendent en moyenne à une croissance de l’économie américaine de seulement 1 % en 2024, soit environ la moitié de son taux normal à long terme, et un ralentissement significatif par rapport aux 2,6 % estimés en 2023 ». En conclusion, dans le meilleur scénario pour 2024, pas de récession, mais une quasi-stagnation. « Il s’agit moins d’une récession que d’un arrêt de la croissance », a déclaré Rajeev Dhawan, économiste à la Georgia State University.

La situation semble plus préoccupante pour le reste des économies du G7. L’économie allemande a décliné de 0,3 % en 2023 et pourrait bien plonger davantage cette année, l’industrie manufacturière allemande se contractant à un taux de 6 à 7 % en glissement annuel. Les taux de croissance de l’économie française et britannique sont devenus négatifs au dernier trimestre 2023. Il en va de même pour le Canada et le Japon, tandis que l’Italie stagne. Et plusieurs autres économies capitalistes avancées sont déjà en récession – les Pays-Bas, la Suède, l’Autriche et la Norvège. Dans les économies dites émergentes, beaucoup ont considérablement ralenti par rapport à la brusque reprise de 2022, après la fin de la crise provoquée par la pandémie en 2020.

Les taux d’inflation sont en baisse par rapport au pic de 2022, alors que les blocages dans l’approvisionnement et la faiblesse du secteur manufacturier se sont en partie rétablis après le coup de frein de la pandémie sur l’offre et le commerce international. Les prix des denrées alimentaires et de l’énergie ont fortement chuté en 2023. Mais le mal est fait. En moyenne, pour la plupart des habitants du monde capitaliste avancé, les prix ont augmenté de 20 % depuis la fin de la pandémie (et continuent d’augmenter). C’est encore pire pour de nombreux pays pauvres, et dans de nombreuses économies à revenu intermédiaire comme l’Argentine (150 %) et la Turquie (50 %). En conséquence, les revenus réels de la moyenne des ménages ont chuté depuis 2019, ce qui constitue la plus forte baisse du niveau de vie depuis des décennies. En outre, l’inflation pourrait réaugmenter à mesure que les récentes attaques contre les navires dans la mer Rouge et la destruction par Israël de Gaza et de ses 2 millions d’habitants commencent à propager leurs ondes de choc à travers le Moyen-Orient, riche en énergie.

C’est ce que résume le dernier rapport de la Banque mondiale. Il n’y a peut-être pas de récession aux États-Unis, mais « l’économie mondiale est en passe de connaître sa pire demi-décennie de croissance depuis 30 ans ».

Derrière ce ralentissement, la Banque mondiale identifie le ralentissement des investissements productifs des grandes économies en emplois et en revenus créant de la valeur.

Les marxistes ajouteraient que derrière ce ralentissement des investissements se cache le faible niveau historique de rentabilité du capital mondial (à l’exclusion de l’infime minorité des géants de la technologie et de l’énergie).

La Banque mondiale s’attend à ce que la croissance du PIB au niveau mondial n’augmente que de 2,4 % en 2024, contre 2,6 % l’année dernière (et cela en incluant l’Inde, la Chine, l’Indonésie, etc., qui connaîtront une croissance de 5 à 6 %). Il s’agirait de la troisième année consécutive où la croissance s’avérerait plus faible que les 12 mois précédents. « Sans un changement de cap majeur, les années 2020 seront considérées comme une décennie d’opportunités gâchées », a déclaré Indermit Gill, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale.

La croissance du commerce mondial en 2024 ne devrait représenter que la moitié de la moyenne de la décennie précédant la pandémie. Le commerce mondial des biens s’est contracté en 2023, marquant la première baisse annuelle en dehors des récessions mondiales au cours des 20 dernières années. La reprise du commerce mondial entre 2021 et 2024 devrait être la plus faible après une récession mondiale au cours du dernier demi-siècle.

Les économies avancées devaient connaître une croissance de seulement 1,2 %, contre 1,5 % en 2023. De nombreuses économies en développement restent paralysées par « plus de 50 000 milliards de dollars de surendettement » et par un rétrécissement de « l’espace budgétaire » (c’est-à-dire la capacité des gouvernements à dépenser pour les besoins sociaux). L’insécurité alimentaire a bondi en 2022 et est restée élevée en 2023.

Le rapport du WEF souligne le danger pour le capitalisme de ce qu’il appelle la « polarisation sociétale », en d’autres termes, les divisions croissantes entre riches et pauvres causées par la stagnation économique, qui conduisent à une perte de soutien pour les partis du capital existants et pour leurs institutions politiques.

Le rapport ne mentionne pas l’ampleur des inégalités sociales dans le monde en 2024. Mais chaque année à Davos, Oxfam présente son rapport « alternatif » sur l’état des inégalités dans le monde. Il s’agit d’une condamnation retentissante de l’échec de l’ordre capitaliste à répondre aux besoins sociaux de la grande majorité de l’humanité. Dans son rapport de cette année, intitulé Survival of the Richest [La loi du plus riche ; ndlr], Oxfam note que l’extrême richesse et l’extrême pauvreté ont augmenté simultanément pour la première fois en 25 ans. « Alors que les gens ordinaires font des sacrifices quotidiens sur des biens essentiels comme la nourriture, les très riches ont dépassé même leurs rêves les plus fous. Deux ans seulement après le début de cette décennie, elle s’annonce comme la meilleure à ce jour pour les milliardaires : des années folles 2.0 pour les plus riches du monde », a déclaré Gabriela Bucher, directrice exécutive d’Oxfam International.

Pendant les années de pandémie et avec la crise du coût de la vie qui s’est ouverte en 2020, 26 000 milliards de dollars (63 %) de toutes les nouvelles richesses ont été captés par les 1 % les plus riches, tandis que 16 000 milliards de dollars (37 %) sont allés au reste du monde. Un milliardaire a gagné environ 1,7 million de dollars pour chaque nouveau dollar de richesse produite gagné par une personne appartenant aux 90 % les plus pauvres.

Les fortunes des milliardaires ont augmenté de 2,7 milliards de dollars par jour ! Cela s’ajoute à une décennie de gains historiques – le nombre et la richesse des milliardaires ayant doublé au cours des dix dernières années.

Dans le même temps, au moins 1,7 milliard de travailleurs vivent désormais dans des pays où l’inflation augmente plus vite que les salaires, et plus de 820 millions de personnes – soit environ une personne sur dix sur Terre – souffrent de la faim. Les femmes sont souvent celles qui, dès l’enfance, mangent le moins et ont en dernier accès à la nourriture, et constituent presque 60 % de la population souffrant de la faim dans le monde. Oxfam cite les propos de la Banque mondiale : « Nous assistons probablement à la plus forte augmentation des inégalités et de la pauvreté dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. »

Des pays entiers sont confrontés à la faillite, les pays les plus pauvres dépensant désormais quatre fois plus pour rembourser leurs dettes envers les créanciers riches que pour financer les soins de santé. Les trois quarts des gouvernements du monde prévoient des réductions des dépenses du secteur public, motivées par l’austérité, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation, pour un total de 7 800 milliards de dollars au cours des cinq prochaines années.

Comme d’habitude, le WEF ne propose dans son rapport aucune solution politique pour inverser ou même réduire ce niveau grotesque d’inégalité – pas même un impôt sur la fortune. Au lieu de cela, la principale source de risque pour les personnes interrogées par le WEF réside dans les « conditions météorologiques extrêmes ». Ce qui inquiète les dirigeants des entreprises et des gouvernements réunis à Davos, ce sont avant tout les conséquences économiques du réchauffement et du changement climatique. Cela signifie des dommages pour les entreprises et les infrastructures – et devoir faire face à des millions de personnes contraintes de quitter leur foyer et de migrer.

Cependant, comme l’a montré la COP28, les entreprises et les gouvernements ne parviennent pas à atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre nécessaires pour éviter des températures extrêmes, des inondations et des sécheresses. Comme le souligne le rapport du Forum économique mondial (WEF) : « De nombreuses économies resteront largement mal préparées aux impacts « non linéaires » : le déclenchement d’un ensemble de risques socio-environnementaux connexes peut accélérer le changement climatique, par le biais des émissions de carbone, et amplifier les effets connexes, menaçant ainsi les populations vulnérables. La capacité collective des sociétés à s’adapter pourrait être largement dépassée, compte tenu de l’ampleur potentielle des impacts et des besoins en investissement dans les infrastructures, laissant certaines communautés et certains pays incapables d’absorber à la fois les effets aigus et chroniques d’un changement climatique rapide. » Le capital ne peut pas faire face.

Le monde a connu son année la plus chaude en 2023, avec « des records climatiques tombant comme des dominos » alors que la température moyenne mondiale a atteint près de 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels, selon l’agence européenne d’observation de la Terre Copernicus. Les températures mondiales moyennes en 2023 ont été plus élevées qu’à tout autre moment au cours des 100 000 dernières années.

En effet, si l’élite de Davos allait voir sous la neige de sa résidence de luxe, elle constaterait que la couverture neigeuse globale en Suisse a chuté de près de 8 points en pourcentage d’après la comparaison entre les saisons 2002-03/2004-05 et 2020-2021/2022-23. Selon une étude publiée l’année dernière dans Nature, le nombre de jours de neige dans les Alpes a diminué davantage au cours des 20 dernières années qu’au cours des 600 années précédentes. Le ski à Davos est menacé.

Les scientifiques ont averti que les phénomènes météorologiques extrêmes deviendraient plus fréquents et plus intenses à mesure que le réchauffement climatique se poursuit, et qu’il est urgent de prendre des mesures pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de près de 45 % d’ici 2030 afin de limiter le réchauffement à 1,5°C. Il est désormais en bonne voie pour atteindre près de 3°C. Mais les participants au WEF ne proposent aucune solution à ce désastre grandissant, si ce n’est de réitérer l’appel de la COP28 à « une transition loin des combustibles fossiles » et à davantage d’énergies renouvelables et de coopération mondiale. Aucune mention de rachat des sociétés de combustibles fossiles ou de planification mondiale pour aider les pays pauvres à faire face à leurs catastrophes environnementales. Au lieu de cela, les entreprises de combustibles fossiles sont présentes en force à Davos pour assurer le statu quo.

Deux autres questions préoccupaient les participants au WEF : l’intelligence artificielle et le danger d’une « désinformation généralisée » émergeant des machines d’IA générative incontrôlées ; et le nombre croissant de conflits armés entre États dans le monde.

Le capital mondial s’inquiète des dommages causés au commerce et aux investissements par les rivalités géopolitiques et la désillusion sociale causées par la « désinformation » sur les inégalités et la croissance économique. Mais les participants sont moins inquiets de la perte d’emplois due à l’IA pour de nombreux travailleurs ou des horribles pertes en vies humaines dues à la guerre entre la Russie et l’Ukraine ou à la destruction de Gaza par Israël ; ou des millions de personnes affamées et déplacées à cause de la guerre civile au Soudan ; ou du bombardement de villes et de personnes au Yémen. Mais bien sûr, ils craignent que les tensions à propos de Taiwan ne se transforment en un conflit militaire direct entre la Chine et les États-Unis, qui menaceraient l’ordre mondial tout entier.

Avec quelles conclusions le rapport sur les risques du WEF termine-t-il son enquête auprès des participants à Davos ? « À l’aube de 2024, nous mettons en évidence des perspectives mondiales majoritairement négatives pour les deux prochaines années, qui devraient se dégrader au cours de la prochaine décennie. […] Les perspectives sont encore plus négatives pour les dix prochaines années, avec près des deux tiers des personnes interrogées s’attendant à des mouvements orageux et des perturbations. »

Des perspectives sombres pour le capital, et encore plus sombres pour les travailleurs.


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