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Récits

« Le directeur m’a dit ‘on ne voit pas assez vos formes’ » : des lycéennes racontent la chasse aux abayas

Fichages, humiliations, motifs d’exclusion sexistes et/ou racistes : dans les écoles, l’interdiction de l’abaya prend des allures de traque aux jeunes filles musulmanes. Plusieurs élèves témoignent de l'offensive qu'elles vivent pour Révolution Permanente.

Raji Samuthiram

6 septembre 2023

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« Le directeur m'a dit ‘on ne voit pas assez vos formes' » : des lycéennes racontent la chasse aux abayas

Ce lundi 4 septembre, la rentrée scolaire a été marquée par la dernière offensive islamophobe du gouvernement avec l’annonce de l’interdiction du port de l’abaya et des qamis par le ministre de l’Éducation Nationale Gabriel Attal. Alors que la traque aux abayas devant les écoles a depuis occupé en boucle les médias, la mise en place sur le terrain de cette interdiction montre clairement son effet stigmatisant et sa nature patriarcale contre les jeunes femmes, particulièrement celles qui revêtent le voile en dehors de l’école : exclues des cours, fichées, humiliées alors qu’elles ne portent même pas l’habit en question, des lycéennes et leurs parents témoignent et dénoncent le racisme d’État.

Fichage, menaces policières… dans les lycées, un dispositif sécuritaire pour surveiller les tenues de jeunes filles

Lundi, ambiance tendue alors que la rentrée se fait dans une surveillance accrue des tenues des élèves, et particulièrement des jeunes filles musulmanes qui portent le foulard. Khadija*, 16 ans, en terminale, arrive dans son lycée à Créteil, vêtue d’un ensemble large. Alors qu’elle retire son voile avant d’entrer dans l’établissement, elle voit l’assistante du directeur qui la fixe, puis la convoque dans une salle avec le directeur qui lui explique que sa tenue—un ensemble acheté au marché—montre qu’elle « fait partie d’une certaine communauté » et qu’il ne faudrait pas la mettre tous les jours. Il note également son prénom : « Il avait des listes des classes, il a demandé ma classe, et il a surligné mon prénom. Je ne sais pas pourquoi il l’a fait, » dit-elle. « Je pense qu’ils veulent voir si je vais répéter la chose. Je sais que dans mon ancien lycée, ils avaient une liste de toutes les femmes voilées. » Elle remarque que parmi toutes ses amies, y compris d’autres qui portaient des ensembles et des robes, elle est l’une des seules à avoir été convoquée, et pense comprendre pourquoi : « C’est parce que je suis voilée. »

L’histoire se répète dans un lycée à Limoges, où une trentaine de lycéennes se sont vu refuser l’accès à l’école. Toutes portent le voile en dehors du lycée. Sarah*, élève de terminale, était venue en chemise et en jupe longue. Elle rentre avec une amie qui porte un kimono. Deux surveillants les arrêtent et appellent la CPE, qui leur dit qu’elles doivent rentrer chez elles.

Avec quelques autres élèves, elles sont convoquées dans une salle, où le directeur leur demande d’écrire leur prénom et nom de famille. Aucune d’entre elles ne portent d’abaya. Elles essaient de défendre leurs tenues, mais rien n’y fait. « A la télé, ils disent ‘dialogue, dialogue,’ mais ils emploient des mots crus, des mots durs, ils n’ont aucune pitié et aucune compassion. Il y avait un gros manque de respect envers nous et les autres filles voilées. » Au point de susciter des pleurs et une crise d’angoisse parmi les élèves. « Je voulais juste faire ma rentrée, » dit Sarah. « C’est trop humiliant. Qu’est-ce-que ça veut dire ? Qu’à chaque fois, ils vont contrôler mes tenues ? »

En sortant du lycée, elles passent devant des filles blanches ou non-voilées, qui portent des jupes encore plus longues que les leurs. « Je me suis sentie mal, le fait de voir qu’il y a toutes les autres filles qui puissent rentrer, et moi je ne peux pas rentrer parce qu’ils ont vu que j’ai un voile sur la tête. On se pose des questions quand même. ».

Alors que la mère de Sarah vient la chercher, elle demande à parler au directeur qui est incapable de lui donner des explications. « Ses copines sont en jupe longue. Pourquoi ma fille, qui porte un foulard, ne peut pas rentrer avec une jupe longue, alors que sa copine qui s’appelle Carla, et qui a la même jupe qu’elle, peut rentrer ? »

Le directeur et sa collègue peinent à donner des explications, évoquant tantôt la couleur ou « l’identité culturelle » de la tenue pour justifier l’exclusion de la jeune fille. Alors que la mère de Sarah refuse ces explications, la discussion tourne aux menaces, selon cette dernière : « Il ne savait pas quoi me dire. A la fin il s’est levé, il est parti. J’ai dit ‘Il est hors de question que je sorte du lycée’, il m’a dit ‘On va appeler la police.’ »

Les menaces, la surveillance, et le fichage des filles voilées alimentent un climat anxiogène dans le but d’assurer la répression de ces élèves, dans la continuité des directives du gouvernement. La veille de la rentrée, selon le Figaro, Gérald Darmanin adressait un message aux préfets les enjoignant « [à] apporter leur soutien, avec le concours des forces de l’ordre, aux chefs d’établissement chargés d’interdire le port de l’abaya ». Ainsi, Gaspard*, AED en région parisienne, raconte avoir été contacté par les services de renseignement : « J’ai eu un appel du MPCE (« Mission de Prévention, de Contact et d’Écoute » de la police nationale) qui m’a demandé s’il y avait des incidents. Je lui ai répondu que non et il m’a demandé de parler au proviseur ». Un dispositif appuyé par des équipes « valeurs de la république » surveillant les tenues des lycéennes, ainsi que les instructions données au personnel du lycée. « C’est assez choquant, on a l’impression de devoir contrôler des élèves comme s’ils étaient suspectés de terrorisme, comme si on était à l’entrée de l’aéroport », raconte Clément*, AED dans un autre lycée en région parisienne.

Pour Sarah, le lendemain de sa rentrée se déroule sans incident, mais la convocation et le fait d’avoir indiqué son nom et prénom l’ont marqué. Le matin, avec ses amies, elle tente de passer discrètement par le portail pour éviter les surveillants. « On essaie de tout faire pour éviter les regards », décrit-elle. « Vous vous voyez faire une année comme ça ? »

« On ne voit pas assez vos formes » : une offensive islamophobe et patriarcale pour justifier le contrôle du corps des femmes

Afin de justifier l’exclusion de ces jeunes femmes, les justifications tournent aux remarques sexistes sur leurs corps, souvent pour dire qu’elles ne seraient pas assez « visibles ».

Tesnim*, 18 ans, en classe de terminale au lycée en banlieue lyonnaise, a l’habitude de subir des remarques sur ses tenues, et ça ne date pas de cette année. Le personnel avait installé une affiche à 10 mètres du lycée pour indiquer qu’au-delà d’une certaine limite, « une tenue correcte est exigée ». Une ligne blanche qui a participé à l’alimentation d’une ambiance tendue à l’école pour celles qui retirent leur voile avant de rentrer à l’école. « Toute la journée on a droit à des regards, des remarques de la part des élèves ou des professeurs… comme si on n’était pas à notre place », dit-elle. « Déjà l’année dernière, certains professeurs ou surveillants nous disaient, “Nous, on préfère quand vous portez des jeans, qu’on puisse voir votre corps.” ».

Cette rentrée, consciente de la nouvelle interdiction sur l’abaya, Tesnim ne s’attendait pas à avoir des problèmes. Elle est arrivée à l’école en kimono ouvert, en pantalon, et en t-shirt. Pourtant, son principal et CPE l’ont convoqué pendant sa dernière heure de cours, pour lui dire qu’elle n’était pas habillée convenablement. « Ils m’ont dit que pour eux, il fallait être en t-shirt au lycée parce qu’il fait très chaud. J’ai expliqué que je suis une personne pudique, que je n’aime pas montrer mes bras, que je ne me sens pas à l’aise. ». Le principal et le CPE expliquent alors qu’il lui faudrait un t-shirt long, plutôt qu’un kimono. Sur les cinq lycéennes convoquées, quatre portent le voile.

Même histoire pour Khadija, de Créteil, qui essaie d’expliquer que sa tenue—un ensemble ample, acheté en taille unique au marché—n’est pas religieuse. « Je lui ai dit, ‘Ce n’est pas une tenue qu’on porte pour prier.’ C’est là qu’il me dit, ‘On ne voit pas assez vos formes.’ Monsieur, je suis une adolescente, mon corps change, je n’ai pas forcément envie de le montrer à tout le monde. Qu’est-ce-que je suis sensée mettre, une mini-jupe et un crop top ? ». Khadija reste en colère et choquée par les propos de son directeur sur son corps. « Ce n’est pas tellement la religion qui pose problème, c’est aussi le corps des femmes », constate-t-elle.

Afin de justifier l’exclusion des jeunes femmes, les arguments ne se limitent pas à la visibilité des corps : Sarah dit que la direction de son lycée a évoqué la couleur de sa chemise. D’autres récits incroyables circulent sur les réseaux : Dans un autre lycée à Roubaix, une élève aurait été virée car sa tenue était « trop noire ». D’autres sont renvoyées alors qu’elles portent des robes H&M.

Ce contrôle des tenues justifié par des discours paternalistes et misogynes n’est pas nouveau. L’année dernière, au lycée Victor Hugo à Marseille, le proviseur du lycée avait convoqué à plusieurs reprises des élèves portant le foulard en dehors de l’établissement, donnant lieu à un torrent de remarques racistes et sexistes dont nous avions alors fait le récit. Wiam Berhouma, enseignante au collège, raconte sur X (anciennement Twitter) que dans son son établissement l’année dernière, certains élèves en tenues traditionnelles y compris des abayas et des qamis s’étaient vu refuser l’entrée dans le collège. « Certains ont été renvoyés chez eux et n’ont pas pu aller en cours, d’autres ont été sommés de se déshabiller à l’entrée du collège. »

Sihen*, 16 ans, qui vit en banlieue parisienne, ressent une anxiété liée au regard du personnel depuis plusieurs années. Au lycée, des filles se faisaient régulièrement convoquées ou avaient droit à des remarques. Si une tenue ne plait pas, « ils ne vont pas y aller par quatre chemins, ils vont dire, ‘Ta tenue elle fait trop islamique.’ ». A la rentrée, son amie qui portait un pantalon large en lin a été renvoyée chez elle. « Je fais attention parce que je ne veux pas avoir de problèmes, » dit-elle, une précaution qui ne date pas de cette année. « Je n’ai jamais osé porter d’abaya, je me suis dit qu’ils me prendraient pour une islamiste. »

Humilier les jeunes musulmanes : une politique raciste d’État

Avec cette nouvelle interdiction, le gouvernement mise sur le racisme et l’autoritarisme pour mettre au pas la jeunesse, et particulièrement la jeunesse musulmane ou perçue comme telle. Ainsi, invité sur la chaîne du youtubeur Hugo Décrypte cette semaine, Emmanuel Macron associait le meurtre de l’enseignant Samuel Paty avec le port de l’abaya, en niant qu’il faisait un « parallèle ». De son côté, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti a envoyé une circulaire réclamant la « fermeté » en cas d’atteinte à la laïcité selon le Parisien, faisant écho à sa demande d’une réponse « ferme » pour punir les jeunes ayant participé aux révoltes après le meurtre de Nahel cet été.

« On a l’impression qu’ils nous voient comme des incultes, des sauvages qui savent juste faire preuve de violence et casser », résume Sarah. Derrière cette interdiction, Sihen voit surtout une approche « très vicieuse » et paternaliste : « Justement, ils doivent nous laisser nous habiller comme on veut. Là, on est trop contrôlées, on doit faire trop attention à ce qu’on dit et ce qu’on porte pour ne pas être vues comme des extrémistes. »

De son côté, Tesnim dénonce également la focale sur les abayas alors qu’il y a plein d’autres problèmes dans son lycée, notamment une pénurie de professeurs. « J’ai plein de profs qui ne sont pas là alors que je passe mon bac, il y a plein de problèmes avec l’école, » dit-elle. « Ils essaient de cacher ça avec des arguments sur la religion. »

Alors que la macronie entend poursuivre son agenda sécuritaire et raciste, il est urgent que les organisations syndicales, politiques et associatives fassent front pour exiger le retrait de cette nouvelle interdiction et mettent sur la table un programme de lutte, qui articule opposition à l’offensive autoritaire et raciste en cours, revendication de moyens massifs pour les services publics et augmentation des salaires et leur indexation sur l’inflation. Soyons nombreux pour refuser la mise au pas et le fichage de la jeunesse, et pour exiger des conditions de travail et d’études dignes pour toutes et tous.

* Les prénoms ont été modifiés.

Dans ce contexte d’offensive islamophobe importante, le Collectif d’action judiciaire (CAJ), composé d’avocat.e.s et de juristes, propose de recenser les témoignages des femmes discriminées par cette mesure et de leur apporter le soutien juridique dont elles auront besoin.

Pour les contacter :


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