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Chine

Evergrande placé en liquidation judiciaire : la crise de l’immobilier chinois s’aggrave encore

La cour de Hong Kong a placé le géant chinois Evergrande en liquidation judiciaire. Une décision qui met en évidence la crise structurelle de l’immobilier chinois, massivement surendetté et confronté à une grave crise de la demande.

Enzo Tresso

30 janvier

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Evergrande placé en liquidation judiciaire : la crise de l'immobilier chinois s'aggrave encore

Crédits photo : Wikimédia Commons

La cour de justice de Hong Kong a rendu, lundi 29 janvier, son arbitrage dans l’affaire Evergrande. Conglomérat immobilier tentaculaire, le groupe était en défaut de paiement depuis 2021. Échouant à proposer un plan de restructuration cohérent après l’arrestation de son fondateur en septembre, la juge Chan a rendu son verdict : le groupe, endetté à hauteur de 300 milliards d’euros, sera placé en liquidation judiciaire, suscitant l’inquiétude des marchés financiers et des investisseurs étrangers.

Alors que d’autres conglomérats sont en passe de s’effondrer, la situation d’Evergrande est le symptôme d’une crise structurelle de la finance et du secteur immobilier chinois. Avec l’essor d’une économie non-administrée, les gouvernements chinois ont beaucoup misé sur les vertus de l’endettement massif des acteurs immobiliers pour stimuler la croissance au risque d’entraîner une crise financière d’envergure. Tandis que le secteur immobilier représente entre 14 et 30 % du PIB et que le volume de ses dettes non payées équivaut à la moitié de sa valeur, la décision hongkongaise pourrait durablement affecter l’économie chinoise.

Des faillites à la chaine dans le secteur immobilier

Après un premier défaut de paiement en 2021, le groupe Evergrande s’était progressivement effondré sous le poids d’une dette de 328 milliards d’euros, la plus élevée au monde pour un promoteur immobilier. Tentant de construire un plan de restructuration depuis près de deux ans, une demande de liquidation avait été déposée devant un tribunal de Hong Kong en juin 2022, par l’entreprise Top Shine, qui avait investi dans le site de vente en ligne du groupe.

Après l’arrestation de son fondateur, Xu Jiayin, en septembre dernier, le conglomérat n’était pas parvenu à proposer un plan de restructuration crédible. Après une audience, début décembre, la juge de la cour hongkongaise avait repoussé l’échéance au 29 janvier.

Elle a tranché, hier, en la défaveur du groupe, en jugeant son projet de restructuration insuffisamment précis : « Considérant l’absence évidente de progrès de la part de l’entreprise dans la présentation d’un plan de restructuration viable […], j’estime qu’il est approprié, a déclaré la Juge, que le tribunal rende un jugement de liquidation de l’entreprise, et c’est ce que j’ordonne ».

La liquidation sera toutefois difficile. Les relations entre Hong Kong et la Chine étant instables, rien ne permet d’affirmer que la décision de la juge Chan sera effectivement appliquée en dehors de sa juridiction. Si Hong Kong et Pékin ont signé un traité de réciprocité juridique, les décisions judiciaires des tribunaux de chaque territoire pouvant être appliquées sur celui de l’autre, le verdict doit cependant être reconnu par l’une des trois Cours suprêmes chinoises. En outre, avec 240 milliards d’euros d’actifs et 328 milliards de dettes, le travail du liquidateur ne sera pas aisé, tant le conglomérat est tentaculaire. L’application de la liquidation risque également de contrarier les gouvernements locaux des provinces chinoises, proches des promoteurs, qui tirent des revenus essentiels pour leur budget de la vente des droits d’usage des terres, et sera suivie de près par le gouvernement chinois dont les efforts pour réanimer le secteur immobilier ont échoué.

Le géant chinois de l’immobilier n’est pas le seul conglomérat à connaître des difficultés colossales. Country Garden, qui revendique près de 3 000 chantiers dans le monde, a ainsi échappé au défaut de paiement en septembre 2023, en s’acquittant in extremis de ses 22 millions de dollars d’intérêt. En octobre, le groupe s’est retrouvé à nouveau en défaut de paiement. Bénéficiant d’une période de trente jours pour rembourser les 15,4 millions de dollars d’intérêts qu’il devait à ses créanciers étrangers, le groupe se déclarait officiellement en défaut de paiement à la mi-octobre. L’ensemble de sa dette, environ 180 milliards, risque donc d’être insolvable. L’ex-numéro 1 de l’immobilier chinois est ainsi en passe de connaître le même sort qu’Evergrande.

Le secteur immobilier : un pilier fragile de la croissance chinoise

Les difficultés actuelles des géants de l’immobilier chinois sont les symptômes d’une tendance de longue durée ouverte par la transition au capitalisme de marché, initiée dans la période post-maoïste. Alors que l’État contrôlait les terrains constructibles et les logements, l’introduction du système de marché a permis la privatisation des droits d’usage des terres et le développement d’un vaste système spéculatif. Tandis que les gouvernements locaux tirent de la vente des droits d’usage une partie considérable de leur budget (jusqu’à 60 %), les promoteurs immobiliers empruntent des sommes colossales pour acquérir les terres et pré-vendent presque systématiquement les appartements en cours de construction aux futurs propriétaires.

C’est ainsi qu’en 1997, Evergrande commençait son développement en acquérant le terrain d’une ancienne usine : en quelques heures, la totalité des appartements du lotissement « Jardin Jinbi » avait été achetée alors que le projet n’avait pas dépassé le stade de l’esquisse.

Plusieurs facteurs expliquent la part titanesque de l’immobilier dans le PIB chinois, évaluée entre 14 % et 30 % (en comptant les filières en amont et en aval). La croissance démographique et l’urbanisation intensive ont favorisé l’essor du secteur immobilier. En vingt ans, le taux d’urbanisation est passé de 31 % en 2000 à plus de 60 % en 2020. L’augmentation de la population a stimulé la demande, un nombre croissant de ménages désirant devenir propriétaire. L’absence de débouché alternatif pour l’épargne a fait de l’immobilier le principal terrain de placement des revenus, assurant au secteur une croissance forte et stable : en 2021, le patrimoine immobilier constituait ainsi 78 % des actifs des ménages, bien au-dessus des États-Unis (35 %) et de la zone euro (57 %). Enfin, la dépendance des gouvernements locaux dont le budget provient pour une grande part de la vente des droits d’usage des terres, à l’égard des promoteurs immobiliers a favorisé la hausse des prix du mètre carré entre 1996 et 2021.

La Chine face au risque d’une crise structurelle

Les raisons de la croissance démesurée du secteur sont devenues les causes mêmes de sa crise structurelle. Le ralentissement démographique a entrainé une contraction de la demande du fait de la diminution des travailleurs actifs, dont le pic avait été atteint en 2011. En outre, la progression continue des prix du mètre carré sur trente ans (de 4 000 yuans environ en 1996 à près de 11 050 yuans en 2021), stimulée par les gouvernements locaux, a privé, depuis 2003, un nombre croissant de ménages de la possibilité d’acheter.

En 2021, il fallait environ 41 ans à un ménage moyen pour acquérir un appartement à Shenzhen, 51 ans à Shanghaï et 57 ans à Pékin. Les jeunes générations issues de la classe moyenne ne peuvent ainsi pas rentrer sur le marché de la propriété tout en ayant trop de ressources pour être éligibles aux aides sociales d’État [1]. L’endettement de masse est devenu la seule issue possible. La part du revenu des ménages consacrée à l’immobilier est ainsi passé de 5 % en 1990 à près de 24 % en 2021 tandis que l’endettement a atteint le plafond de 130 % des revenus réels en 2022, faisant courir le risque d’une insolvabilité généralisée. La politique d’urbanisation a également atteint ses limites : avec 63 % de la population vivant en ville, la poursuite de l’urbanisation ferait baisser le volume et la qualité des terres cultivables alors que la « sécurité nationale alimentaire » est un des objectifs principaux du 14ᵉ Plan Quinquennal.

Ces facteurs ont ainsi privé les promoteurs immobiliers chinois des ressources des pré-ventes : sans cette manne, les dettes sont devenues de plus en plus difficiles à rembourser. Sans l’apport préalable d’une demande forte, les chantiers ne peuvent continuer et la dette du secteur immobilier grandit inlassablement. Les pratiques spéculatives n’ont pas pour autant cessé : pour compenser la baisse de la demande, les promoteurs ont multiplié les emprunts. Beaucoup de compagnies comme le conglomérat Evergrande sont devenus des acteurs du secteur bancaire : la masse des dettes non honorées a ainsi augmenté de 18 % chaque année entre 2008 et 2021 jusqu’à atteindre 50 % du PIB chinois !

Ainsi, la faillite du géant de l’immobilier prend directement sa source dans la reprise post-crise économique de 2008-2009. Pour relancer la croissance et favoriser la reprise économique, le gouvernement chinois a mis en place une politique monétaire souple, permettant aux entreprises de s’endetter très largement. Cette politique économique mondiale, dans le même temps la dette des entreprises aux États-Unis est passée de 3,3 billions de dollars, avant la crise de 2008-2009, à 6,5 billions en 2019, a longtemps constitué une véritable bombe à retardement dans le contexte de la crise du Covid, période durant laquelle la fermeture des centres commerciaux avec la pandémie avait déjà fortement fragilisé Evergrande.

Pour faire face à une situation d’endettement économique périlleuse, le gouvernement chinois a changé de stratégie sans pour autant résoudre les contradictions sous-jacentes à la politique d’endettement permanent et spéculative. Face au risque d’une implosion du secteur immobilier, le gouvernement chinois a ainsi durci à plusieurs reprises les conditions d’emprunt des entreprises et conditionné l’endettement des ménages. Le durcissement de la législation a ainsi limité l’accès des géants de l’immobilier à de nouveaux financements, les plaçant dans une situation de quasi-insolvabilité. Après trois ans de politique zéro-covid, la consommation n’a pas repris. Sur les sept premiers mois de l’année 2022, les ventes d’appartements se sont effondrées de 49 %. En août 2022, le gouvernement central avait tenté de relancer le secteur en abaissant les taux d’intérêts, sans succès. Depuis, les faillites s’enchaînent, comme celles d’Evergrande et de Country Garden.

Alors que la Chine a vu le volume des investissements étrangers sur son territoire fondre du fait de la guerre commerciale que l’impérialisme américain a engagée contre elle, la fragilité de son système financier, organiquement lié au secteur immobilier, suscite l’inquiétude du FMI et menace de plonger le pays dans une crise d’investissement durable. La liquidation d’Evergrande risquerait ainsi d’entraîner « une crise de confiance », les investisseurs étrangers craignant pour la sécurité de leurs capitaux. Alors que le pouvoir chinois est obsédé par la stabilité sociale, l’approfondissement de la crise pourrait entraîner les classes moyennes surendettées dans la pauvreté et ouvrir sur une période d’instabilité politique.

En arrière-plan, la dynamique de la Chine et de son économie apparaissent toujours comme une grande inconnue, et si comme le note Michael Roberts, le refrain des économistes occidentaux selon lequel l’économie chinoise serait en train de s’effondrer est sans doute contestable, l’instabilité actuelle de l’économie chinoise, du fait du niveau de dépendance relatif à l’internationalisation du capital et des chaînes de valeurs, ne sera pas sans implication sur les scénarios futurs d’une économie mondiale à la croissance toujours en berne. Si le scénario d’une crise économique d’ampleur en Chine et dans le monde est pour l’instant loin d’être réalisé, la situation mérite d’être suivie avec la plus grande attention, dès lors que de nouvelles difficultés entraîneraient de nouveaux approfondissements de la flexibilisation du travail et de nouvelles attaques contre la classe ouvrière chinoise et potentiellement internationale.


[1Bernard Vorms, « Chine  : l’immobilier avant le logement », Informations sociales, 13 octobre 2014, n° 185, no 5, p. 72-79.



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