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Analyse

Dissolution des Soulèvements de la terre : un saut dans l’offensive contre le droit à s’organiser

En criminalisant toute une partie du mouvement écologiste en frappant de dissolution les Soulèvement de la Terre, Gérald Darmanin réalise un nouveau saut dans l’utilisation de cet instrument de répression administrative. Retour sur les multiples vies d’un outil né dans les années 30.

Joshua Cohn

26 juin 2023

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Dissolution des Soulèvements de la terre : un saut dans l'offensive contre le droit à s'organiser

Annoncée dès le 28 mars, confirmée le 21 juin et publiée au Journal officiel le lendemain, la dissolution administrative des Soulèvements de la Terre s’inscrit dans une utilisation frénétique de cet instrument depuis 2017 par les gouvernements successifs d’Emmanuel Macron.

Des procédures très politiques au travers desquelles le pouvoir désigne des adversaires très divers : des groupes d’extrême-droite tels que les Loups Gris ou Génération Identitaire à des associations anti-racistes comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ou la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), solidaires du peuple palestinien comme le Comité 3Action Palestine ou le Collectif Palestine Vaincra, ou encore antifascistes comme le Bloc Lorrain ou le GALE.

Cette façon de prétendre réprimer aussi bien sur la gauche que sur la droite, présentant pêle-mêle le suprémacisme blanc et la réaction nationaliste d’une part, l’antiracisme, l’anti-impérialisme et l’antifascisme d’autre part, comme autant d’« extrémismes » équivalents à réprimer est loin d’être nouvelle.

Dissolution administrative : une arme née sous le signe de la polarisation politique des années 30

Pour comprendre à quoi sert la dissolution administrative et comment fonctionne sa mécanique réactionnaire, il est utile de revenir sur les origines de ce dispositif, né au cœur des années 30, dans une époque d’importante polarisation politique.

La dissolution administrative des associations et groupements de fait est créée par la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées, sous un gouvernement mené par le président du Conseil Pierre Laval, ancien socialiste et futur chef du gouvernement sous le régime de Vichy. Mais au début de l’année 1936, Pierre Laval ne mène pas encore une politique d’extrême-droite. Dans un contexte marqué par la manifestation violente des ligues d’extrême-droite du 6 février 1934, les Camelots du roi, les Croix de Feu et l’Action française sont les premières organisations dissoutes après l’adoption de la loi.

Toutefois, ce dispositif d’exception montre rapidement sa fonction de répression des luttes d’émancipation. Le 26 janvier 1937, un an à peine après son adoption et alors que le siège de président du Conseil est occupé par Léon Blum, l’Etoile Nord-Africaine, organisation indépendantiste algérienne, est dissoute.

A l’époque de cette première vague de dissolutions, la mesure devait être fondée sur au moins un des trois motifs suivants : la provocation de manifestations armées, l’organisation et l’entrainement de groupes de combat ou la volonté de porter atteinte à l’intégrité du territoire ou à la forme républicaine du gouvernement.

Le régime de Vichy remplacera ces conditions par une loi du 11 juillet 1941, autorisant le gouvernement à dissoudre les organisations dont les buts, activités ou agissement seraient contraires à « l’intérêt général du pays ». Après la défaite de l’Axe, le rétablissement de la légalité bourgeoise se manifeste par la restauration des critères de 1936 auxquels viennent s’ajouter deux nouveaux critères visant les anciens collaborationnistes.

Des années 50 aux années 70 : les dissolutions des organisations anticoloniales et révolutionnaires

Après une vague de dissolution des associations liées au régime de Vichy, les dissolutions accompagnent les guerres de la IVème République contre la décolonisation et s’abattent à partir de la fin des années 40 contre les organisations indépendantistes. Sont successivement visées les organisations indépendantistes malgaches, vietnamiennes, camerounaises, puis après le début de la guerre d’Algérie, le Parti communiste algérien, le Mouvement national algérien et le Front de libération nationale.

Après mai 68, ce sont les organisations révolutionnaires qui sont visées dans une perspective de retour à l’ordre. Par le décret du 12 juin 1968, ce ne sont pas moins de onze groupes qui sont dissous parmi lesquels le Mouvement du 22 mars, Voix ouvrière (qui se refondera sou le nom de Lutte Ouvrière) ou les Jeunesses communistes révolutionnaires (ancêtre du NPA). Les dissolutions contre l’extrême-gauche dureront encore quelques années avec la Gauche prolétarienne en 1970, la Ligue communiste en 1974 ou encore Action directe en 1982.

Au fil des ans, la liste des motifs de dissolution s’allonge avec l’ajout de la provocation à la discrimination en 1972 puis à la commission ou à la provocation à des actes de terrorisme. La loi de 1936 est finalement abrogée en 2012 et son contenu se voit transféré à l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure.

Le tournant islamophobe des dissolutions post-2015

L’état d’urgence déclaré en novembre 2015 marque un tournant notable dans l’usage de l’outil des dissolutions administratives par le pouvoir puisque leur usage va être banalisé au nom de la lutte contre l’islamisme. Après 2017, Macron poursuit l’usage islamophobe des dissolutions inauguré par Hollande avec la dissolution de Barakacity et du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) à l’automne 2020.

Les décrets de dissolution de ces deux organisations, s’appuyant sur les deux derniers critères de provocation à la discrimination et à des actes de terrorisme sont de parfaits exemples de la construction d’une forme de délit d’opinion et de punition collective.

En effet, dans ces deux décrets, Gérald Darmanin empile les arguments fallacieux, redoublant d’ingéniosité pour imputer certains actes à ces organisations et développant une conception très extensive du terrorisme.

Dans le cas de Barakacity, était mélangés des faits reprochés personnellement à Idriss Sihamedi, président de l’association, et des commentaires haineux laissés par des tiers sous les publications de l’organisation sur les réseaux sociaux. Aucun élément ne sera avancé pour expliciter la responsabilité de l’association dans ces faits. En ce qui concerne le CCIF, en plus d’une reprise de l’argument tiré des commentaires haineux de tiers sur les réseaux sociaux, le gouvernement a prétendu que la lutte contre l’islamophobie, en ce qu’elle consiste à dénoncer le traitement d’exception appliqué par l’Etat à des personnes et organisations musulmanes, constituait de fait un acte de complicité avec le terrorisme djihadiste.

Ces décrets, dont l’argumentation a été validée le 24 septembre 2021 par le Conseil d’Etat, résument très bien les méthodes qui seront réemployées lors des dissolutions suivantes : la responsabilité par capillarité et par conséquent la sanction collective d’actes individuels ou diffus, dont les auteurs ne sont pas clairement identifiés.

C’est ce type de raisonnement que le gouvernement a souhaité sécuriser juridiquement dans la loi séparatisme du 24 août 2021 en créant, à la suite de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure hérité de la loi de 1936, un article L. 212-1-1 autorisant explicitement d’imputer à l’organisation dissoute les agissements de ses membres. Mais la loi séparatisme ne s’arrête pas là, puisque les critères de dissolution sont une nouvelle fois élargis. La provocation à la discrimination introduite en 1972 est étendue aux actes sexistes, homophobes et transphobes, mais surtout, le critère historique de la provocation à des manifestations armées, inchangé depuis 1936, est élargi à la provocation d’« agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ».

Vers une nouvelle offensive contre le militantisme de gauche ?

Après l’adoption de la loi séparatisme, l’année 2022 marque une évolution notable dans le profil des organisations visées par le gouvernement avec la dissolution du Comité Action Palestine, du Collectif Palestine Vaincra, du Groupe Antifasciste Lyon et environs (GALE), du Bloc lorrain. Si les méthodes et les arguments utilisés sont proches de ceux employés précédemment contre Barakacity et le CCIF, la dissolution de groupes militants marqués à gauche constitue un changement d’époque manifeste, alors que les dernières dissolutions de groupes politiques de gauche remontent à 1993, contre des organisations kurdes proches du PKK.

Les dissolutions prononcées en 2022 ont un caractère très marqué de sanctions de délits d’opinion. C’est même le seul fondement des dissolutions du Comité Action Palestine et du Collectif Palestine Vaincra pour lesquels l’entièreté de l’argumentation repose sur l’assimilation du soutien au peuple palestinien et d’un discours politique contre l’Etat d’Israël à des positions antisémites, une fois encore en n’hésitant pas à avoir recours à des actes individuels ou à des commentaires de tiers sur les réseaux sociaux.

De manière analogue, le gouvernement a considéré, en s’appuyant sur les nouveautés introduites par la loi séparatisme, que les prises de positions du GALE et du Bloc lorrain contre l’institution policière ainsi que leurs participations à des manifestations justifiaient leur dissolution.

L’argumentation développée dans les décrets rédigés contre les deux organisations antifascistes consiste à retenir que les prises de positions contre l’institution policière et la participation à des manifestations au cours desquelles ont lieu des dégradations matérielles et des affrontements avec la police constituent des provocations à des « agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ».

Toutefois, par deux décisions annulant la dissolution du Collectif Palestine Vaincra et du GALE, le Conseil d’Etat a sanctionné la faiblesse de la motivation des décrets, retenant notamment que des prises de position politiques ne sauraient constituer à elles seules une provocation à la violence, pas plus que la simple participation à une manifestation sans éléments à même de caractériser le concours actif du groupe aux actes contre la police ou les biens.

Ces deux décisions sonnent comme un rappel à l’ordre pour Darmanin, sommé de réprimer les oppositions dans les règles de l’art de la légalité républicaine, gage de légitimité qui doit permettre au gouvernement de rechercher l’adhésion à sa politique répressive. Les camouflets des affaires du Collectif Palestine Vaincra et du GALE ressortent entre les lignes du décret de dissolution des Soulèvements de la Terre. Le texte est en effet manifestement plus long que les précédents et l’argumentation plus détaillée.

A propos du décret de dissolution des Soulèvements de la terre

Dans le décret, le gouvernement s’attache particulièrement à démontrer que les provocations à des « agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens », identifiées sur les réseaux sociaux et les divers supports de communication des Soulèvements de la Terre, ont bien été « suivies d’effets » et que le groupe a mis en place des moyens organisationnels pour mener ses actions.

Il s’agit pour le gouvernement de sortir de la logique de délit d’opinion des dissolutions précédentes pour tenter de caractériser et de sanctionner un militantisme actif. Sont ainsi citées en exemple les manifestations à Sainte-Soline en octobre 2022 et mars 2023, contre la ligne de TGV Lyon-Turin les 17 et 18 juin 2023, la mobilisation des 10 et 11 juin 2023 dans l’Ouest contre l’industrie du béton ou encore les actions contre le groupe Lafarge.

Ce qui est particulièrement notable dans ce décret, c’est la tendance à la criminalisation de l’action militante organisée. Le gouvernement pointe par exemple que certains supports diffusés par le groupement « [préconisent] le port du masque FFP3, de lunettes de protection contre les gaz », retenant ainsi à charge contre les militants de simplement vouloir s’équiper contre les gaz lacrymogènes et les charges policières. Il en est de même pour les conseils, factieux selon Darmanin, dispensés en cas de garde-à-vue, comme « le fait de laisser son téléphone mobile allumé à son domicile ou de le mettre en « mode avion » en arrivant sur les lieux de la manifestation pour éviter le bornage, le fait de ne pas communiquer les codes de déverrouillage de l’appareil ou de ne pas répondre aux forces de l’ordre ». Le gouvernement manifeste également sa crainte d’un élargissement des actions du groupement, condamnant très sérieusement les adresses aux « habitants du secteur à mettre en place une veille du chantier » de Sainte-Soline ou encore les réunions organisées en Italie ou en Suisse pour appeler à la solidarité de militants étrangers. La démarche inquisitoriale de ministère de l’Intérieur s’immisce jusque dans des détails apparemment anodins tels que le fait que les militants « [se coordonnent] sur le terrain à l’aide de talkiewalkies et de mégaphones ».

Mais la rédaction du décret ne suit pas seulement une logique juridique. En accumulant une longue liste d’actions et de manifestations impliquant les Soulèvements de la Terre et en soulignant à chaque fois l’effort organisationnel et logistique du groupe pour les mener à bien, le gouvernement développe également un discours calibré pour les médias. Par cette rhétorique, Macron cherche à la fois à discréditer les militants écologistes, à donner des gages à la droite dont il a plus que jamais besoin du soutien et à justifier idéologiquement et politiquement une répression accrue de tous les militants.

Au regard de la nature de regroupement extrêmement large des Soulèvements de la Terre, sa mise « hors-la-loi », éclabousse par ricochet l’ensemble des organisations et militants signataires de son appel parmi lesquels ont compte des associations bien installées dans le paysage comme ATTAC, Les Amis de la Terre ou encore Extinction Rébellion, mais affecte également l’ensemble des personnes ayant participé à l’une des actions organisées par le regroupement.

Il est probable que le fait de s’être réuni et organisé avec un groupe aujourd’hui dissous alimentera demain de futures dissolutions, des dossiers d’instruction contre des militants et motivera le placement sur surveillance de certains d’entre eux. Concrètement, les associations participant à ce réseau pourraient être poursuivies pénalement pour « reconstitution de groupement dissout » dans le cas où elles continueraient de se revendiquer des Soulèvements de la terre ou en cas d’impulsion de nouveaux cadres de coordination similaires. Dans le même sens, la dissolution permet de légitimer une surveillance administrative accrue des membres des associations visées, puisque ces derniers sont automatiquement suspectés de chercher à reconstruire le groupement dissout.

Les Soulèvements de la Terre ont déjà annoncé former un recours en annulation du décret de dissolution. En cas de confirmation de leur dissolution par le Conseil d’Etat, le feu vert serait donné au gouvernement pour inaugurer une nouvelle vague de dissolutions fondée sur la criminalisation du militantisme organisée. C’est à ce titre que l’attaque contre les Soulèvements de la Terre constitue une attaque considérable contre notre camp social en s’en prenant au droit à nous organiser et à nous défendre, que nos combats soient écologistes, anti-racistes, antifascistes, syndicaux ou politiques.

Comme l’a montré l’histoire des dissolutions depuis l’adoption de la loi du 10 janvier 1936, cet outil présenté comme un moyen de lutte contre l’extrême-droite est régulièrement utilisé comme une arme contre les luttes pour l’émancipation. Nous ne sommes pas à l’abri d’un nouveau cycle de dissolutions en série, comme en ont connu les organisations anticolonialistes dans les années 40 et 50 et les organisations d’extrême-gauche après mai 68.

Révolution Permanente joint sa voix à tous ceux et toutes celles qui exigent l’arrêt de la procédure de dissolution des Soulèvements de la Terre. Nous avons participé aux rassemblements organisés partout en France le 21 juin en soutien aux Soulèvements de la Terre et continueront à nous mobiliser contre la répression qui s’abat contre les militants. C’est pourquoi nous revendiquons également la libération immédiate des personnes interpellées et l’abandon des poursuites contre tous les acteurs et actrices du mouvement écologiste, social et antifasciste.


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