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Primaires en Argentine : « Nous avons besoin d’une gauche révolutionnaire qui soit une alternative »

À quelques heures des élections primaires, la revue Jacobin Amérique Latine a interviewé Myriam Bregman, première candidate à la présidentielle de l'histoire du Front de Gauche et des Travailleurs en Argentine. Elle évoque ici la crise nationale, la montée de la droite, les débats au sein de la gauche et une défense passionnée du socialisme.

13 août 2023

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Primaires en Argentine : « Nous avons besoin d'une gauche révolutionnaire qui soit une alternative »

Crédit photo : Ariel Feldman, Jacobin America

Article paru dans la revue Jacobin Amérique latine

La revue Jacobin Amérique Latine a interviewé Myriam Bregman à propos de la situation en Argentine et des prochaines élections. Elle est avocate, actuelle députée nationale, dirigeante du Partido de los Trabajadores Socialistas (Parti des Travailleurs Socialistes - PTS) et pré-candidate à la présidence de la liste « Unir et Renforcer la Gauche ». Dans cette liste impulsée par le PTS et Izquierda Socialista (Gauche Socialiste – IS) pour les élections primaires ouvertes, simultanées et obligatoires (PASO) qui se tiendront ce dimanche 13 août, elle sera accompagnée par Nicolás del Caño, également du PTS, en tant que vice-président. Cette formule est l’une des deux qui participent aux primaires du Front de Gauche et des Travailleurs-Unité (FIT-U), face à la liste « Unité des Combattants et de la Gauche », menée par Gabriel Solano, du Partido Obrero (Parti Ouvrier – PO) et Vilma Ripoll, du Movimiento Socialista de los Trabajadores (Mouvement Socialiste des Travailleurs – MST).

Pedro Perucca : Comment évaluez-vous le gouvernement du Frente de Todos (FdT) et la situation politique et économique actuelle ? Qu’est-ce que cela implique pour la prochaine étape ?

Myriam Bregman : Je pense que c’est un gouvernement qui a déçu les attentes de ses électeurs. En ce sens, ce que nous avions prévu lors de la campagne électorale de 2019 est arrivé : si la dette macriste était acceptée, elle se paierait avec la faim du peuple et ne permettrait pas de « remplir le réfrigérateur » ni de remettre de la viande sur la table des Argentins. Il est vrai qu’il y a eu une pandémie, une guerre et une sécheresse. Mais cela n’explique pas pourquoi les inégalités se sont accrues au cours de ces quatre années et pourquoi les salaires et les pensions, qui avaient déjà fortement diminué sous le gouvernement de Macri, ont continué à baisser. Aujourd’hui, nous avons des niveaux de pauvreté d’environ 40% et un taux de chômage proche de 20% malgré une augmentation de l’accès à l’emploi. En d’autres termes, la pauvreté est directement liée aux bas salaires et à la précarité croissante de l’emploi. Il est pratiquement impossible de trouver une seule mesure de ce gouvernement en faveur de l’amélioration des revenus des travailleurs, alors que le capital agricole et les entreprises céréalières reçoivent des dollars à un prix préférentiel.

Tout ceci est la conséquence d’avoir accepté de se soumettre au Fonds Monétaire International (FMI) au lieu de remettre en question une dette qui est illégale, illégitime et frauduleuse. Une véritable escroquerie faite au peuple argentin, pour laquelle qu’on pourrait qualifier de « dette odieuse », à laquelle ont eu recours plusieurs États. Tous les secteurs du Frente de Todos, devenu aujourd’hui Unión por la Patria (Union Pour la Patrie - UxP), sont responsables. Lorsque le débat sur l’accord avec le FMI a été ouvert, les seules organisations à avoir pris l’initiative d’organiser une large coalition pour la suspension et la révision de la dette, réunissant environ 200 organisations, ont été celles du FIT, ce qui a permis des actions de masse contre cet accord infâme.

Aujourd’hui, au sein du camp gouvernemental, tous soutiennent l’austérité budgétaire de l’actuel ministre de l’Économie et pré-candidat de l’UxP, Sergio Massa, en accord avec le FMI, ce qui implique des attaques substantielles contre les retraites et la sécurité sociale. En outre, ce gouvernement a dilapidé plus de 45 milliards de dollars provenant de la balance commerciale favorable et aujourd’hui, il n’y a plus un seul dollar à la Banque centrale, une situation de fragilité que les spéculateurs tentent d’utiliser pour forcer une dévaluation qui réduira encore plus les revenus de la population.

Dans ce contexte, ne pensez-vous pas que le FIT-U capitalise moins qu’il ne le pourrait sur le mécontentement social évident qui se manifeste au niveau national, avec une crise profonde du péronisme, dont la droite semble mieux profiter que la gauche ? Quelles sont vos attentes pour le Front de gauche dans ces primaires et dans les élections générales d’octobre ?

Je pense que la contradiction de la situation réside dans le fait que le mécontentement social existant n’a pas eu sa contrepartie dans des luttes de masse généralisées, à l’exception de ce qui s’est passé à Jujuy contre la réforme autoritaire du gouverneur Gerardo Morales, votée conjointement par les radicaux et les péronistes. Le gouvernement s’est appuyé sur un puissant appareil de contention, avec la bureaucratie des syndicats et d’une partie des mouvements sociaux, qui a divisé la classe ouvrière entre un secteur partiellement aidé face à l’inflation et un autre qui voit sa situation empirer de mois en mois.

Cette situation a facilité la stratégie de la classe dirigeante pour canaliser le mécontentement contre les dirigeants politiques traditionnels (« la caste ») et permettre à une figure d’extrême droite comme Javier Milei, dans laquelle ont été investis beaucoup de moyens, de capitaliser politiquement. Je vous donne un exemple : lors des élections législatives de 2021, le FIT a réalisé sa meilleure élection depuis qu’il existe. Dans la ville autonome de Buenos Aires (CABA), où la gauche n’avait pas été représentée au Congrès national depuis 20 ans, j’ai pu gagner un siège de députée avec 8 % des voix. Dans la province de Buenos Aires, nous avons réalisé de très bons scores, la liste menée par Nicolás Del Caño obtenant deux députés nationaux, deux députés provinciaux et des conseillers à La Matanza, Merlo, Moreno et José C. Paz, avec des résultats entre 8 et 10 % dans plusieurs districts du deuxième cordon de la conurbation de Buenos Aires. Et à Jujuy, Alejandro Vilca a obtenu 25 % des voix et a pu devenir député national pour cette province. Nous étions globalement la troisième force nationale.

Cependant, le système médiatique n’a enregistré que le vote pour Milei, qui était de 16 % dans la CABA, et a martelé en boucle que la rébellion s’était droitisée. Il est évident qu’ils n’ont pas voulu montrer que Vilca, un éboueur d’origine Coya, trotskyste, avait reçu le vote d’un habitant de Jujuy sur quatre. Ils n’ont pas dit « le mécontentement se gauchise », mais ont cherché par tous les moyens à minimiser le phénomène. Ensuite, lors des élections des gouverneurs de mai dernier, Alejandro a obtenu 13 %, ce qui est le plus grand résultat obtenu par la gauche dans une élection pour une fonction exécutive similaire depuis 1983.

Nous verrons si, lors des élections présidentielles, qui sont toujours plus difficiles pour nous en raison de la pression à la polarisation, si nous pouvons répéter ou étendre ces résultats. C’est le combat que nous menons pour essayer de faire en sorte que des secteurs de plus en plus importants ne tombent pas à nouveau dans le piège du « moindre mal » et soutiennent une solution clairement socialiste et anticapitaliste.

Pensez-vous que l’on puisse parler d’un glissement à droite au cours de la dernière période, à la fois en termes de perspectives de vote et de changement de discours ?

Je pense que la droitisation du système politique est évidente, mais ce n’est pas nécessairement ce qui se passe par en bas, où, à mon avis, ce qui prévaut, c’est le désenchantement, la frustration et la confusion. Regardez Jujuy. Gerardo Morales a cru que, parce qu’il avait gagné les élections avec près de 50 % des voix, il pouvait, en faisant un pacte avec le péronisme local, imposer une réforme autoritaire sans opposition. Et c’est le contraire qui s’est produit. En partie grâce à l’action des six élus du FIT-U, dont mes camarades du PTS Alejandro Vilca, Natalia Morales, Gastón Remy et Keila Zequeiros, il a été possible de briser le silence médiatique et de rendre visible ce qui était discuté, et les enseignants ont lié leur lutte pour les salaires à l’affrontement avec la réforme.

« À bas la réforme, augmentez les salaires » est le slogan qui a émergé de la mobilisation populaire. Les travailleurs municipaux, de la santé, les jeunes des universités et des lycées, les mineurs et, avec une grande force, les communautés indigènes, qui continuent aujourd’hui encore à lutter pour la défense de leur territoire contre le pillage du lithium par les multinationales minières, se sont joints à la mobilisation. Le gouverneur qui se vantait d’avoir mis fin aux barrages routiers les a vus se multiplier comme jamais dans sa province.

Ceci, à mon avis, anticipe ce qui pourrait se passer lorsque le futur gouvernement se préparera à approfondir l’austérité et à se plier aux exigences du FMI. Cependant, le mécontentement exprimé par les travailleurs de Jujuy ne signifie pas qu’il aura une traduction politique linéaire. Plusieurs sondages montrent que les secteurs qui remettent en cause les réformes et la répression de Morales envisagent de voter pour Milei en guise de sanction, tout en étant convaincus de l’importance de Vilca.

C’est pourquoi je disais que ce qui prévaut c’est la confusion, ce qui est logique, car nous assistons à la fin d’un cycle politique d’une dizaine d’années où l’axe « Cristina Kirchner versus Mauricio Macri » était dominant dans le système politique. Aujourd’hui, ni l’un ni l’autre ne se présente aux élections. Unión por la Patria et Juntos por el Cambio (coalition macriste) sont arrivés aux élections avec des liens et personne ne peut parier que les deux coalitions resteront unies après le mois d’octobre. C’est l’un de ces moments où, pour le dire à la manière de Gramsci l’ancien n’a pas fini de mourir et le nouveau n’a pas fini de naître.

Évidemment, ce qui se passera dans la lutte des classes sera décisif pour déterminer les contours de cette reconfiguration. Mais le fait qu’une gauche clairement anticapitaliste et socialiste comme celle que nous exprimons constitue une alternative pour des secteurs significatifs des travailleurs est un point positif, ce qui n’est pas le cas presque partout dans le monde, où les alternatives sont toutes des variantes de la gestion capitaliste.

Pourquoi le FIT-U a-t-il dû recourir aux élections internes des PASO ? Quelles sont les différences les plus importantes que vous pourriez mettre en évidence pour expliquer la présence de deux listes ?

La FIT-U a déjà présenté deux listes aux PASO à d’autres occasions, comme en 2015, lorsque la liste dirigée par Nicolás Del Caño, dont j’étais lae vice-présidente, a battu celle de Jorge Altamira, qui s’était présenté sous les couleurs du Partido Obrero et de Izquierda Socialista. En 2021, nous avons également présenté deux listes, l’une commune au PTS-PO et à l’IS et l’autre au MST. Cette fois, les camarades du PO et du MST ont décidé de porter une liste interne aux PASO et ont mené une campagne très axée sur l’attaque contre nous, qui avons choisi de nous concentrer sur l’affrontement avec les candidats de l’ajustement budgétaire. Nous nous sommes opposés à l’utilisation des quelques espaces dont nous disposons dans les médias pour critiquer d’autres candidats de gauche, ce que recherchait la presse du système.

Au contraire, notre axe était de montrer qu’ils sont tous des partisans de l’austérité budgétaire et de lutter pour élargir le plus possible le vote FIT-U, tant avec ceux qui sont désenchantés par le gouvernement qu’avec les jeunes qui veulent voter pour Milei sans partager l’ensemble de ses positions, ou avec ceux qui ne veulent pas aller voter. Et diffuser un programme et un agenda alternatif à celui des variantes patronales, centré sur la récupération des salaires et des pensions, la création d’un million de nouveaux emplois par la réduction de la journée de travail à 6 heures sans perte de salaires, un plan de travaux publics centré sur la construction de logements pour les secteurs populaires et la nationalisation sous gestion ouvrière des banques, du commerce extérieur, du lithium et d’autres ressources stratégiques de l’économie, ainsi que les revendications du mouvement des femmes et des mouvements et assemblées socio-environnementaux, dans le cadre d’une solution fondamentale : un gouvernement des travailleurs qui entame la construction du socialisme.

Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas de divergences, qui sont publiques, avec les camarades du PO et du MST, comme notre remise en cause du fait que les organisations de chômeurs sont liées à des partis et qu’il n’y a pas de mouvement unique avec une liberté de tendances en son sein. Mais ce débat, qui dure depuis des années, est une chose et les attaques qui nous ont été faites dans la campagne en sont une autre, que nous trouvons très mauvaise. On ne peut pas dire n’importe quoi pour un vote. La composition ouvrière et populaire de nos listes, que l’on peut voir dans La Izquierda Diario, parle d’elle-même.

Permettez-moi de vous demander un bref avis sur les principaux candidats : Sergio Massa et Juan Grabois, qui participeront à la bataille interne du parti au pouvoir, d’une part, et Horacio Rodríguez Larreta et Patricia Bullrich, qui s’affronteront dans la bataille interne de l’opposition de Juntos por el Cambio, d’autre part. En particulier, pensez-vous que la présentation de Grabois joue contre les possibilités du FIT-U ?

Massa, Larreta, Bullrich et Milei partagent un programme visant à encourager l’extractivisme (agro-industrie, Vaca Muerta et lithium) afin d’obtenir les dollars nécessaires pour payer la dette au FMI et aux créanciers privés, avec des salaires bas, une précarisation généralisée de l’emploi et un certain endiguement de la société. Leurs différences s’inscrivent dans le cadre ce ce schéma commun. Si l’on regarde les échéances à venir de la dette, tant auprès du FMI que des créanciers privés, elles sont sidérales : en 2024, elles sont d’environ 10 milliards de dollars, mais en 2025, elles sont déjà de 20 milliards de dollars, et ainsi de suite chaque année jusqu’en 2032. En d’autres termes, l’équivalent de ce qui a été perdu cette année à cause de la sécheresse est versé chaque année aux créanciers extérieurs. Comment compte-t-on payer ? En poursuivant et en approfondissant l’ajustement.

Juan Grabois a un discours différent, mais la vérité est qu’il partage des listes avec Massa. En d’autres termes, les listes vont faire figurer des extractivistes, comme le gouverneur de Chubut Mariano Arcioni, qui a réprimé son peuple pour défendre les méga-mines, et qui se présente comme deuxième candidat du Parlasur national [parlement du Mercosur, ndlt]. Ou le ministre de la Sécurité de Buenos Aires, Sergio Berni, l’auteur des répressions contre les familles de Guernica, qui refuse le droit à la terre et au logement qui, selon Juan Grabois, doit être prioritaire... Ou Victoria Tolosa Paz, la ministre du Développement social, qui réduit les programmes sociaux.

Il est évident que le péronisme a autorisé la candidature de Grabois pour tenter de contenir le mécontentement suscité par la candidature de Massa, homme de l’ambassade yankee et ami des grands entrepreneurs, afin d’éviter que ce secteur ne vote pour l’extrême-gauche. On ne sait pas dans quelle mesure ils y parviendront. Mais, en tout cas, en octobre, le bulletin de Grabois ne sera pas dans la salle de vote et celui qui voudra avaler la pilule Massa devra le faire directement.

Enfin, je voulais mentionner un dernier aspect de cette campagne. Ma candidature, la première d’une femme à la présidence du FIT-U, est aussi au service de la confrontation avec la réaction patriarcale en cours, qui s’exprime non seulement dans les positions du secteur de Milei, mais aussi dans le fait qu’ils ont effacé de la campagne l’agenda de lutte du mouvement des femmes, et qu’ils ne prennent plus de photos avec les affiches « Ni una menos », ni même ne prennent soin de mettre une femme dans les formules. Ceci alors que nous continuons à avoir presque un féminicide par jour et que les femmes sont celles qui souffrent le plus de l’ajustement budgétaire. Pour toutes ces raisons, je pense qu’il est très important de voter pour notre liste dans le FIT le 13 août. Pour donner un message fort contre l’austérité et la soumission au FMI.


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