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Analyse

Offensive terrestre à Gaza : quelques éléments d’analyse à propos du massacre qui s’annonce

Si les contours de l’offensive terrestre annoncée par Israël restent flous, les différences et les parallèles entre les champs de bataille urbains à Gaza, en Irak et en Syrie laissent présager du massacre qui s’annonce mais aussi des difficultés que pourrait avoir à affronter Tsahal.

Nathan Deas

28 octobre 2023

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Offensive terrestre à Gaza : quelques éléments d'analyse à propos du massacre qui s'annonce

« Occuper Gaza ? C’est de la folie. Une mission quasiment impossible. Rappelez-vous la reprise de Mossoul en Irak à Daech, avec l’appui de la coalition internationale, a duré neuf mois et fait plus d’un demi-million de déplacés » mettait en garde un haut gradé de l’armée française dans les Echos le 13 octobre dernier. Alors que l’armée israélienne a annoncé ce vendredi soir qu’elle allait « étendre ses opérations terrestres à Gaza » et intensifier ses frappes, quelques éléments d’analyse sur les contradictions militaires et politiques d’une telle opération.

Lire aussi : Bombardements massifs, incursion terrestre ... : ce que l’on sait des événements de vendredi soir à Gaza

Une offensive risquée pour Israël

Si l’armée israélienne dispose d’un rapport de force nettement favorable, et que les estimations des troupes du Hamas varient entre 15 000 et 20 000, jusqu’à 40 000 pour les plus optimistes, contre 169 000 pour Israël (auxquels il faut ajouter 465 000 réservistes), la donne promet d’être autrement plus complexe. D’abord parce qu’Israël doit garder des forces au Nord et en Cisjordanie pour riposter face au Hezbollah sur fond de tensions grandissantes à la frontière libanaise. Ensuite, parce que la doctrine militaire classe le combat urbain comme l’un des plus difficiles et des plus meurtriers. Ainsi, on estime que l’attaquant doit au minimum être à trois contre un en terrain ouvert, mais au moins dix contre un en milieu urbain.

Aussi, l’avantage numérique, technologique et militaire de l’armée israélienne pourrait être mis à mal en milieu urbain. « Le milieu urbain est favorable à la défensive et oblige à des combats très longs pour obtenir des résultats », explique Thibault Fouillet, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique, aux Echos. Et d’ajouter : « Espaces restreints, menaces omnidirectionnelles - snipers cachés dans les étages, minages des artères, engins explosifs cachés dans les bâtiments civils, pièges souterrains - cloisonnement des espaces, tout est fait pour ralentir toute percée de l’infanterie. ».

L’exemple le plus pertinent pour illustrer cet état de fait est la campagne menée en 2016-2017 pour reprendre Mossoul, la deuxième ville d’Irak, à l’Etat Islamique. Première grande campagne urbaine de longue durée des Etats-Unis depuis la bataille d’Hué, au Vietnam, en 1968, celle-ci s’était éternisée pendant plus de neuf mois et avait accouché d’innombrables destructions matérielles et de nombreuses victimes. Le récit qu’en livre Feras Kilani, journaliste de la BBC Arabic qui a couvert plusieurs guerres au Moyen-Orient, est de ce point de vue très éclairant des difficultés qui s’annoncent pour Tsahal.

« En 2016, j’étais avec les forces spéciales irakiennes lorsqu’elles se sont préparées à prendre d’assaut la ville de Mossoul. Les autorités avaient décidé d’encercler les militants islamistes et de s’assurer qu’ils n’avaient aucun moyen de se replier. Cette politique a mis la ville sur la voie d’un affrontement brutal et meurtrier. Le jour où nous sommes entrés dans le premier quartier de Mossoul, la résistance opposée par les combattants était incroyable. Ils ont tous tiré sur notre convoi de Humvees, y compris des fusils, des grenades et des missiles lancés à l’épaule. Des pièges ont été placés dans ou sur tout ce que l’on peut imaginer - des réfrigérateurs et des téléviseurs dans les maisons des gens, ainsi que des morceaux d’or et des armes à feu laissés sur le sol. Ramasser ou se tenir debout sur le mauvais objet signifiait la mort. »

Plus récemment, d’un point de vue purement tactique, le siège russe de Marioupol a mis aussi en évidence les redoutables difficultés auxquelles Israël pourrait être confronté à Gaza. Malgré la supériorité aérienne évidente de l’armée russe qui lui avait permis de pilonner la ville pendant plusieurs mois, des bombardements à l’origine de plusieurs dizaines de milliers de morts selon les autorités ukrainiennes, les pertes avaient été énormes côtés russes, parmi lesquelles au moins deux généraux. A la grande différence, en outre, des forces ukrainiennes de Marioupol qui n’avaient pas anticipé l’invasion russe et disposaient de peu d’armes, munitions et carburant, le Hamas s’est préparé à la guerre avec Israël. Une réalité que la dernière opération terrestre de Tsahal d’ampleur à Gaza en 2014 avait déjà illustré alors que la brigade d’élite israélienne Golani avait essuyé de lourdes pertes en tentant de prendre le quartier de Shujaiya et n’avait pu avancer qu’après des frappes aériennes et un barrage d’artillerie intense qui avaient causé la mort de nombreux civils. L’Iran a depuis fourni au Hamas des armes plus sophistiquées, notamment des missiles guidés antichars modernes.

En outre, Gaza est un champ de bataille urbain qui promet d’être exceptionnellement complexe. La ville de Gaza compte une soixantaine de bâtiments de six étages ou plus, contre presqu’aucun à Mossoul en 2016-2017 et à Raqqa en 2017. Sous l’enclave palestinienne, le Hamas dispose de différents types de tunnels qui lui servent notamment à mener des attaques, acheminer des produits et abriter des centres opérationnels ainsi que des champs de mines potentiels, des engins explosifs, etc. Le chef du Hamas, Yehya al Sinwar, avait déclaré à ce sujet après le précédent cycle d’affrontements en 2021, que la superficie des tunnels serait « de plus de 500 kilomètres ». Aussi, face à la nette supériorité militaire d’Israël, les tunnels pourraient permettre au Hamas de rééquilibrer partiellement les rapports de force. Autrement dit, comme l’explique Michel Knight, spécialiste des conflits militaires en Irak et en Iran, dans un article pour The Washington Institute : « s’emparer de toutes les agglomérations de Gaza impliquerait une opération équivalente à un combat de la taille de Mossoul-Ouest plus un ou deux combats de la taille de Raqqa » (sic). C’est donc un combat particulièrement meurtrier et difficile qui s’annonce.

Autre complication majeure pour Israël : le Hamas détient toujours près de deux cents otages israéliens et étrangers. Dans les bombardements massifs et l’assaut militaire terrestre, plusieurs pourraient perdre la vie, parmi lesquels des citoyens américains, français et britanniques. Une situation qui donne un atout de poids au Hamas. En 2011, pour obtenir la libération du soldat Gilad Shalit, après cinq années de détention, l’Etat sioniste avait dû libérer plus de 1000 prisonniers palestiniens, parmi lesquels de nombreux cadres de l’organisation. En outre, il faudra compter pour Tsahal avec l’opinion publique israélienne. Le gouvernement Netanyahou est déjà sévèrement critiqué pour « son manque d’empathie » et plusieurs familles d’otages ont demandé des « explications » et exprimé leurs « inquiétudes » après les bombardements intenses de vendredi soir. Une difficulté qui pourrait s’élargir et se redoubler en cas de pertes trop importantes pour Tsahal dans le cadre de l’offensive terrestre. Si l’opinion publique israélienne est aujourd’hui unanime quant à la nécessité d’une réponse terrible à Gaza, l’armée israélienne est composée de nombreux réservistes et Tsahal ne peut se permettre trop de victimes dans ses rangs.

Leçons de Mossoul et Raqqa : un massacre qui s’annonce pire encore, des contradictions politiques à venir

Si chaque bataille urbaine est unique, car façonnée par le paysage urbain, le terrain humain et les forces en présence, il est cependant possible de tirer un certain nombre de leçons des récentes batailles urbaines au Moyen-Orient. La Maison Blanche, elle-même, a d’ailleurs décidé d’envoyer récemment plusieurs conseillers militaires en Israël, dont un général qui a combattu à Mossoul. De ce point de vue, l’expérience récente présage d’un véritable carnage. Dans l’Ouest de Mossoul, l’ONU a estimé que près de 13 000 structures d’habitation avaient été détruites. A Raqqa, le chiffre est de 11 000 (soit 80% de la ville). Les trois premières semaines d’offensive israéliennes et les frappes de Tsahal ont d’ores et déjà montré que l’Etat sioniste était prêt à faire de Gaza un bain de sang pour remplir ses objectifs militaires et politiques.

Un certain nombre d’indicateurs laissent à penser que le massacre pourrait être encore pire à Gaza. La petite superficie de la bande de Gaza (365 km2) et ses nombreuses zones semi-urbaines (voir graphique 1) préfigurent un champ de bataille multiple et divisé en plusieurs zones (entre quatre et six). La plus grande étant la ville de Gaza d’une superficie de 45 km2, plus un certain nombre de zones d’environ 10 km2 (notamment Khan Yunis, Rafah, etc.). Le champ de bataille à venir est donc plus petit que les anciens champs de bataille urbains irakiens de Mossoul-Est et de Mossoul-Ouest (environ 50 km2) et presque aussi grand que Raqqa, en Syrie, l’ancienne capitale de l’Etat islamique. Mais la population de Gaza, qui s’élève à environ deux millions de personnes, est équivalente à celle de Mossoul en 2014. Autrement dit, la ville de Gaza est bien plus densément peuplée (voir graphique 2), même s’il est difficile de savoir avec précision quelle proportion de la population est restée sur place après l’ordre d’évacuation d’Israël le 14 octobre dernier.

Source : France Inter

Une différence numérique qui pourrait avoir trois conséquences majeures. Sur le plan humanitaire, indéniablement une opération terrestre israélienne sera constitutive d’un bain de sang abominable, probablement sans précédent avec les précédentes offensives de ce type. A Mossoul, plus de 600 000 personnes avaient été déplacées, tandis que les attaques des forces irakiennes et de la coalition dirigée par les Etats-Unis avaient tué plus de 6000 civils auxquels il faut ajouter les centaines, sinon les milliers d’exécutions de l’Etat islamique selon un décompte d’Amnesty International. Une enquête d’Associated Press, basée sur le registre des cimetières et des données compilées par des organisations non gouvernementales, a même estimé le nombre de tués à Mossoul entre 9000 et 11 000. A Gaza, la densité de population laisse craindre un bilan bien plus terrible encore alors que plus de 8000 victimes et près d’un demi-million de déplacés sont déjà à comptabiliser.

Sur un plan militaire, cette densité de population pourrait constituer en outre un sérieux problème pour Tsahal. En Irak et en Syrie, la plupart des habitants avaient cherché à fuir l’Etat islamique et les bombardements, mais ils en avaient été empêchés avant d’être exploités comme boucliers humains. A Gaza, le souvenir de la Nakba reste vivace, les crimes de la colonisation et les humiliations quotidiennes ont marqué au fer rouge et la réponse de la population pourrait être radicalement différente, alors qu’un grand nombre de Gazaouis ont déjà décidé de rester à Gaza et qu’une partie pourrait même chercher à soutenir activement ou passivement le Hamas dans les combats à venir. Aussi, l’armée israélienne pourrait ne pas avoir comme seul adversaire le Hamas, mais devoir faire face à une résistance civile.

Et cela d’autant plus que comme le notait Philippe Alcoy dans nos colonnes : « Politiquement, comme le souligne notamment le journaliste israélien Larry Derfner, le Hamas est très différent de ces organisations [Daesh]. Le Hamas a été porté au pouvoir à la suite d’un processus électoral et son assise populaire est bien réelle. Il ne s’agit en rien d’un petit groupe coupé de tout lien avec la population. » En outre, comme l’explique l’historienne Stéphanie Latte Abdallah, ces dernières années ont aussi été marquées par l’émergence de groupes armés autonomes, notamment au Nord de la Cisjordanie, ainsi que par des tendances aux affrontements entre Palestiniens et colons qui atteignent parfois une intensité équivalente à la dernière « intifada ». De ce point de vue, la réaction des Palestiniens de Cisjordanie inquiète aussi Israël qui avait dû faire face à des phénomènes de résistance intense, comme à Sheikh Jarrah ou avec la grève générale qui avait traversé la Palestine en 2021. En se lançant dans une intervention militaire totalement asymétrique, Israël pourrait faire face à des phénomènes de résistance importants. Vendredi soir dans la nuit, de premières manifestations ont déjà éclaté à Naplouse en Cisjordanie.

Au plan géopolitique et international, un massacre et une invasion terrestre de Gaza pourraient accélérer la perspective d’un embrasement régional. Si l’Iran et le Hezbollah semblent pour l’heure chercher à éviter le scénario d’une entrée dans la guerre, une escalade n’est cependant pas à exclure. Ce risque augmente au fur et à mesure que l’invasion terrestre approche. Ainsi, en cas de bain de sang à Gaza, le Hezbollah pourrait ne pas avoir d’autre choix que d’intervenir. De ce point de vue, le parti de la Résistance islamique au Liban, par la voix de son chef Hassan Nasrallah, a d’ores et déjà exposé trois lignes rouges qui pourrait signer l’entrée en guerre du Hezbollah : « si Israël envahit Gaza et coupe la tête du Hamas ou anéantit la population ; s’il y a un nouvel exode forcé de Palestiniens hors de leur terre ; et si les sites religieux sacrés en Palestine sont touchés ».

Dans les heures ou jours à venir, l’offensive israélienne pourrait donc déboucher sur une invasion israélienne de la bande de Gaza. Un chemin que semblent confirmer les évènements de vendredi soir et de premiers combats à Gaza, même si pour l’heure les contours de cette opération restent flous. Cette option risquée pour l’Etat sioniste, traduit surtout au-delà de problématiques militaires, l’approfondissement des contradictions internes du régime d’apartheid et colonial d’Israël. Ainsi, les objectifs visés par une telle opération terrestre dans la bande de Gaza sont également flous, fait remarquer le Financial Times : « La plus grande question est peut-être de savoir ce qu’Israël ferait après avoir mené à bien son invasion. Sauf parmi les partisans de la ligne dure les plus fanatiques, l’appétit pour la réoccupation du territoire dont Israël s’est retiré en 2005 est limité. Les responsables sont également conscients que même si Israël parvenait à écraser le Hamas, laisser un vide de pouvoir dans cette bande pauvre n’est pas une recette pour la stabilité ». Le gouvernement fragilisé d’extrême-droite au pouvoir, n’a cependant pas d’autre choix que de mener une riposte suffisamment sévère pour contenter le sentiment de revanchisme qui traverse les classes dominantes et une partie de la société israéliennes après l’humiliation du 7 octobre dernier.

Une absence d’issue politique qui affaiblit le gouvernement israélien qui, malgré les soutiens inconditionnels des grandes puissances impérialistes, est d’ores et déjà confronté à une contestation très importante notamment dans les pays arabes et du Moyen-Orient, y compris parmi les principaux alliés des Etats-Unis comme la Jordanie qui a annulé la visite du président Biden, ou encore l’Arabie Saoudite qui a condamné de manière forte l’attaque du 7 octobre. Cette contradiction a été renforcée par bombardement de l’hôpital et ses centaines de morts qui ont suscité plusieurs manifestations des classes populaire et ouvrières arabes massivement propalestiniennes.

Cette pression politique pourrait se faire de plus en plus forte en direction des bourgeoisies nationales arabes et impose des contraintes calendaires pour l’offensive d’Israël : plus l’offensive durera, plus il sera difficile pour l’Etat d’Israël de justifier le massacre auprès de ses alliés impérialistes qui eux aussi sont soumis à des pressions en interne. Reste que l’Etat sioniste, armé et financé par les puissances impérialistes, semble trop supérieur pour être défait sur un terrain uniquement militaire. Pour ce qui est des visées politiques de l’opération de Tsahal la donne s’annonce autrement plus complexe. La précédente opération israélienne de ce type, en 2006 au Liban pour « détruire » le Hezbollah, avait d’ailleurs accouché d’une défaite importante ne remplissant aucun des objectifs annoncés.


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