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Impérialisme gazier

Et si TotalEnergies voulait créer son propre « micro-Etat sécuritaire » au nord du Mozambique ?

La multinationale française cherche à relancer son mégaprojet gazier à Cabo Delgado au milieu d’une situation sécuritaire toujours très dégradée. TotalEnergies pourrait-elle passer outre l’autorité de l’Etat mozambicain afin de tenter de « résoudre » la situation « à sa manière » ?

Philippe Alcoy

7 juillet 2023

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Et si TotalEnergies voulait créer son propre « micro-Etat sécuritaire » au nord du Mozambique ?

Crédits photo : F Mira

TotalEnergies possède un investissement gazier de 20 milliards de dollars dans la province de Cabo Delgado, au nord du Mozambique. Depuis avril 2021 les travaux de préparation à l’exploitation du gaz mozambicain par TotalEnergies et ses partenaires sont à l’arrêt. En effet, la multinationale a dû se résoudre à déclarer un cas de « force majeur », suite à une attaque meurtrière par une insurrection islamiste dans la ville de Palma à quelques kilomètres du site de Mozambique LNG (le consortium à la tête duquel se trouve TotalEnergies).

Depuis, les affrontements armés et les attaques contre les civiles se sont multipliés, et la militarisation de toute la région s’est accentuée. Des milliers de soldats rwandais, mozambicains, sudafricains et d’autres pays de la région y ont livré des combats contre les insurgés islamistes. La mission de ces opérations étrangères au Mozambique, qui devait durer une courte période, s’est éternisée et aujourd’hui leur départ ne semble pas du tout à l’horizon. Cependant, les forces étrangères et l’armée mozambicaine repoussé les islamistes des zones côtières, entraînant le retour progressif d’une partie des centaines de milliers de déplacés internes. Bien que les combats et les attaques contre les civiles continuent, cette petite amélioration de la situation sécuritaire est suffisante pour que les spéculations sur la reprise des travaux de Mozambique LNG explosent.

Un « rapport sur la situation humanitaire » qui dédouane TotalEnergies

Les autorités de TotalEnergies ont à plusieurs reprises répété que les travaux ne reprendraient que quand la situation sécuritaire serait stabilisée. C’est en ce sens qu’en février dernier TotalEnergies a engagé Jean-Christophe Rufin, ancien dirigeant de l’ONG Médecins sans frontières et ancien ambassadeur de la France dans plusieurs pays africains, pour qu’il mène une mission « indépendante » et rédige un rapport sur la situation socio-économique et humanitaire à Cabo Delgado.

Le rapport, rédigé avec la consultante Ingrid Glowacki, a finalement été rendu public fin mai. Au-delà des discours de la part de TotalEnergies elle-même, le rapport est avant tout un outil de communication. Celui-ci sert à légitimer vers l’extérieur une éventuelle reprise des travaux dans le site d’Afungi, où Mozambique LNG développe son projet. Cette recherche de « légitimité humanitaire » se fait également à travers une série de recommandations pour la mise en place d’un plan de développement socio-économique, dont TotalEnergies serait à la tête, afin d’apaiser les tensions sociales qui alimentent le conflit.

Quant au contenu du rapport, on y trouve certaines vérités sur les profonds problèmes sociaux et économiques historiques mais aussi provoqués par le lancement du projet d’exploitation gazière dans le Cabo Delgado. Mais ces éléments étaient connus et dénoncés depuis des années par les organisations écologiques, des droits des populations locales, par des journalistes et chercheurs. La véritable « originalité » du rapport réside dans disparition complète de la responsabilité du projet de TotalEnergies et de ses partenaires dans l’approfondissement du conflit armé, la paupérisation des populations locales, la destruction de leurs modes de vie et de leurs moyens de subsistance, et dans l’altération de l’environnement.

Ainsi, même si l’exploitation des ressources naturelles est mentionnée comme l’un des facteurs du conflit armé, les auteurs ont décidé de se focaliser sur l’extraction de rubis et sur les responsabilités de l’ancienne entreprise en charge de l’exploitation du gaz, l’américaine Anadarko. TotalEnergies est mentionné à la marge, voire elle est totalement dédouanée de toute responsabilité.

TotalEnergies fait partie du problème

Parmi les recommandations du rapport de Ruffin-Glowacki, les auteurs mettent l’accent sur la relocalisation des personnes déplacées par le projet et l’accélération du processus de paiement des indemnités correspondantes. Ici aussi la principale responsabilité est mise sur « l’héritage » de la politique d’Anadarko, ce qui apparaît comme une façon de reconnaître indirectement la responsabilité de TotalEnergies. En ce sens, les auteurs recommandent de résoudre au plus vite ce problème pour fermer ce chapitre, qui contribue à la déstabilisation de la région.

Cependant, le problème des personnes déplacées est plus complexe et profond. Comme les auteurs du rapport le reconnaissent eux-mêmes, beaucoup de ces familles n’ont pas été complètement consentantes à céder les terres qu’elles occupaient depuis des générations, voire elles y ont été forcées. Dans ces cas-là les indemnités sont totalement insuffisantes pour résoudre le problème.

L’autre question, aussi pointée dans le rapport, est celle des pêcheurs. En effet, le terrain où se trouve le site de Mozambique LNG occupe une zone où des pêcheurs de la région menaient leurs activités. La relocalisation de ces pêcheurs constitue un désastre et une véritable humiliation. Non seulement leur zone de pêche a été réduite, en partie détruite par l’infrastructure gazière mais ils ont été installés à l’intérieur des terres alors qu’ils habitaient traditionnellement sur la côte.

Des problèmes similaires se posent également pour les agriculteurs : les terres arables ont été confisquées pour laisser la place au projet gazier, réduisant les possibilités des agriculteurs de continuer à mener leur activité économique traditionnelle.

Sur le plan sécuritaire TotalEnergies aussi fait partie du problème. En effet, même si l’insurrection islamiste précède l’arrivée de TotalEnergies dans la région, les conséquences sur le mode de vie des populations que nous avons mentionnées ci-dessus contribuent à préparer un terrain propice pour le recrutement de combattants par les forces islamistes. Le plus gros des combattants islamistes serait constitué ainsi par d’anciens pêcheurs, agriculteurs et mineurs artisanaux de Cabo Delgado, souvent très jeunes.

A cela il faut ajouter les failles dans la sécurité que TotalEnergies est en principe tenue de pourvoir à ses salariés, les salariés des entreprises sous-traitantes et à la population de la zone en général. En ce sens, le journaliste et écrivain anglo-américain Alex Perry a mené une investigation mettant en cause la responsabilité de TotalEnergies lors du massacre de Palma, au nord du site d’Afungi, en mars 2021. Ce dernier a coûté la vie à plus de 1300 personnes. Pour Perry il s’agit de « la pire attaque terroriste depuis le 11 septembre et la catastrophe la plus sanglante en 164 ans d’histoire du pétrole et du gaz ».

Dans ce contexte on comprend l’intérêt de TotalEnergies de commander un rapport sur les questions socio-économiques, qui constitue une base d’argumentaire en vue d’apaiser la situation. Cependant, ces mesures ne pourraient que partiellement répondre aux déséquilibres et contradictions sociales introduits et accentués par l’exploitation gazière. Cette « action humanitaire » demandera ainsi une forte présence de forces de sécurité et un contrôle serré de la population locale considérée comme « suspecte » pour une longue période.

Cela est bien un angle mort du rapport de Ruffin-Glowacki car les auteurs ne remettent aucunement en question la logique d’exploitation des ressources naturelles par des multinationales comme TotalEnergies, qui est néfaste pour les populations locales et pour l’environnement. Cette logique des auteurs est explicitée par Jean-Christophe Rufin lui-même : « mon rapport ne porte pas sur cela. De toute façon, un projet comme cela se fera. Vous n’allez pas dire au Mozambique, "il y a des ressources gazières et vous n’allez pas les utiliser". Si ce n’est pas le consortium dont fait partie Total qui le fait, ce seront des pays où les droits de l’homme sont beaucoup moins un sujet ». Autrement dit, la question des droits humains ne sert en fin de comptes qu’à légitimer l’exploitation des ressources mozambicaines par TotalEnergies.

TotalEnergies cherche-t-elle à « s’autonomiser » vis-à-vis de l’Etat mozambicain ?

Un point du rapport a provoqué un certain malaise au Mozambique : la recommandation des auteurs d’une autonomisation de TotalEnergies vis-à-vis des forces armées mozambicaines. En effet, la multinationale française et le gouvernement mozambicain ont signé un accord de sécurité pour la protection du site d’Afungi. TotalEnergies, en plus de faciliter des questions logistiques, a aussi mis en place une « prime de bon comportement » pour empêcher que les soldats mozambicains commettent des crimes contre les civils. Les auteurs du rapport estiment que cela fait de TotalEnergies une partie dans le conflit, ce qui doit à tout prix être évité. Pour certains cette recommandation signifierait le départ des forces mozambicaines de la zone et leur remplacement par les soldats rwandais, sur place depuis 2021 et très liés à la multinationale, ce qui poserait des questions de souveraineté nationale.

Début juin TotalEnergies a dépêché au Mozambique son responsable de la sécurité, l’ancien patron de la gendarmerie nationale Denis Favier, qui a entre autres rencontré le ministre de la Défense mozambicain, Cristóvão Chume. Tout indique que la multinationale a cherché à calmer toute rumeur ou « malentendu » sur sa relation avec les forces armées et le gouvernement mozambicains.

Le ministre de la Défense lui-même a tenté de calmer cette polémique, tout en réaffirmant l’autorité du gouvernement sur le dossier. « Selon M. Chume, Total, le Rwanda et aucun autre pays n’ont jamais demandé au gouvernement mozambicain de cesser de remplir sa mission de protection des habitants de Mocímboa da Praia, de Palma ou du district d’Afungi, afin que d’autres forces puissent remplir cette mission. En effet, "la mission est souveraine, elle appartient au gouvernement du Mozambique, aux forces de défense et de sécurité mozambicaines, en premier lieu, et chaque fois que cela est nécessaire, avec le soutien de qui nous voulons. Les entreprises présentes au Mozambique respectent la souveraineté et les principes de la sécurité dans tous les lieux de la République du Mozambique », écrit O Pais.

Mais au-delà de ces formes, le ministre a également déclaré ne pas avoir connaissance du rapport de TotalEnergies et a d’une certaine façon critiqué la multinationale qui ne l’aurait pas envoyé au gouvernement mozambicain : « Comme vous le savez, Total a engagé un consultant. Celui-ci a remis à son employeur, Total, un rapport sur lequel nous pensons que Total est en train de faire une analyse. Eventuellement, il partagera ce rapport avec le gouvernement du Mozambique ».

Ces déclarations laissent entendre qu’il existerait un certain malaise entre la multinationale et le gouvernement. Un agacement qui pourrait être réel d’un côté comme de l’autre. En effet, le rapport ne mentionne que légèrement l’Etat mozambicain comme un acteur capable de résoudre la situation socio-économique de la région. Il est en ce sens possible que les dirigeants du consortium soient fatigués de ce qu’ils perçoivent comme « l’incompétence » des dirigeants mozambicains pour stabiliser la situation sécuritaire à Cabo Delgado. Dans ce contexte TotalEnergies pourrait être en train de chercher à gagner une certaine autonomie par rapport à l’Etat et au gouvernement mozambicain, assumant en partie certaines « prérogatives étatiques » en termes de programmes de développement social dans la province. Pour certains il s’agirait bien là d’un « Etat dans l’Etat » au nord du pays avec sa propre force de sécurité (l’armée rwandaise), son « gouvernement » (une fondation chargée de surveiller la mise en place des programmes sociaux à Cabo Delgado, dotée d’un budget pluriannuel, etc.).

Même si pour le moment il n’y a pas de critiques exprimées très ouvertement en public, il est clair que plus la situation de crise sécuritaire durera, empêchant TotalEnergies de relancer son projet. De même, les frictions s’accentueront, amenant possiblement à une crise entre le gouvernement et ses partenaires de Mozambique LNG.

Ce qui se passe à Cabo Delgado nous concerne !

Ce qui se passe à Cabo Delgado est une affaire qui concerne en premier lieu les populations locales et les travailleurs du Mozambique mais bien au-delà. En effet, comme nous l’avons abordé ici ce projet affecte le mode de vie de milliers de personnes, sans qu’aucun progrès ne soit garanti pour elles. Mais il va affecter aussi fortement l’environnement au niveau mondial. Le gaz extrait du Mozambique contribuera au réchauffement climatique global. Face à cela, les plus cyniques, répondent qu’on ne peut pas exiger aux Mozambicains de ne pas exploiter leurs ressources naturelles au nom de l’écologie alors qu’ils sont dans l’un des pays les plus pauvres au monde. Dans le contexte d’un monde capitaliste, où une poignée de puissances dominent et exploitent la majorité des Etats dans le monde, cet argument dit une partie de la vérité. Mais il s’agit d’un argument pour justifier l’exploitation des ressources par des multinationales, non pas pour défendre les intérêts des populations démunies du Mozambique.

Ce qui est posé dans ce cas est la question du contrôle des ressources naturelles mozambicaines par les populations concernées et par les travailleurs du pays, ce qui va à l’encontre des intérêts des multinationales comme TotalEnergies. Mais même dans ce cas, il ne peut y avoir de réponse totalement satisfaisante d’un point de vue des intérêts de classe des travailleurs et de l’écologie au sens large sans remettre en cause les relations impérialistes qui gouvernent le monde. Pour garantir le développement nécessaire pour la classe ouvrière et les classes populaires mozambicaines sans avoir à exploiter des ressources fossiles, il faudrait remettre en cause les intérêts des multinationales, les exproprier et utiliser ces ressources pour le développement du Mozambique et de toute l’Afrique, une forme de « réparation historique » face à des siècles de domination coloniale et impérialiste.

Cependant, cela ne peut être réalisé seulement par les travailleurs et les classes populaires mozambicains, il s’agit d’une tâche internationaliste et révolutionnaire centrale aussi pour le prolétariat des Etats impérialistes, à commencer, en ce qui nous concerne, par le mouvement ouvrier français.


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