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Solidarité internationale

Argentine. A Jujuy, une réforme autoritaire déclenche une profonde mobilisation populaire

Ces dernières semaines, la mobilisation s'intensifie à Jujuy, au nord de l'Argentine, contre le gouverneur provincial qui cherche à passer une réforme constitutionnelle réactionnaire. L'extrême-gauche joue un rôle central pour mettre en échec le tournant autoritaire de Gerardo Morales.

Julien Anchaing

19 juin 2023

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Argentine. A Jujuy, une réforme autoritaire déclenche une profonde mobilisation populaire

Ces dernières semaines, les mobilisations s’intensifient dans la province de Jujuy, en opposition à la réforme constitutionnelle autoritaire du gouverneur Gerardo Morales. Cette dernière visait avant tout à attaquer le droit à la contestation politique ainsi qu’à renforcer le pouvoir du gouverneur de droite avec le soutien d’une partie de l’opposition rattachée au gouvernement fédéral péroniste (PJ). Une réforme qui ne passe pas et qui a eu pour conséquence une mobilisation importante dans la province, où des enseignants, des membres des peuples originaires locaux ainsi qu’une partie de la population sont en première ligne. La mobilisation pourrait bien avoir des effets très rapides sur l’ensemble du pays.

Une révolte provoquée par une réforme réactionnaire

Gerardo Morales, dirigeant de l’Union Civique Radicale, parti d’opposition de droite au gouvernement fédéral, et gouverneur-mafieux de la Province de Jujuy, cherche depuis le 22 mai à imposer, au travers d’une convention constituante dominée par son camp, une réforme autoritaire de la constitution de l’une des provinces les plus inégalitaires au Nord du pays. Dans une région minière qui attire des milliers de touristes tous les ans, la droite dirige la Province comme un fief depuis plusieurs années avec l’appui des grandes concentrations industrielles, agricoles (tabac, sucre) et patronales.

Face à la crise politique que traverse le pays, notamment du fait du pourcentage extrêmement fort d’inflation (plus de 100%) qui touche largement la population et les travailleurs argentins, de nombreux gouverneurs provinciaux cherchent en effet à asseoir leur pouvoir local et à éviter que la crise politique nationale n’effrite leur pouvoir, quitte à exacerber l’ensemble des aspects autoritaires de leurs régimes.

Au travers de sa réforme constitutionnelle, le gouverneur Morales voulait notamment imposer la suppression des élections de mi-mandat au parlement provincial ainsi que concentrer le pouvoir législatif entre ses mains, et de fait le pouvoir judiciaire. Dans le même temps, sa réforme entend interdire toute possibilité de bloquer les grands axes routiers des villes, une méthode traditionnelle de lutte en Argentine et tout particulièrement dans les Provinces. Cela reviendrait à constitutionnaliser une partie du code pénal et à renforcer très largement l’appareil répressif. Un autre axe central de la réforme vise à permettre un plus grand contrôle par le pouvoir exécutif des réserves de lithium de la Province. Cet enjeu, qui représente des milliards dans toute la région, a donné lieux aux politiques agressives de l’Etat Argentin pour spolier les terres des peuples originaires, ce qui explique en grande partie leur présence dans les mobilisations actuelles contre le gouvernement Morales.

Des attaques, menées dans un contexte de crise sociale profonde dans le pays qui ont rapidement réveillé la colère de la population pauvre de Jujuy et d’une partie des travailleurs. Les enseignants ont notamment joué un rôle important dans la mobilisation contre la réforme, après que son contenu ait été révélé par les députés d’extrême-gauche du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) et du Front de Gauche-Unité (FIT-U). Après plusieurs jours de lutte pour l’augmentation des salaires des enseignants, inspirés par les professeurs de la province voisine de Salta contre le gouvernement provincial péroniste, ces derniers ont élargi leurs revendications à lutte contre la réforme constitutionnelle. Des journées de grève ont été organisées par les centrales syndicales dans la province de Jujuy. Une colère profonde qui s’est exprimée également chez les travailleurs de la santé, ouvriers agricoles et communautés indigènes locales qui ont largement participé aux barrages routiers et aux journées de mobilisations contre le gouvernement de Morales.

Depuis le début du mois de juin, et notamment après une importante mobilisation le 9 juin dernier, de nombreuses journées d’action ont été organisées dans la province de Jujuy et ont reçu de plus en plus de soutien national, de la part de figures importantes comme Nora Cortinas, membre des Mères de la Place de Mai, ainsi que de nombreux députés et figures nationales de la gauche argentine comme Nicolas del Caño, ex-candidat aux élections présidentielles et Myriam Bregman, députée nationale du FIT-U.

Une colère réprimée par la police de Morales

La colère s’est notamment exprimée dans des barrages routiers, à Quiaca, Purmamarca, Humahuaca, Abra Pampa… malgré une intervention policière massive. Comme l’a indiqué Alejandro Vilca, député du Parti des Travailleurs Socialistes au sein du FIT-U : « Morales dit que le rejet qui s’exprime dans la rue vient seulement de la gauche. Ils ne veulent pas voir que le peuple de Jujuy se lève. Nous faisons partie de ce peuple et nous disons que ça suffit : ce sont les enseignants, les travailleurs municipaux, les travailleurs de la santé, les peuples originaires, les organisations sociales et bien d’autres qui disons haut et fort « augmentez les salaires ! A bas la réforme ! »

Dans ce contexte, la répression s’est intensifiée samedi avec des tirs de flashball, de gaz lacrymogènes et de nombreuses interpellations, notamment sur le barrage routier de Purmamarca.

27 personnes y ont été interpellées parmi lesquelles Natalia Morales, députée locale du PTS argentin et membre de la Convention constituante, dont elle avait démissionné quelques jours plus tôt en opposition à la réforme et en soutien à la mobilisation. Cette dernière est devenue une des figures du mouvement, dans lequel le PTS a joué un rôle actif, tant pour dénoncer la réforme que pour lier bataille des salaires et lutte contre l’offensive autoritaire. Lucho Aguilar, journaliste de La Izquierda Diario et envoyé spécial qui couvre les mobilisations assidûment ces dernières semaines, a également été interpellé.

La répression a largement été dénoncée par de nombreuses organisations sociales locales. Les manifestants, les enseignants et les membres des peuples originaires ont aussi reçu le soutien d’étudiants de l’Université Nationale de Salvador de Jujuy.

Hier soir, l’ensemble des détenus étaient finalement libérés par le gouvernement de Morales. Celui-ci a notamment utilisé des informations policières confidentielles pour accuser les manifestants d’être des délinquants violents, en publiant des casiers judiciaires de détenus de manière illégale. Bien que le gouverneur ait déjà dû reculer sur la réforme des élections de mi-mandat, qui visait à limiter la consultation de la population, la partie de la réforme concernant la constitutionnalisation de la répression des blocages des axes routiers a été voté par les députés de la droite et de l’ensemble des députés péronistes provinciaux ce vendredi 16 mai. Une offensive grave qui pourrait faire basculer encore la situation, alors que le gouvernement de Morales doit entériner la réforme ce jeudi 22, et que de nombreuses mobilisations ont été organisées à San Salvador de Jujuy (la capitale provinciale) et à Buenos Aires.

Les militants et députés du Parti des Travailleurs Socialistes en première ligne contre le gouvernement de Morales

La situation à Jujuy est très particulière du fait du poids de l’opposition d’extrême-gauche au gouvernement de Morales. Dans une région minière centrée autour des business du lithium liés aux grandes entreprises internationales, les inégalités à Jujuy sont extrêmement fortes et la droite et l’opposition locale péroniste sont historiquement main dans la main pour extirper le plus de richesses et de terres aux populations locales et se partager le pouvoir de la province.

Il s’agit d’une région marquée par des inégalités extrêmes, où des centaines de milliers de personnes souffrent de la pauvreté et de la faim alors que les grandes entreprises réalisent des profits faramineux. Au dernier semestre seulement, la pauvreté a augmenté de 24% dans la province, et ce malgré l’augmentation considérable de la demande de lithium par les grands groupes internationaux rapaces, une ressource abondante à Jujuy dont le prix atteint des sommets (les revenus miniers devraient dépasser les 6 milliards de dollars en Argentine cette année).

Alors que les intérêts de ces entreprises sont fortement défendus par les partis traditionnels de centre-droit et de centre-gauche péroniste, l’élection pour le poste de gouverneur de la province de Jujuy voit habituellement se jouer une fausse compétition entre le radicalisme (courant politique de droite qui gouverne la province et qui, au niveau national, est associé au parti de l’ancien président Mauricio Macri) et le péronisme (le parti de l’actuel président, Alberto Fernandez). Mais lors de la dernière élection, où le radicalisme l’a largement emporté sur le péronisme qui recule de plus de 10 points par rapport aux précédentes élections, l’extrême-gauche a connu une percée.

Malgré les pratiques de corruption du gouverneur, Alejandro Vilca, éboueur et candidat du FIT-U, a réalisé à Jujuy le meilleur score à une élection provinciale pour la gauche révolutionnaire (13%) depuis la fin de la dictature en 1983. Une avancée qui s’est ressentie ces dernières semaines, où les figures du PTS ont profité de leurs positions parlementaires pour dénoncer l’ensemble des manœuvres du gouvernement provincial et du bloc péroniste. Ces derniers ont notamment rendu public, contre la volonté du gouverneur Morales, l’ensemble des décisions et des articles de la réforme constitutionnelle qui visait à s’attaquer au droit de manifester et à renforcer le pouvoir du gouverneur.

Dans le cadre de cette dénonciation systématique, les députés du FIT-U ont également fini par boycotter la convention constituante après avoir rendu public l’ensemble des débats que le gouverneur et l’opposition péroniste cherchaient à rendre secrets. La lutte parlementaire, plutôt que de bercer d’illusions la population, a ainsi servi à dénoncer l’ensemble des pratiques de la caste parlementaire locale et à pousser à lier les revendications des grèves enseignantes pour l’augmentation des salaires à une lutte de l’ensemble de la population et des travailleurs de la Province contre la réforme constitutionnelle.

Comme l’a rappelé Alejandro Vilca « la gauche rejette cette constituante parce qu’on n’y discute pas d’augmenter les salaires, ou de permettre à chacun de pouvoir payer un panier alimentaire minimal à sa famille, d’en finir avec la précarisation, de garantir le fait de pouvoir travailler et un toit, d’en finir avec les augmentations des prix des services, d’étatiser [le principal fournisseur d’énergie de la province], de mettre sous contrôle ouvrier et des communautés originaires les ressources de lithium. À la place, vous discutez de retirer plus de droit au peuple, comme vous avez tenté de le faire en cherchant à interdire le droit de manifester, en vous attaquant au droit de vote et en concentrant tous les pouvoirs publics. »

Avec l’ensemble de la population opposée à la réforme, les députés et les militants du PTS ont fait face à la répression et ont largement contribué à faire de la lutte pour l’augmentation des salaires une lutte contre le gouvernement autoritaire de Morales. Une démonstration du rôle des révolutionnaires lorsqu’ils articulent lutte parlementaire et lutte des classes, renouant avec la tradition internationaliste du parlementarisme révolutionnaire, au service des luttes.

Faire de la lutte contre la réforme constitutionnelle une véritable lutte nationale

Ce 22 juin, le projet de réforme qui a été adopté devrait être promulgué par le gouvernement provincial. De nombreuses mobilisations sont appelées dans la semaine à Jujuy et le principal syndicat d’enseignant du pays (CTera) appelle à une journée de grève nationale contre le gouvernement de Morales. De leur côté, la CGT et la CTA, les deux principaux syndicats du pays, ainsi que le syndicat des camionneurs ont affirmé s’opposer à la réforme constitutionnelle. Pour lutter contre la répression et faire reculer Morales, l’extrême gauche interpelle l’ensemble des organisations syndicales pour qu’elles mettent un véritable plan de bataille en place, pour en finir avec le tournant autoritaire à Jujuy et arracher de véritables augmentations de salaires.


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