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Analyse

Yémen, Iran, Liban... : au Moyen-Orient, le spectre d’un embrasement régional

La situation devient éruptive au Proche-Orient alors qu’Israël et les puissances impérialistes multiplient les provocations incendiaires. En l’espace de quelques jours, les équilibres régionaux sont devenus d’une extrême fragilité. L’explosion régionale ne semble pour autant pas (encore) être à l’ordre du jour.

Enzo Tresso

8 janvier

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Yémen, Iran, Liban... : au Moyen-Orient, le spectre d'un embrasement régional

Après l’exécution d’Al-Arouri, secrétaire du leader du Hamas et numéro deux du bureau politique de l’organisation, à Beyrouth, mardi 2 janvier, au cours d’une frappe israélienne, la situation à la frontière libano-israélienne est de plus en plus éruptive. En Mer Rouge, les Etats-Unis ont multiplié les initiatives pour lutter contre les rebelles Houthis, avec lesquels ils sont, pour la première fois, entrés dans un affrontement direct, le 31 décembre, et menacent de bombarder le Yémen. Depuis le 1er Janvier, les frappes israélo-étasuniennes s’enchaînent à un rythme effréné sur les pays limitrophes. Le 30 décembre, Israël frappait à nouveau la Syrie, après avoir assassiné un général de brigade iranien au Sud de Damas, le 27 décembre. En Irak, les Etats-Unis ont frappé le 25 décembre et le 4 janvier des forces pro-iraniennes, dont les Kataeb Hezbollah. Sur tous les fronts, le niveau d’intensité des engagements augmente de manière significative.

Si Yoav Gallant déclarait, le 26 décembre dernier, à la Knesset, que l’offensive contre le Hamas était une « guerre multi-front », opposant Israël à sept autres pays, les récents évènements mettent en lumière la dynamique de radicalisation en cours et actualisent le risque d’une guerre régionale au Moyen-Orient. Si le choix de la guerre ne semble toujours pas être la voie privilégiée par les acteurs de l’ « Axe de la résistance » qui regroupe les forces pro-iraniennes dans la région, l’équilibre entre les contradictions propres à chaque acteur du conflit est d’une instabilité grandissante et le scénario de l’embrasement se fait particulièrement menaçant. Après avoir examiné les spécificités de chaque front, en Mer Rouge et au Yémen, au Liban, en Iran, en Syrie et en Irak, cet article revient sur la stratégie israélienne de régionalisation de l’affrontement et sur les raisons d’agir du gouvernement d’extrême-droite de l’Etat colonial.

L’intensification des engagements en Mer Rouge

En Mer rouge, la situation empire jour après jour. Après la prise du Galaxy Leader, le 19 novembre 2023, les rebelles Houthis n’ont cessé d’étendre leurs opérations, suscitant l’ire des forces américaines. Multipliant les engagements de faible intensité et les attaques de drone ou de missiles balistiques terre-mer, les Houthis, branche yéménite de « l’axe de la résistance » iranien, ont progressivement élevé l’intensité de leurs assauts jusqu’à conduire une attaque coordonnée sur un site militaire au Sud Israël et sur le navire United en Mer Rouge, le 26 décembre.

Sur fond de la constitution d’une coalition sous contrôle étatsunien, le 19 décembre, extension de la CTF (coordinated task force) composée d’une quarantaine de pays, les attaques n’ont pas cessé. Le 22 décembre, les Etats-Unis publiaient un rapport déclassifié faisant état d’une collaboration rapprochée entre les Houthis et l’Iran qui aurait fourni aux rebelles des informations sur les mouvements des navires en Mer Rouge en même temps qu’un soutien logistique et financier. Après l’attaque du 26 décembre, les Etats-Unis ont adopté, le 28 décembre, un volet de sanctions visant les transactions entre l’Iran et les bureaux de change yéménites. Toutefois, ces sanctions n’ont pas découragé le groupe chiite.

La situation s’est encore dégradée, le 31 décembre, après un violent affrontement entre trois navires légers houthis qui visaient un pétrolier et plusieurs hélicoptères étasuniens venus à sa rescousse. Pour la première fois, les forces rebelles sont allées au contact direct des forces américaines. La riposte étasunienne n’a laissé aucun survivant et les trois embarcations ont été détruites. Dans la foulée de l’assaut contre un de ses navires, l’armateur Maersk a annoncé, le 2 janvier, que ses navires n’emprunteraient plus la Mer rouge. Le soir même, les rebelles Houthis visaient de nouveau des navires commerciaux.

Empêchant les navires de passer par Suez, les Houthis contraignent les navires commerciaux à emprunter la route du Cap de Bonne-Espérance, à l’extrême sud de l’Afrique, entraînant des surcoûts considérables (environ 40%) dans les transactions commerciales. Face au risque d’une désorganisation durable des échanges pétroliers et du trafic régional et devant l’aggravation du niveau des engagements, les Etats-Unis et douze de ses alliés (l’Australie, le Bahreïn, la Belgique, le Canada, le Danemark, l’Allemagne, l’Italie, Singapour, le Japon, les Pays-Bas, la Nouvelle Zélande et le Royaume-Uni) ont émis une déclaration commune, mercredi 3 janvier, dans laquelle ils menacent explicitement le gouvernement houthis de représailles : « Que notre message soit clair : nous appelons à l’arrêt immédiat de ces attaques illégales et à la libération des navires et des équipages capturés illégalement. Les Houthis devront assumer les conséquences s’ils continuent de menacer des vies, l’économie globale et le libre flux du commerce dans ces voies maritimes cruciales ».

Alors que la multiplication des incidents en mer Rouge nourrissait déjà l’escalade vers un potentiel embrasement régional consécutif de la guerre à Gaza, la dynamique en cours et la surenchère états-unienne ne peuvent qu’encourager la réalisation d’un tel scénario dont les populations locales feraient inévitablement les frais. Toutefois, les Etats-Unis ne peuvent sans risque frapper les Houthis sur le territoire yéménite. Une intervention de cet ordre menacerait les pourparlers de paix entre l’Arabie Saoudite et le gouvernement yéménite et nuirait aux intérêts des Saoudiens.

Alors que le prince Ben Salmane tente de s’extraire du bourbier yéménite et de tourner la page désastreuse de l’intervention de la coalition placée sous son égide, une intervention étatsunienne menacerait l’équilibre régional, nuirait à la diversification en cours de l’économie du Royaume dans le cadre de son projet de développement post-pétrolier, le Plan Vision 2030, et menacerait les infrastructures pétrolières saoudiennes existantes. En attaquant les Etats-Unis et Israël, les rebelles entendent ainsi faire également pression sur Ben Salmane et obtenir des concessions supplémentaires de la part d’un allié de l’impérialisme étatsunien. Le durcissement des positions étatsuniennes et le coup réel que les Houthis font subir au commerce régional risquent ainsi de fragiliser l’équilibre précaire de la région et de revitaliser le conflit né de la prise de la capitale, Sanaa, en 2014, par les Houthis. Alors que les affrontements ont gagné en intensité, frapper le Yémen reviendrait pour les Etats-Unis à s’engager pleinement dans une guerre régionale.

Surenchère incendiaire sur le front libanais

Au Sud-Liban, la situation est explosive. Si des affrontements frontaliers ont lieu fréquemment depuis le 8 octobre, après l’ouverture d’un front symbolique par le Hezbollah en solidarité avec la résistance palestinienne, ces dernières semaines ont vu s’intensifier les divers engagements et se durcir les revendications israéliennes. Jusqu’alors relativement tolérant quant à l’irrespect de la résolution 1701 qui prévoit le retrait des combattants du Hezbollah du Liban sud, l’Etat colonial exige chaque jour davantage sa réalisation stricte et tente de l’appliquer par la force.

Pour satisfaire cet objectif tactique, Tsahal conduit depuis octobre une opération de destruction systématique de la région qui sépare le Sud de la rivière Litani et la frontière, multipliant les bombardements au phosphore blanc, que l’armée utilise illégalement comme des bombes incendiaires, et ravageant près de 460 hectares de terres pour imposer une zone tampon chimique. Après la frappe symbolique du Hezbollah, le 26 décembre, sur l’Eglise d’Iqrit, un village palestinien détruit par l’armée israélienne le soir du 24 décembre 1951 pour empêcher le retour des réfugiés que venait d’approuver la Cour Suprême, Israël a intensifié les bombardements en profondeur de la région.

Multipliant depuis plusieurs semaines des déclarations offensives à l’égard du gouvernement libanais, Israël menace le Liban de « payer en territoire » les attaques du Hezbollah au Nord d’Israël et de recourir à la force, comme l’affirmait en conférence de presse, la semaine dernière, Benny Gantz, membre du cabinet de guerre : « La situation à la frontière nord exige du changement. Le temps de la solution diplomatique est presque écoulé. Si le monde et le gouvernement libanais n’agissent pas pour stopper les frappes sur les communautés du nord et ne repoussent pas le Hezbollah loin de la frontière, les Forces de Défense Israéliennes s’en chargeront ».

Dans ce contexte de tension accrue où Israël menace Beyrouth de subir le même sort que Gaza, la tension est devenue incandescente ce mardi 2 janvier, après l’exécution du secrétaire du leader politique du Hamas, Saleh Arouri, dans la banlieue sud de Beyrouth. Poursuivant sa campagne vengeresse d’assassinats ciblés dans le Moyen-Orient, après l’exécution de Razi Moussavi, le 27 décembre, à Damas, cette attaque violente contre le Liban marque une nouvelle étape dans la dynamique de l’escalade.

Si le Hezbollah a fermement dénoncé cette frappe ciblée, qui a touché un de ses bastions historiques dans la capitale libanaise, sa marge de manœuvre est toutefois réduite. Alors que son leader, Hassan Nasrallah, affirmait il y a quelques années qu’à la seconde où Israël frapperait Beyrouth, son mouvement attaquerait Tel-Aviv, le leader du Hezbollah a promis une riposte, dans son discours, mercredi 3 janvier, sans en indiquer la nature. Précisant son agenda, dans sa prise de parole lors de l’enterrement d’Al-Arouri, Nasrallah a affirmé qu’une réponse à la frappe sur Beyrouth était « inévitable » : « nous ne pouvons pas garder le silence sur une violation d’une telle gravité car cela signifierait que tout le Liban serait exposé à l’avenir ». Si le Hezbollah a lancé une soixantaine de missiles sur la base militaire de Meron, samedi 6 janvier au matin, « dans le cadre de la réponse initiale à l’assassinat du grand leader cheikh Saleh Al-Arouri », d’après un communiqué publié peu près, les modalités des futurs ripostes demeurent floues.

Comme le note la correspondante du Monde à Beyrouth, Hélène Sallon, « le Parti de Dieu fait face à une difficile équation. Il ne peut pas ne pas répondre à ce qu’il juge être une provocation d’Israël dans son fief, une ligne rouge pour lui. Mais une riposte trop cinglante, remettant en question le fragile équilibre de la dissuasion, qui s’est instauré depuis octobre 2023 avec Israël, le long de la frontière libanaise, risque de l’entraîner dans une guerre totale qu’il ne souhaite pas ». Alors que le Liban connait une crise économique sans précédent et que l’inflation y est d’environ 160% par an depuis plusieurs années, redoublée par un taux de chômage de près de 30% (58% pour les jeunes) après la contraction de son PIB de moitié entre 2018 et 2020, le Hezbollah ne peut sans risque se lancer dans une guerre ouverte contre Israël. Membre à part entière de « l’axe de la résistance », le Hezbollah a assumé d’en être le principal représentant à la suite du 7 octobre. Les multiples déclarations de son secrétaire général depuis cet évènement ont démontré que l’organisation cherchait à se positionner de manière prudente pour éviter une course vers un affrontement direct trop rapide, après son déploiement en Syrie. De plus, il doit satisfaire aux exigences stratégiques de son tuteur iranien et ne peut engager de riposte massive sans nuire à l’objectif de consolidation de l’Iran comme une puissance régionale, alors que cette dernière a préféré la carte de la discrétion ces derniers mois.

En outre, son orientation néolibérale le contraint à tenir compte des exigences de la bourgeoisie financière libanaise en ne précipitant pas l’exacerbation du conflit [1]. Si sa base sociale populaire et appauvrie par la crise économique et le sous-développement chronique du Liban, dû à la situation d’échange inégal dont le pays est encore victime [2], lui impose de muscler sa rhétorique à l’égard d’Israël et de l’impérialisme, son rôle économique et ses objectifs politiques le contraignent à la retenue. Il doit prendre acte des positions conciliatrices de la bourgeoisie libanaise, comme celles du président du Parlement libanais, Nabih Berri, qui appelait le 2 janvier dans le journal Asharq Al-Awsat, à l’application de la résolution 1701, dans la continuité de l’accord frontalier signé en 2022 avec Israël.

Ces contradictions pèsent sur la politique du Hezbollah et sur les décisions de son leader. Toutefois, l’équilibre entre la nécessaire riposte aux attaques israéliennes, la stabilité économique du pays et les objectifs politiques du mouvement, à l’échelle nationale et internationale, est devenu de plus en plus instable. Une nouvelle escalade de la part de Tsahal et de nouvelles agressions en territoire libanais pourraient forcer le Hezbollah à engager une riposte d’ampleur et déclencher la mécanique de la guerre de manière inévitable.

Mais Israël semble incapable de prendre la mesure de cet équilibre précaire et multiplie les provocations, profitant de la situation actuelle pour tester jusqu’au bout la volonté du Hezbollah de ne pas s’engager dans une guerre totale. C’est ce dont témoignent notamment les frappes visant un responsable local du Hezbollah qui ont eu lieu le 4 janvier au matin, au Sud Liban, faisant quatre morts. Loin de mettre un frein à l’escalade, Israël a conduit, le 8 janvier, une frappe ciblée contre le commandant Wissam Hassan Tawil, responsable des opérations du Hezbollah dans le sud du pays. Il s’agit du plus haut gradé du Hezbollah tué depuis l’ouverture du front le 8 octobre. En même temps qu’il retire certaines brigades de Gaza, l’état-major de Tsahal semble relocaliser une partie de ses forces au Nord. Alors que ses forces sont en état d’alerte, du fait du caractère imprévisible de la situation et d’un probable manque de coordination entre les services d’action israéliens et le commandement militaire, les hôpitaux libanais se préparent à un potentiel état de guerre. La situation sur le front libanais est ainsi explosive et l’équilibre qui règle les possibilités d’action du Hezbollah est de plus en plus précaire alors que la balance semble pencher de plus en plus dangereusement vers la guerre.

L’Iran en ébullition

Après l’assassinat du général de brigade Razi Moussavi, chargé de la coordination des différentes forces pro-iraniennes en Irak, en Syrie et au Liban, le 27 décembre, dans le sud de Damas, l’Iran a été victime de l’attentat le plus meurtrier qui ait frappé le pays depuis la révolution islamique. Attaqué le jour symbolique de la commémoration de l’assassinat du général Ghassem Soleimani par les Etats-Unis, pendant la présidence Trump, l’attaque a fait près de 84 morts à Kerman après que deux engins aient explosé à dix minutes d’intervalle près de la mosquée Saheb Al-Zaman où est enterré Soleimani.

Si l’attentat n’a pas été immédiatement revendiqué, la responsabilité israélienne a été évoquée par certains dirigeants du régime iranien avant que la responsabilité de l’Etat islamique ne soit établie. Israël a, en effet, par le passé, commandité de multiples attentats contre des membres importants du programme nucléaire iranien. Cet attentat, survenant à peine une journée après l’exécution d’Al-Arouri à Beyrouth et de Razi Moussavi à Damas, ajoute encore en tension, notamment après que Naftali Bennett, ancien premier ministre israélien, ait publié une tribune dans le Wall Street Journal, appelant les Etats-Unis à s’engager militairement contre l’Iran.

Deux aspects méritent d’être soulignés dans la situation iranienne. Si l’Iran, d’une part, ne peut répondre directement à l’assassinat de Razi Moussavi en s’engageant dans une guerre ouverte contre Israël, sauf à subir les représailles immédiates des Etats-Unis et de ses alliés, il risque d’accorder encore plus d’autonomie à ses différents alliés régionaux et d’élever le niveau d’intensité des engagements entre les forces impérialistes et les différents protagonistes de l’« Axe ». Une telle solution déstabiliserait ainsi encore davantage l’équilibre précaire du front en Mer Rouge et risquerait de briser l’équilibre de la dissuasion qui règne à la frontière israélo-libanaise.

D’autre part, l’attaque de l’Etat islamique laisse l’Iran dans une position de faiblesse que l’Etat israélien et ses alliés impérialistes pourraient exploiter en même temps qu’elle porte un coup à la légitimité du gouvernement islamique. Alors que l’Iran s’enorgueillissait de sa capacité à conduire des opérations dans la région sans risque de réponse sur son propre territoire, une partie de l’opinion iranienne semble considérer que l’absence de réponse aux attaques répétées d’Israël contre des figures importantes du régime a pu encourager l’Etat islamique à profiter de la brèche ouverte.

Dans ce contexte, et alors que l’attentat a été revendiqué par l’Etat islamique, certains membres du gouvernement et de l’armée ont continué à faire d’Israël le commanditaire de l’attaque de l’Etat islamique. Le président iranien, Ebrahim Raïssi a ainsi défendu la thèse selon laquelle l’organisation islamique avait été « formée » par Israël tandis que le général Salami a déclaré que « L’Etat islamique ne peut agir désormais que comme mercenaire de la politique sioniste et américaine ». Si ces déclarations ne suscitent probablement pas un large consensus dans l’opinion iranienne, habituée aux déclarations hyperboliques de ses gouvernants, elles apparaissent pour une partie de la population comme le symptôme de la passivité de l’Iran face à des agressions répétées.

Dans une interview téléphonique accordée au Times, un chef d’entreprise loyaliste déclarait ainsi que « les révolutionnaires [c’est-à-dire les partisans de la révolution de 1979 et les soutiens du régime] sont de manière écrasante en colère et insatisfaits. Aujourd’hui, nous nous faisons attaquer sans cesse et nous ne faisons rien ». Parmi les opposants, le sentiment de l’insécurité prédomine également. Selon un ingénieur, également interviewé par le Times, « la République islamique ment toujours. Tout ce qu’elle connait c’est écraser son propre peuple. Ils ne sont pas capables de garantir la sécurité du pays ». Le gouvernement iranien pourrait ainsi affronter une nouvelle crise de légitimité, un an après les soulèvements qui avaient secoué le pays après la mort de Mahsa Amini. Alors que le régime iranien connaît une situation de crise organique et que le pays est frappé de plein fouet par des difficultés économiques considérables, les attaques menées par Israël contre Razi Moussavi et par l’Etat islamique risquent de trouver une résolution sécuritaire encore plus dure et de pousser le gouvernement à restaurer par tous les moyens le consensus sécuritaire du pays en proposant une réponse aventuriste à ces agressions.

Israël sur la voie d’une « guerre multifront » d’envergure régionale

Depuis une semaine, Israël semble avoir renoué avec ses pratiques d’assassinats ciblés et avoir choisi de faire sienne une politique vengeresse d’élimination des cadres du Hamas et des groupes qui lui apportent son soutien. Si cette stratégie ne peut être appliquée partout, elle favorise le scénario de la régionalisation. Dans un extrait audio, qui a fuité, d’une réunion du cabinet de guerre israélien, Benny Gantz avait déclaré vouloir exécuter systématiquement les membres de la direction du Hamas à l’étranger, où qu’ils soient, nommant ainsi le Liban, la Turquie et le Qatar.

Si les échanges et les intérêts commerciaux nourris et continus entre la Turquie et Israël réduisent drastiquement la marge de manœuvre des services israéliens notamment sur le territoire turc, le gouvernement d’Erdogan a néanmoins agi proactivement en arrêtant, quelques heures avant l’assassinat d’Al-Arouri à Beyrouth, une trentaine d’individus soupçonnés d’espionnage pour le compte d’Israël. Dans le cas du Qatar, il est également douteux que le gouvernement Netanyahou prenne le risque de rompre avec un interlocuteur décisif dans les négociations conduites avec le Hamas pour la libération des otages, négociations déjà menacées par la frappe sur Beyrouth.

C’est donc le Liban, l’Irak, l’Iran et la Syrie que l’offensive israélienne vise en priorité. Déstabilisant les équilibres précaires de la région, cette stratégie d’offense systématique de la souveraineté de ces différentes nations risque de revenir en pleine figure de l’état-major israélien : portant les tensions israélo-libanaises à un point d’incandescence jamais atteint depuis 2006, une telle stratégie menace également de plonger l’Irak et la Syrie dans le chaos. Les Etats-Unis ont quant à eux cherché à trouver une position d’équilibre entre l’intérêt stratégique vital du soutien inconditionnel des puissances occidentales à Israël pour éviter une déstabilisation de la position des puissances impérialistes dans une région où leur hégémonie se fait ressentir très fortement, tout en étant absorbés par des fronts d’une urgence stratégique centrale, notamment dans l’Indo Pacifique. Les positions tièdes d’Antony Blinken et ses multiples voyages dans la région depuis le 7 octobre en sont l’expression, car si les Etats-Unis de Biden ont assuré un soutien inconditionnel aux massacres à Gaza, cela ne se fait pas sans coûts politiques internes pour Biden. Après avoir frappé des bases irakiennes des Kataeb Hezbollah le 25 décembre, les forces étatsuniennes ont récidivé, jeudi 4 janvier, en tuant un cadre la milice al-Nujaba, groupe affilié au Hezbollah irakien, après une frappe sur Bagdad. L’attaque a suscité le mécontentement de l’Etat irakien, lui-même allié de la coalition internationale menée par les Etats-Unis contre l’Etat islamique, qui s’appuie très souvent sur ses milices. Dans le même temps, les forces israéliennes ont frappé à nouveau la Syrie, le 30 décembre, après avoir éliminé Moussavi quelques jours auparavant.

Comme Yoat Gallant, ministre « modéré » de la coalition d’extrême-droite au pouvoir, qui avait caractérisé l’offensive à Gaza comme une « guerre contre des animaux humains », l’affirmait mardi 26 décembre, devant la Knesset, la guerre contre le Hamas est une « guerre multifront » : « Dès le début, nous avons été attaqués sur sept fronts : Gaza, le Liban, la Syrie, Israël, l’Irak, le Yémen et l’Iran. Nous avons déjà riposté sur six de ces théâtres d’opérations ». Après l’assassinat du général iranien, les sept fronts sont donc bel et bien ouverts, tandis que le gouvernement renoue avec l’opportunisme ordinaire de la politique étrangère israélienne.

Si le sionisme travailliste défendait une politique coloniale pragmatiste, tandis que l’extrême-droite laïque, parvenue au pouvoir en 1977, proposait une politique d’expansion maximaliste, qui oscille entre la revendication traditionnelle des deux rives du Jourdain et l’apologie d’un Etat juif qui irait du Nil à l’Euphrate, la politique extérieure d’Israël a toujours tiré prétexte des crises régionales pour étendre son territoire et consolider son assise coloniale sur la région [3]. De la crise de Suez, en 1956, à la Guerre des Six Jours en 1967, en passant par les interventions au Liban en 1978 et en 1982, l’Etat colonial a toujours mis en œuvre une politique opportuniste tirant prétexte de chaque incident pour réaliser plus avant le projet colonial qu’il a inscrit dans la loi organique de 2018 comme une valeur politique fondamentale de la nation israélienne.

La répression de l’attaque du Hamas a ainsi permis à Israël de renouer avec son projet de colonisation de la bande de Gaza et de procéder au nettoyage ethnique du territoire. De nombreux ministres de la coalition gouvernementale se sont d’ailleurs déclarés en faveur d’une politique de colonisation, à l’instar de Bezazel Smotrich, qui préconisait, sur la radio militaire israélienne, la veille de la nouvelle année, de réimplanter des colons à Gaza pour en compléter le contrôle militaire : « Pour avoir la sécurité, nous devons contrôler le territoire, et pour contrôler militairement le territoire sur le long terme, nous avons besoin d’une présence civile ».

Lire aussi : Gaza : le scénario du pire

Alors que l’extrême-droite au pouvoir a fait sien le projet d’une expansion quasiment indéfinie du territoire israélien et que la question de la frontière et des limites du territoire est le principe de distribution de l’offre politique israélienne, la dangereuse multiplication des fronts apparaît comme une opportunité d’élargir encore davantage le périmètre de sa domination coloniale. Bénéficiant du soutien actif des puissances impérialistes qui l’affranchit de toute modération politique, l’Etat israélien s’engage activement sur la voie de l’embrasement et multiplie les provocations incendiaires au risque de faire basculer le Proche-Orient dans la spirale de la guerre totale. Pareille situation n’est pas sans contradiction pour Israël. L’approfondissement des tensions au Moyen-Orient et le scénario d’une escalade régionale pourraient raviver la flamme d’un mouvement international en faveur de la cause palestinienne.

La conscience des risques que représente un mouvement de masse dans les pays arabes de la région est d’ailleurs l’une des préoccupations centrales de l’ensemble des bourgeoisies arabes et régionales qui cherchent à tout prix à éviter un embrasement rapide. Le régime iranien est profondément fragilisé depuis les mobilisations massives qui ont traversé le pays suite à la mort de Mahsa Amini, ce qui explique en grande partie sa position de retrait depuis le 7 octobre, et ses alliés comme le Hezbollah ont joué un rôle central de pacification de la situation politique devant les grandes mobilisations de la jeunesse de 2019 et 2021. De leur côté, l’ensemble des bourgeoisies arabes font face à la crise et aux effets dans l’opinion publique d’années de normalisation avec Israël, et bien qu’elles soient parvenues pour le moment à éviter un embrasement social, le retour des mobilisations dans des pays comme l’Egypte est un signe de l’affaiblissement de la contre-révolution qui avait écrasé le Printemps Arabe. Enfin, même les alliés impérialistes d’Israël ne peuvent plus cacher les massacres perpétrés par l’Etat colonial, comme l’ont montré les mobilisations massives qui ont touché l’Angleterre et les Etats-Unis, où une partie de la jeunesse surnomme désormais Joe Biden, le prétendu « frein au fascisme » de Donald Trump « Genocide Joe ».

Lire aussi : Complices d’Israël. Ces roitelets ennemis de la cause palestinienne

Alors qu’en Israël la coalition gouvernementale d’extrême-droite perd une partie du soutien populaire et que le premier ministre Netanyahou a peu de chance de survivre politiquement à la guerre, la question de savoir qui pourra administrer le pays en affrontant les conséquences de l’escalade demeure ouverte. Quoi qu’il en soit, il y a plus que jamais urgence à dénoncer le génocide en cours à Gaza, mais aussi la surenchère meurtrière d’Israël et de ses alliés impérialistes dans toute la région.


[1Joseph Daher, Le Hezbollah  : un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme, Paris, 2019, 288 p.

[2Structure économique décrite par l’intellectuel marxiste libanais, Medhi Amel, dans ses articles sur le « mode de production colonial », republié en anglais dans Mehdi Amel, Arab Marxism and national liberation : selected writings of Mahdi Amel, Leiden, Brill, 2021, 132 p.

[3Nur Masalha, Imperial Israel and the Palestinians : the politics of expansion, Sterling, VA, Pluto Press, 2000, 279 p.



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