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Racisme et exploitation

« La grève à Emmaüs rend visible les travailleurs de l’ombre » entretien avec Saïd Bouamama

Les travailleurs sans-papiers d’Emmaüs à Saint-André-lez-Lille (59) sont en grève depuis 20 jours contre les conditions de travail honteuses et les humiliations de la direction. Entretien avec Saïd Bouamama, sociologue, militant antiraciste et soutien actif des grévistes.

Gabriel Ichen

20 juillet 2023

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« La grève à Emmaüs rend visible les travailleurs de l'ombre » entretien avec Saïd Bouamama

Crédit photo : affiches de la CGT dénonçant le traitement des travailleurs sans-papiers par Emmaüs

Saïd Bouamama est sociologue, militant antiraciste du Front Uni de l’Immigration et des Quartiers Populaires (FUIQP) et porte-parole du comité des sans-papiers 59 (CSP 59). Depuis le début de la grève des travailleurs sans-papiers d’Emmaüs à Saint-André-lez-Lille, il est investi comme soutien actif dans la grève de ces derniers qui se battent pour des salaires décents, contre des conditions de travail scandaleuses et dénoncent les pratiques de la direction qui use du chantage et de l’humiliation. Dans cet entretien, nous échangeons sur cette grève, ce qu’elle dit de la surexploitation des travailleurs sans-papiers, mais aussi de la dimension politique et antiraciste d’une telle lutte et des perspectives pour la faire gagner.

Révolution Permanente : une grève de compagnons sans-papiers de Emmaüs à Saint-André-lez-Lille a éclaté depuis plus de deux semaines. Tu es impliqué dans la lutte de ces travailleurs, peux-tu revenir sur ce qui a fait éclater leur grève, sur leurs conditions de travail et sur le traitement qu’ils subissent de la part de la direction de Emmaüs ?

Saïd Bouamama : La grève des travailleurs de Emmaüs Saint-André-lez-Lille a pour cause deux éléments centraux. D’abord la surexploitation et les pratiques esclavagistes imposées aux travailleurs. Emmaüs Saint-André utilise la situation de précarité des sans-papiers pour leur faire accepter des conditions de travail esclavagistes puisqu’ils n’ont pas le statut de travailleur ou salarié mais celui de « compagnon » qui est un statut qui n’est pas encadré par le code du travail et sont payés 150 euros par mois pour 40 heures de travail par semaine. En « échange », ils leur promettent une régularisation au bout de 3 ans. Mais en réalité c’est un mensonge car pour se faire ils doivent être agréé Organisme d’Accueil Communautaire et d’Activité Solidaire (OACAS) mais ne disposent pas d’un tel agrément.

Ensuite, la colère des travailleurs d’Emmaüs se dirige également contre les pratiques de la direction. Car pour qu’un tel système de surexploitation puisse perdurer il faut du chantage et une répression permanente contre les travailleurs. Ainsi, cela se matérialise par exemple par 30 caméras qui surveillent tous leurs faits et gestes qui ont été installées, des propos racistes, des fouilles dans les logements et des menaces d’être expulsés du logement qu’ils occupent.

Révolution Permanente : Quelles sont les revendications des grévistes ?

Saïd Bouamama : Au niveau syndical, la revendication centrale est que leur statut de travailleur soit reconnu. Ce ne sont pas des compagnons, ce sont des travailleurs. Par conséquent ils revendiquent le paiement de l’ensemble des heures de travail non-payées avec également des dédommagements. C’est une lutte pour obtenir de véritables contrats de travail, payés à minima au SMIC. Au niveau juridique, une plainte a été lancée pour traite d’êtres humains.

RP : Comment se déroule la grève et comment s’organisent les grévistes pour mener leur grève ?

Saïd Bouamama : Cette grève a été déclenchée par la rencontre entre les travailleurs d’Emmaüs, le comité des sans-papiers 59 (CSP 59) et la CGT locale et départementale. Ils exprimaient beaucoup de colère et de rage face à leur situation et ont rencontré le CSP 59 dont je suis porte-parole. Nous leur avons dit que s’ils décidaient d’entrer en lutte ils ne seraient pas seuls, que nous les accompagnerions et que nous les soutiendrions et qu’on les ferait se rencontrer avec la CGT. Deux jours après avoir rencontré la CGT, ils décidaient d’entrer en grève.

Concrètement la lutte s’organise avec des piquets de grève et l’occupation du trottoir de la Halte Saint-Jean de Saint-André où se trouve l’entrepôt d’Emmaüs. Une assemblée générale quotidienne est organisée lors de laquelle les grévistes décident de tous les aspects de leur lutte : des suites à donner à leur grève, de la reconduction de la grève, de l’élection de représentant. Tous les jours la reconduction de la grève est discutée et votée. Nous sommes au 20ème jour de grève et la grève a de nouveau été reconduite à l’unanimité.

Tout le monde peut venir participer aux discussions et soutenir la grève, mais seuls les grévistes décident et peuvent voter. Par exemple, les grévistes m’ont élu porte-parole de leur lutte mais je ne vote pas dans les assemblées générales, la grève appartient aux grévistes.

RP : En quoi la situation de surexploitation de ces travailleurs sans-papiers illustre-t-elle le lien entre racisme et exploitation capitaliste ?

Saïd Bouamama : Le capitalisme par définition cherche à mettre en concurrence tous les travailleurs et pour ça il utilise toute une série de critères de divisions de la classe ouvrière : les différences d’âges, de sexe, d’origine bref tout ce qui peut permettre de diviser et d’organiser de manière pyramidale la classe ouvrière. Tout ça vise à éviter l’unité de classe et le racisme est donc un instrument puissant pour cela. Le racisme est un mode de pression et d’humiliation pour imposer des conditions de vie et de travail en-deçà de celles du reste de la classe ouvrière tout en empêchant que les franges de travailleurs qui les subissent ne se révoltent. Or c’est exactement ce qu’il se passe à Emmaüs Saint-André, c’est la surexploitation poussée à son paroxysme.

C’est le miroir grossissant de ce qui se joue dans toute une série de secteurs surexploités où sont présents en nombre les sans-papiers. La logique capitaliste en lien avec l’État est d’assigner ces travailleurs par tout un tas de lois et dispositifs législatifs à un statut juridique particulier qui est celui de sans-papiers et « d’illégaux », ce qui fait peser sur eux une pression et une menace quotidienne de se voir expulser de son logement et du territoire.

Cette pression liée à l’assignation au statut juridique d’exception de sans-papiers permet au patronat de leur imposer des conditions de travail et de salaires bien en deçà de celles du reste des travailleurs. Cette pression se matérialise concrètement par une véritable chasse aux sans-papiers menée par les forces de police et mise en place par l’État afin que ces travailleurs ne se révoltent pas face aux conditions de vie et de travail qui leur sont imposées.

RP : Depuis plusieurs années nous voyons se multiplier d’importantes luttes de travailleurs sans papiers et immigrés dans de nombreux sectaires précaires comme dans le nettoyage, la logistique… Est-ce que la grève à Emmaüs s’intègre dans cette vague de luttes ?

Oui totalement. La grève des travailleurs d’Emmaüs Saint-André-Lez-Lille nous impose d’arrêter de concevoir le travail réalisé par ces travailleurs comme du travail « associatif » ou « humanitaire ». Ce sont des travailleurs comme les autres, ils sont exploités et même surexploités. Ce qui se joue à l’Emmaüs de Saint-André-lez-Lille est un conflit du travail, c’est une lutte de travailleurs, pas de compagnons. Ce sont des travailleurs qui ne sont pas payés comme des travailleurs. D’ailleurs ils ont arrêté de se faire appeler « compagnons » pour être appelés « travailleurs ».

Concernant les nombreuses grèves de travailleurs sans-papiers et immigrés depuis plus d’une dizaine d’année, nous assistons à la sortie du silence des travailleurs de l’ombre. A partir des années 80 et le triomphe de la mondialisation capitaliste, les classes dominantes ont cru pouvoir retrouver la logique pure du capitalisme : exploiter la classe ouvrière en lui détruisant tous ses conquis sociaux, la diviser et la rabaisser. Dans le cadre de cet objectif, les dominants ont créé une frange de la classe ouvrière surexploitée en lui donnant un statut juridique particulier qui se trouve être l’absence de statut juridique. Ce sont ces travailleurs qui travaillent dans le nettoyage, dans la logistique et nombre d’autres secteurs qui aujourd’hui sortent de l’ombre.

RP : Les travailleurs de Emmaüs sont soutenus par l’union locale et départementale de la CGT. En quoi l’action du mouvement ouvrier en direction de ces travailleurs qui sont dans des secteurs parfois peu syndicalisés est centrale ?

Saïd Bouamama : C’est central pour les travailleurs sans-papiers et pour l’ensemble du mouvement ouvrier dont la CGT. D’abord pour les travailleurs sans-papiers, entrer en lutte dans ces conditions particulière avec le danger d’être expulsé de son logement par exemple, c’est très difficile. Or dans le cadre de la lutte des Emmaüs de Saint-André c’est la rencontre avec d’une part le CSP 59 et la CGT qui leur a donné le déclic et le courage pour entrer en lutte. Ils le disent eux-mêmes « ça fait des années qu’on veut entrer en grève et vous nous avez donné le courage ». C’est la rencontre avec les militants CGT qui leur ont donné le courage. Et déjà l’expérience de la grève les a formé et ils sont déterminés à continuer.

Ensuite c’est central pour la CGT et le reste du mouvement ouvrier. La classe ouvrière de ce pays est diverse et multinationale. Si la CGT ne soutient pas ces luttes de travailleurs sans-papiers elle ne peut prétendre à une représentation de l’ensemble de la classe ouvrière et se coupe de toute une frange importante du prolétariat. D’autant plus que bon nombre de ces travailleurs travaillent dans des secteurs essentiels de l’économie. Jamais nous ne pourrons faire céder le patronat et le gouvernement si nous restons divisés. Il s’agit donc d’une alliance stratégique.

Cela doit être une question nationale pour la CGT et le mouvement ouvrier, car il y a pleins d’endroits où cette lutte serait restée isolée, sans soutien. L’enjeu est énorme, car c’est toute la classe ouvrière qui derrière va subir la pression du patronat pour casser les conditions de travail et maintenir à la baisse les salaires de l’ensemble des travailleurs de ce pays.

RP : En même temps dans le contexte du meurtre de Nahel et de la lutte contre les crimes policiers racistes, en quoi les lutte de travailleurs sans-papiers est-elle liée à ces questions ?

Saïd Bouamama : Le racisme est une logique d’ensemble. Les discours racistes, le développement de l’extrême-droite, les violences policières systématiques, la surexploitation des travailleurs sans-papiers, la discrimination à l’embauche, le chômage dans les quartiers populaires etc. Toutes ces problématiques constituent un tout qu’est le racisme systémique et la question de la surexploitation au travail des travailleurs sans-papiers et issus de l’immigration est totalement liée à celle contre les violences policières et le racisme d’État.

Le lien est évident, car sur les centaines de crimes racistes qui ont eu lieu depuis cinquante ans, un grands nombres de victimes sont sans-papiers. Les racistes et les policiers ne regardent pas vos papiers pour vous tirer dessus, il suffit que vous soyez noirs ou arabes. C’est pourquoi lorsque nous avons fait un meeting public à Lille contre les violences policières au moment du meurtre de Nahel, la grève des travailleurs d’Emmaüs de Saint-André démarrait et le lien s’est donc fait assez rapidement et naturellement.

RP : Selon toi, quelles sont les perspectives de cette lutte et quelle stratégie mettre en place pour que les travailleurs arrachent leurs revendications face à la direction ?

Saïd Bouamama : La lutte sera longue. Derrière Emmaüs, c’est toute la logique du business humanitaire qui est remise en cause. Car à partir du moment où l’État privatise la solidarité, la même logique existe sans doute dans d’autres associations. L’enjeu est donc énorme. Du côté d’Emmaüs, s’ils reconnaissent la surexploitation et les conditions scandaleuses imposées aux travailleurs de Saint-André-lez-Lille, ils savent que ça va dépasser Saint-André et toucher d’autres antennes car c’est un scandale national. Les travailleurs de leur côté sont déterminés et se préparent à une lutte longue et la solidarité va devoir durer et s’amplifier pour que les travailleurs puissent tenir.

Le gouvernement quant à lui est conscient que si cette lutte sort victorieuse, c’est un signal envoyé à tous les sans-papiers de France. Les premiers à avoir réagi à la grève des Emmaüs de Saint-André c’était des collectifs de sans-papiers qui étaient inactifs ou en difficultés et qui nous demandent « comment vous avez fait ?  ». Cette lutte devient un exemple et une lueur d’espoir et donc il faut amplifier la solidarité pour qu’elle tienne. La difficulté est que ça a démarré durant l’été. Mais on se prépare à poursuivre jusque septembre et à appeler à de grandes actions, comme un grand meeting national en invitant largement, les organisations syndicales, politiques. Ensuite l’enjeu doit être d’étendre le conflit au niveau national en appelant à ce que des actions se mettent en place partout car ça ne concerne pas seulement l’Emmaüs de Saint-André-lez-Lille.


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