La semaine dernière, Le Monde révélait la nomination prochaine de Geoffroy Lejeune, récemment débarqué de Valeurs Actuelles à la tête du JDD. Une annonce qui a créé un choc dans la rédaction de la publication philo-macroniste et qui soulève une discussion plus large sur la propriété des médias par les milliardaires.

Lejeune à la tête du JDD : Bolloré poursuit son entreprise de « démacronisation » du journal

Depuis plusieurs années déjà, le JDD vit au rythme des offensives de Bolloré et de sa clique. Propriété du groupe Lagardère, qui a fini par être dominé par le grand patron d’extrême-droite à l’issue d’une OPA lancée il y a deux ans et validée le 9 juin dernier par la Commission européenne, le journal subissait ses coups de butoir dès 2021. En octobre, le directeur de la rédaction Hevé Cattegno était ainsi évincé au profit de Jérôme Bellay, remplacé début 2022 par Jérôme Béglé, intervenant régulier dans la matinale de Pascal Praud sur CNews. Des évolutions dans laquelle s’inscrit la nomination de Geoffroy Lejeune, déjà pressenti pour prendre la tête de la rédaction en octobre 2021, qui marque cependant un saut qualitatif.

Ayant réalisé la quasi-entièreté de sa carrière à Valeurs Actuelles, ce dernier est non seulement un pur produit de l’extrême-droite, mais il s’est fait remarquer – et débarqué de Valeurs Actuelles – pour son activisme en faveur de la candidature de Éric Zemmour. Trop à droite pour Valeurs Actuelles, sa nomination au JDD a de quoi dessiner la perspective d’une bollorisation totale de l’hebdomadaire, permettant à Bolloré d’aller au bout de la dynamique des dernières années que certains qualifiaient de « démacronisation ». Jusqu’en 2021, le journal, que le Canard enchaîné qualifiait en 2019 de « Pravda du dimanche », était en effet devenu une tribune quasi-officielle de la macronie, accueillant chaque semaines ses ministres et leurs annonces diverses et variées.

Un rôle que le journal n’avait pas totalement abdiqué ces derniers mois, accueillant, par exemple en avril dernier plusieurs annonces sécuritaires de Darmanin, mais en laissant toujours plus de places, depuis 2021, aux pressions des Républicains sur la macronie, sur le terrain des retraites ou plus récemment de l’immigration., à Marine Le Pen, autrefois persona non grata ou encore à des Unes ultra-réactionnaires comme celle publiée après l’attaque au couteau à Annecy. Un avant-goût de ce que pourrait devenir le média une fois subordonné définitivement au « combat civilisationnel » du milliardaire d’extrême-droite, sous la houlette de ses petits soldats comme Geoffroy Lejeune et Charlotte D’Ornellas.

L’offensive et l’activisme de Bolloré ne passent pas pour la rédaction

Face à cette nouvelle étape dans la prise de contrôle du JDD par Bolloré, la rédaction du journal a réagi à la diffusion de l’information par la mobilisation, lançant une grève reconductible massivement soutenue par l’ensemble des services dès le 22 juin. Dans un communiqué, la Société des journalistes du JDD dénonce l’arrivée de Geoffroy Lejeune qui « exprime des idées à l’opposé des valeurs que porte le JDD depuis soixante-quinze ans » et a participé à propager « des attaques haineuses et de fausses informations » à Valeurs Actuelles. Une mobilisation reconduite après la confirmation vendredi par le Groupe Lagardère de la nomination de Lejeune, qui a empêché la publication de l’hebdomadaire ce dimanche.

Depuis, les journalistes du JDD ont reçu des soutiens larges, allant de la dirigeant de la CGT Sophie Binet à de nombreux députés NUPES en passant par 30 sociétés de journalistes de publications aussi diverses que Challenges, Mediapart, L’Humanité ou BFM TV, et 8 anciens directeurs de la publication du JDD. Une réaction qui reflète le rejet suscité par l’activisme de Bolloré dans les médias qu’il détient. Après avoir préservé le JDD d’interventions trop brutales ces dernières années, réservant celles-ci à Europe 1, en grève en 2021, et, plus récemment, à Paris Match, le JDD semble en effet promis au même destin que iTélé et autres publications sous la main du milliardaire.

Au programme : synergies obligatoires avec d’autres médias fachos de Bolloré, dont CNews est évidemment la pointe avancée, expulsion des récalcitrants, pressions sur les publications de ceux qui choisiraient de rester. Dans les faits, Bolloré ne s’attend pas à ce que ces derniers soient nombreux. Comme le rappellent Les Jours, spécialisés dans l’observation des pratiques du milliardaire breton : « Sûr que l’arrivée de Lejeune va susciter nombre de candidatures au départ… Et c’est sans nul doute le but recherché par un Vincent Bolloré qui agit toujours ainsi. Un Jean-Marc Morandini en forme d’épouvantail balancé au milieu de la rédaction d’i-Télé et hop, une centaine de journalistes a déserté la chaîne info, promptement renommée CNews avec la ligne éditoriale qu’on lui connaît désormais. »

Bolloré renforce son empire médiatique d’extrême-droite

Avec son offensive au sein du JDD, Bolloré se prépare donc à renforcer son empire médiatique d’extrême-droite. De CNews à Europe 1 en passant par Paris Match, le milliardaire a joué un rôle actif ces dernières années dans la propagation des idées les plus réactionnaires, propulsant au passage des figures médiatiques expertes pour servir la soupe à l’extrême-droite, de Cyril Hanouna à Pascal Praud. Une politique dont la promotion de la candidature d’Eric Zemmour en 2022 a été l’expression la plus concentrée, et qui a de quoi inquiéter légitimement ceux qui luttent contre les idées et politiques réactionnaires.

Pour autant, si Bolloré a pu mener une telle offensive, c’est que celle-ci s’est coulée dans la droitisation croissante du paysage politique, produit des poussées de la lutte des classes opérées depuis 2016. De ce point de vue, Macron ou Les Républicains n’ont pas eu besoin de Bolloré pour opérer des virages toujours plus racistes, xénophobes, sécuritaires et autoritaires pour tenter de répondre à la contestation sociale et à la crise du régime. La macronie ne s’est d’ailleurs pas beaucoup émue du changement de propriétaire du JDD, quand bien même celui-ci n’arrangera pas nécessairement ses affaires.

Parce qu’il surfe sur des tendances profondes, soutenues par l’ensemble du patronat, inquiet du dynamisme des mobilisations sociales des dernières années, la prise de contrôle par Bolloré d’un nouveau média invite ainsi à dénoncer plus largement le contrôle qu’exercent les grands patrons français sur l’ensemble de la presse dominante, aussi souples et insidieuses soient leurs méthodes. L’épouvantail Bolloré, qui a la particularité d’afficher de façon claire sa volonté de se concentrer sur les médias et de les mettre au service de l’extrême-droite, n’est en effet que l’expression la plus brutale et la plus offensive de la domination du capital sur la presse.

Sa remise en cause suppose de ne céder à aucune illusion sur la possibilité d’une « bonne » presse bourgeoise, ou d’une réforme des médias, condamnés dans le système actuel à être modelés par les besoins du capital. L’exemple du JDD, passé d’organe de la macronie à probable future tribune pour la droite et l’extrême-droite, est ainsi emblématique de deux impasses.