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Un cinéma muet pour parler de révolution

Quand le plus grand roman anti-guerre est transformé en propagande bourgeoise

En 2023, « À l’Ouest rien de nouveau », adapté par Netflix, a reçu quatre Oscars, ce qui n’est pas difficile à comprendre. La mise en scène de l’horreur de la Première Guerre mondiale est spectaculaire. Mais les producteurs ont détourné le roman original pour en effacer la révolte.

Nathaniel Flakin 

11 novembre 2023

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Quand le plus grand roman anti-guerre est transformé en propagande bourgeoise

Crédits photo : Capture d’écran "A l’Ouest rien de nouveau" / Netflix

Cet article a été publié en allemand le 25 mars 2023 sur Klasse gegen Klasse.
 
Le film produit par Netflix « À l’Ouest rien de nouveau » commence avec une impressionnante séquence d’ouverture de cinq minutes : dans la campagne française, un soldat allemand, dont on sait simplement qu’il s’appelle Heinrich, doit sortir de sa tranchée, et se ruer vers l’ennemi sous les tirs de fusil et de mortier. Alors que ses camarades tombent à gauche à droite, on ne voit pas ce qui arrive à ce jeune homme sans visage. Après l’apparition du titre, on retrouve Heinrich sur un tas de cadavres. Puis la caméra suit son uniforme : nettoyé, réparé, celui-ci est renvoyé en Allemagne pour être immédiatement transmis à la nouvelle vague de recrues.

Cette représentation de la machine de guerre totalement indifférente au destin des individus incarne parfaitement l’esprit du roman d’Erich Maria Remarque publié en 1928. Dans celui-ci, le jeune Paul Bäumer, 17 ans, et ses amis se portent volontaires pour la guerre, aveuglés par la propagande nationaliste de leur professeur. Au front, ils font l’expérience de l’ennui, de la terreur et de l’absurdité absolue du massacre. La dernière page du livre délivre la morale : le jour où Paul est tué, le rapport quotidien de l’Etat-major indique seulement : « À l’Ouest rien de nouveau ».

Mais le film ne s’arrête pas après cette brillante introduction et continue encore deux heures et demie. La mise en scène spectaculaire saisit l’horreur de la guerre avec une violence écrasante mais aussi grâce à de petits détails : lorsqu’un soldat couvert de boue marche dans une flaque, l’eau qui en jaillit est rouge foncée et trahit qu’il s’agit d’une mare de sang. La bande-son, très moderne, évoque très bien l’horreur de la période. Et Albert Schuch incarne remarquablement bien le héros du film.

Bien que de nombreux personnages soient les mêmes que dans le roman – nous rencontrons Paul, Frantz, Kat, Tjaden et d’autres – les réalisateurs ont décidé « d’améliorer » l’histoire et de la transformer au point de la rendre méconnaissable. On nous demande de voir la guerre depuis la perspective individuelle des soldats. Toutes leurs souffrances n’ont « rien de nouveau ». Sauf que le film prend place dans les derniers jours de la guerre et les scènes de bataille se mélangent avec les tractations de l’armistice. Les scènes de haute politique donnent à voir de véritables figures historiques comme Matthias Erzberger, mais aussi des personnages fictifs recomposés, à l’image du général Friedrich.

Il s’agissait probablement de donner un contexte historique au public contemporain qui, contrairement aux lecteurs et lectrices de Remarque, ne se souviennent plus aussi bien des événements de 1918. Mais à travers cette modification, les peines de Paul ne se situent plus dans l’interminable corvée des tranchées. Non, l’histoire prend place au moment le plus lourd de conséquences de la guerre.

Comment la Première Guerre mondiale a-t-elle pris fin ? Netflix aimerait nous faire croire que cela est arrivé grâce à la bravoure de conservateurs comme Erzberger, qui aurait supplié les généraux de mettre fin au massacre. « Plus de 40.000 morts seulement dans les dernières semaines » rappelle-t-il en soupirant. En réalité, Erzberger a été pendant des années un fervent partisan du massacre – il s’est personnellement engagé en faveur des annexions allemandes. Ce n’est qu’en 1917, après que les Etats-Unis sont entrés en guerre, qu’il a réalisé que l’Allemagne n’avait aucune chance de gagner la guerre. En d’autres termes, Erzberger n’était qu’un chauviniste et un impérialiste pragmatique. Il était favorable aux batailles de masse aussi longtemps qu’il existait une possibilité réaliste pour le capital allemand d’en tirer profit. Et il a voulu la paix quand le rapport de force se retournait contre son camp. Pas étonnant qu’il soit si apprécié des bourgeois libéraux d’aujourd’hui.

Dans ce film, on ne voit pas ce qui a véritablement mis fin à la guerre, et ça n’est même pas mentionné : la Révolution de Novembre. Une révolution ouvrière massive, qui a commencé avec la révolte des marins le 4 novembre 1918 et s’est rapidement étendue à toute l’Allemagne. Dans le film, il est rapidement évoqué que le Kaiser a abdiqué, mais sans expliquer ce qui a poussé Guillaume II à quitter le pouvoir. Le 9 novembre, lors de la grève générale et du soulèvement auxquels ont pris part des centaines de milliers de travailleurs et de travailleuses, le palais impérial à Berlin a été encerclé par des rassemblements de masse. L’ardeur révolutionnaire s’emparait de toute l’armée et de la marine. En plus de deux heures de film, il n’y ait fait référence qu’en quelques lignes à propos de « soldats qui refusent d’exécuter les ordres ».
 

Soldats révolutionnaires devant la Porte de Brandenburg à Berlin, le 9 novembre 1918

La nouvelle fin de l’histoire est curieuse. Quelques heures avant que l’armistice n’entre en vigueur, le général Friedrich ordonne au soldat Paul et à son régiment d’attaquer les lignes françaises. Nous sommes en présence d’un cas de confusion dangereux : un auteur de Netflix a dû entendre parler d’un événement historique réel, mais sans le comprendre. À la fin du mois d’octobre 1918, alors que la fin de la guerre était en vue, le Haut Commandement de la marine a ordonné à environ 80.000 marins de prendre la mer pour une ultime – et désespérée – bataille contre la flotte britannique. Ce qui s’est passé alors est déterminant : les marins se sont mutinés. Ils ont arrêté leurs officiers et hissé le drapeau rouge sur le mât de leurs navires. Cet événement, connu comme la mutinerie des marins de Kiel, a marqué le début de la révolution.

Les officiers étaient très conscients de la lassitude de la guerre. Dans le film, on apprend que le chef du Grand Etat-Major allemand, Paul von Hindenburg, a pressé Erzberger à signer la capitulation. Mais pourquoi ? Le film ne propose aucune explication. Dans ses mémoires, Hindenburg se souvient s’être vu confié, à la fin du mois de septembre, qu’en Allemagne « la révolution était à notre porte », si la guerre continuait.

Si l’on s’imagine une situation telle que celle que la fin du film nous la présente, dans laquelle Paul et ses camarades dans les dernières minutes de la guerre sont contraints à une attaque aussi insensée que suicidaire, on peut être à peu près certains de ce qu’il se serait passé. Les soldats auraient pris leurs armes et fusillé le général avant de rentrer chez eux pour se battre pour une révolution et se débarrasser des responsables de ce massacre inimaginable. Au lieu de cela, le réalisateur Edward Berger veut nous faire croire que Paul aurait continué à tuer sur commande – la guerre l’a visiblement transformé en meurtrier psychopathe, incapable de quoique que ce soit d’autre que des assauts contre des soldats français. Tandis que le roman cherchait à ce que nous nous mettions dans la peau de son héros ordinaire, la conclusion du film rend cela impossible.

À une époque où les tranchées ont fait leur retour en Europe, « À l’Ouest rien de nouveau » n’a plus été aussi actuel depuis longtemps. Mais la chute du livre est que les soldats ne sont pas des automates sans cervelle, condamnés à souffrir, à tuer et à mourir jusqu’à ce que des politiciens libéraux ou conservateurs sauvent la situation. Car c’est bien le contraire de cela qui est vrai : les soldats et la classe ouvrière dans sa globalité peuvent arrêter le massacre capitaliste et construire un monde nouveau. Je lis actuellement l’excellente autobiographie de Fritz Zikelsky, enrôlé dans l’armée allemande lors de la Première Guerre mondiale. Il décrit les mêmes horreurs, mais aussi l’opposition grandissante des troupes contre leurs officiers. Jusqu’à ce qu’elles finissent par les désarmer. C’est le genre d’histoire réelle dont nous avons besoin sur nos écrans de cinéma. Mais je n’attendrais pas ça de Netflix.


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