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Analyse

« Apologie du terrorisme » : des prisonniers politiques de 68 au délit d’opinion

Alors que les convocations pour « apologie du terrorisme » pleuvent sur des personnalités exprimant publiquement leur solidarité avec la Palestine, retour sur l’invention et le développement de la notion de terrorisme en France.

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« Apologie du terrorisme » : des prisonniers politiques de 68 au délit d'opinion

Flickr/ Wally Gobetz

En l’espace d’une semaine, la répression des soutiens à la Palestine a franchi un nouveau cap. Le 16 avril, deux militants de Révolution Permanente, dont Anasse Kazib, étaient convoqués par la police. Deux jours plus tard, le tribunal correctionnel de Lille condamnait le secrétaire général de la CGT du Nord, Jean-Paul Delescaut, à une peine d’un an de prison avec sursis. Le lendemain, après l’annulation de deux réunions publiques auxquelles elle devait participer, on apprenait la convocation de Rima Hassan, candidate aux européennes sur la liste LFI. Le 23 avril, Mathilde Panot, présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale, annonçait à son tour être convoquée. Des procédures toutes fondées sur le délit d’« apologie du terrorisme ».

Plus largement, depuis le 7 octobre, ce sont plus de 600 procédures qui ont été engagées pour réprimer toutes celles et ceux qui osent soutenir la résistance du peuple palestinien, ou ne serait-ce que rappeler le caractère colonial de l’État d’Israël, un record depuis la création de l’infraction. Outre ces convocations intimidatrices, les rares affaires déjà jugées par les tribunaux ont conduit à des condamnations d’une extrême sévérité : amendes conséquentes, peines de prison avec sursis et inscription au fichier des auteurs d’infractions terroristes, le FIJAIT.

Si la répression des militants politiques est loin d’être une nouveauté, et que divers dispositifs répressifs d’exception ont été utilisés ces dernières années, notamment par l’entrée de l’état d’urgence décrété en 2015 dans le droit commun, cette offensive est inédite par l’infraction que le gouvernement a choisi pour mener son offensive : l’« apologie du terrorisme ».

Le recours à ce délit pour réprimer n’est pas nouveau. À la suite de l’assassinat de Samuel Paty en 2020, cette qualification avait été utilisée dans l’Éducation nationale pour signaler à la Justice des enfants extrêmement jeunes. Toutefois, le nombre de procédures ouvertes ces derniers mois marque un saut important dans la banalisation de cet outil répressif.

Dans le contexte actuel, ce recours étendu à l’infraction d’« apologie du terrorisme », s’explique d’abord par de très claires consignes gouvernementales. Dès le 10 octobre 2023, le ministre de la Justice donnait instruction aux procureurs de la République de poursuivre tous les propos « vantant les attaques précitées, en les présentant comme une légitime résistance à Israël, ou la diffusion publique de message incitant à porter un jugement favorable sur le Hamas ou le Djihad islamique », y compris ceux s’inscrivant « dans le cadre d’un débat d’intérêt général ».

Mais la criminalisation du soutien à la Palestine aujourd’hui s’appuie sur un régime pénal ultra-répressif mis en place depuis près de 40 ans sous prétexte de la « lutte contre le terrorisme ».

Les crimes politiques avant l’invention du terrorisme

La notion de terrorisme n’est introduite en droit français qu’en 1986. Jusqu’alors les auteurs d’attentats à visée politique sont poursuivis pour des crimes et délits « contre la sûreté de l’État ». Après la fin de la guerre d’Algérie, ceux-ci sont jugés par la Cour de sûreté de l’État, et soumis à une justice d’exception qui dispose déjà de pouvoirs d’investigation considérables : perquisitions de nuit, détentions illimitées, ou encore garde à vue dérogatoire pouvant s’étendre jusqu’à 10 jours (et 15 en cas d’état d’urgence).

Cette juridiction, créée pour juger les membres de l’OAS, et les attentats commis par ses membres, finit par se pérenniser… et par changer de cible. À partir de mai 1968, elle est largement mobilisée pour poursuivre l’extrême gauche. Ce ne sont désormais plus les crimes les plus graves qui y sont jugés, mais les crimes et les délits dont on considère qu’ils portent atteinte à l’autorité de l’État. Comme le dénonçaient alors Robert Badinter et Jean-Denis Bredin, deux avocats parisiens, « [d]errière la sonorité dramatique des qualifications [...], on ne découvre, le plus souvent, que des barbouillages de murs ou de chaussées, des discours qui se veulent enflammés, des distributions de tracts, dont le contenu est incendiaire, et une obstination inlassable à publier et à diffuser un journal interdit ».

Le caractère politique de ces procédures est alors pleinement assumé. Le premier président de l’institution, François Romério, déclarait ainsi sans détour en 1965 : « Sommes-nous enfin une juridiction politique ? N’ayons pas peur des mots. Oui, la Cour de sûreté de l’État est une juridiction politique, ce qui ne veut pas dire une juridiction partisane ».

Cependant, la politisation de ce cadre répressif va de pair avec la reconnaissance des objectifs politiques poursuivis par les auteurs. Le même François Romério soutenait ainsi : « La Cour de sûreté juge, le plus souvent, des honnêtes gens [...]. [L]a lutte qu’il a entreprise résulte souvent d’un idéalisme, poussé à l’extrême, qui exclut toute bassesse, toute vilénie. J’ai eu, devant moi, dans le box de la Cour de sûreté de l’État, des hommes magnifiques, d’une valeur morale exceptionnelle, mais extrêmement dangereux ». Des propos qui, aujourd’hui, seraient aisément qualifiés d’apologie du terrorisme.

Les poursuites, qui ne peuvent être engagées que sur ordre du garde des Sceaux, se situent de fait dans le prolongement de la lutte politique, permettant ainsi aux prisonniers politiques, qui jouissent en outre d’un régime plus favorable de détention, de bénéficier fréquemment de lois d’amnistie au gré des alternances et des volontés de pacification imposées par le rapport de force. Ainsi, les participants aux évènements de mai 1968, sévèrement réprimés, se voient amnistiés dès 1969.

Le tournant néolibéral et la disparition des crimes politiques

L’arrivée de François Mitterrand au pouvoir marque la fin de cette juridiction d’exception. À partir de 1981, toutes les cours d’assises en France sont susceptibles de poursuivre et de juger les actes criminels à caractère politique. Mais dès 1986, le gouvernement Chirac fait adopter une loi qui fait entrer le terme de terrorisme dans le Code de procédure pénale en vue de lui appliquer un régime dérogatoire : les gardes à vue sont allongées tandis que des juridictions spécialisées uniquement composées de magistrats professionnels sont créées. Il s’agit alors, comme l’énonçait Charles Pasqua, de « terroriser les terroristes ». Le gouvernement prend soin de donner à la loi un effet rétroactif afin de priver Georges Ibrahim Abdallah et Régis Schleicher, militant d’Action directe, du bénéfice d’être jugé par un jury populaire. Les deux seront condamnés, en 1987, à la réclusion criminelle à perpétuité.

Sont désormais considérés comme terroristes les crimes et délits lorsque qu’ils sont « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Une définition tautologique qui nie la motivation politique des actes commis, pour se concentrer sur un prétendu objectif délibérément flou : « faire régner la terreur ».

En cela, comme le montre Vanessa Codaccioni dans son ouvrage Justice d’exception : L’État face aux crimes politiques et terroristes, la définition française est le fruit de son époque, la vague néolibérale des années 80. Afin de mettre en échec toute opposition aux régimes capitalistes et impérialistes, la relative « respectabilité » qui entourait les délits et crimes politiques devait être définitivement effacée et remplacée par l’infamie de l’étiquette « terroriste ». En 1981, Margaret Thatcher illustrait parfaitement l’esprit de cette nouvelle époque dans sa réponse aux militants nationalistes irlandais, en lutte ouverte contre l’occupation coloniale britannique et le régime d’apartheid en Irlande du Nord : « Crime is crime is crime : it is not political, it is crime, and there can be no question of granting political status » (« Un crime est un crime : ce n’est pas politique, c’est un crime, et il ne peut être question d’octroyer un statut politique »).

Aujourd’hui, cette définition très floue permet au parquet d’apprécier librement, suivant les directives du garde des Sceaux, ce qui relève ou non du terrorisme. Ces dernières années, la qualification de « terrorisme » a surtout été appliquée aux auteurs d’attentats se revendiquant du djihadisme islamique, mais également à des militants d’extrême gauche, comme dans « l’affaire Tarnac », qui s’est soldée par une relaxe en 2018 après 10 ans d’acharnement policier et judiciaire, ou dans la récente « affaire du 8 décembre » dans laquelle 7 personnes ont été condamnées pour « association de malfaiteurs terroriste ».

En revanche, lorsque des militants d’extrême droite s’adonnent à des ratonnades, comme à Lyon en février dernier, ces agressions très politiques sont simplement qualifiées de « racistes » par la Justice. Ou encore, lorsque qu’une cheffe d’entreprise planifie une tentative d’assassinat contre un syndicaliste, elle se retrouve poursuivie pour « tentative de meurtre en bande organisée ». Pour le parquet antiterroriste, terroriser les personnes racisées et les syndicalistes n’est pas du terrorisme.

L’extension du régime d’exception de l’antiterrorisme

Si l’État choisit avec soin quelles affaires il souhaite qualifier de terroriste, c’est que cette notion permet de mobiliser les nombreux dispositifs qui dérogent aux droits de la défense. Cette dynamique ancienne est très bien illustrée par Raphaël Kempf dans son livre Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes qui s’attache à décrypter la mécanique de criminalisation à l’œuvre à la fin du XIXᵉ contre les anarchistes.

À partir de 1992, et la création dans le code pénal d’une section dédiée aux actes de terrorisme, les lois antiterroristes se multiplient au rythme de près d’une loi par an en moyenne. En quelques années, la quasi-intégralité du régime terroriste déroge au droit commun : prescription de 30 ans (1995), perquisition de nuit (1996), fouille des véhicules (2001), autorisation des infiltrations par les policiers et facilitation des écoutes (2004), garde à vue étendue jusqu’à 96 h (2006), etc. Prenant prétexte d’attentats djihadistes meurtriers et abominables pour étoffer une législation d’exception, les actes appréhendés par la notion de terrorisme vont eux-mêmes progressivement s’élargir.

En 1996, la création de l’infraction d’association de malfaiteurs terroristes avait déjà ouvert la voie à la condamnation des personnes n’ayant elles-mêmes commis aucun acte terroriste. Les lois ultérieures vont fortement accentuer cette tendance : création d’un délit de financement du terrorisme en 2001, de non-justification de l’origine de ressources économiques en 2003, d’entreprise terroriste individuelle en 2006, etc.

Ainsi, de nombreuses organisations, à commencer par Amnesty International, ont régulièrement dénoncé ce durcissement répressif et son intensification depuis 10 ans : « Dès leur adoption dans la loi SILT de 2017 (loi relative à la sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme), les quatre mesures de la loi SILT avaient fait l’objet de vives critiques des organisations de protection des droits humains. Ces mesures consistaient à instaurer dans le droit commun, de manière prolongée (jusqu’en décembre 2020 à l’origine, puis juillet 2021), un régime dérogatoire exceptionnel adopté après les attentats du 13 novembre 2015. Par les pouvoirs conférés aux autorités administratives (décisions concernant des mesures individuelles de contrôle et surveillance, de perquisition hors procédure judiciaire, de fermetures de lieux de culte, d’instauration de périmètres de sécurité), ce régime d’exception, selon Amnesty International, portait atteinte à la liberté de mouvement, au droit à la vie privée et au droit à un procès équitable, en privant les individus des mécanismes de protection garantis par la procédure pénale ». La création du délit d’apologie du terrorisme est exemplaire à cet égard.

Un délit d’opinion terroriste ?

Cette infraction, créée en 1992, est initialement introduite dans la loi sur la liberté de la presse de 1881 puisqu’il s’agit de la répression de l’expression d’une opinion et non de la commission d’un acte matériel. Par conséquent, les auteurs bénéficient d’un régime fondé sur la protection de la liberté d’expression : prescription de l’action publique de trois mois, interdiction de la détention provisoire et impossibilité de recourir à la comparution immédiate.

Si, déjà en 2011, le gouvernement faisait disparaitre une partie de ces « garde-fous » – en permettant notamment le placement en détention provisoire des mis en cause – le délit d’apologie du terrorisme demeure, jusqu’en 2014, quasiment inappliqué. De 1994 à 2014, seules 14 condamnations pour apologie du terrorisme sont prononcées.

C’est en 2014 que le gouvernement franchi un cap sans précédent. La loi du 13 novembre 2014, soustrait ce délit de la loi de 1881 pour le faire entrer dans le code pénal dans la section dédiée aux actes de terrorisme. En effet, pour Bernard Cazeneuve, qui porte alors la loi à l’Assemblée, « ces messages participent du conditionnement idéologique et sont de nature à conduire à la commission d’actes de terrorisme ». De délit d’opinion, soumis à un régime plutôt « protecteur », cette infraction devient une infraction à caractère terroriste à part entière. À cette occasion, de nombreuses voix s’étaient élevées pour dénoncer le caractère anti-démocratique de ce dispositif. Jacques Toubon, Défenseur des droits à l’époque, évoquait un « fiasco judiciaire », quand la LDH et Amnesty International s’inquiétaient de la grande hétérogénéité des propos criminalisables. En ce sens, cette dernière affirmait dans un communiqué : « Une notion comme « l’apologie du terrorisme » risque d’être utilisée pour criminaliser des propos tenus sans l’élément intentionnel nécessaire à la définition d’une infraction et sans qu’ils soient directement susceptibles de provoquer des violences de ce type ».

Les années qui ont suivi ont confirmé que les organisations de défense des libertés démocratiques avaient raison d’être inquiètes : l’infraction a été utilisée à tout-va. Sur la seule année 2015, ce sont 332 condamnations qui ont été prononcées. Ce sont principalement les personnes racisées et musulmanes, dénoncées comme le cheval de Troie des « islamistes », qui en ont fait les frais. La simple tenue d’un propos jugé ambigu sur un attentat ouvre la possibilité de mettre en place une surveillance en mobilisant l’ensemble de l’arsenal antiterroriste : perquisition, infiltration, interceptions de correspondances, sonorisations et fixation d’images de certains lieux, captation de données informatiques, etc. Une politique qui participe de l’islamophobie d’État.

En 2021, avec la loi séparatisme, le gouvernement aggrave encore la peine encourue en prévoyant l’inscription automatique au FIJAIT, qui impose aux personnes fichées de se présenter tous les trois mois aux services de police et de justifier de tout déménagement, tout en interdisant tout emploi dans la fonction publique.

Il faut noter qu’en 2022, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme qui a très clairement affirmé que la sanction pénale prévue par la loi de 2014, soit la possibilité d’une peine de prison, était attentatoire à la liberté d’expression. Une décision largement ignorée par le gouvernement, les juridictions et les médias français.

L’offensive en cours contre le mouvement de soutien à la Palestine s’appuie ainsi sur la notion de terrorisme élaborée et perfectionnée depuis 40 ans. Dans ces procédures en « apologie du terrorisme », c’est la possibilité même de débattre politiquement de la question palestinienne qui est niée. En ce sens, les convocations de Mathilde Panot, Rima Hassan, de Anasse Kazib et Sihame Assbague et de tous les autres relèvent, pour reprendre les mots de Henri Leclerc, d’une « manœuvre policière » : « Lorsqu’il s’agit de qualifier un acte commis à l’étranger, il faut une grande liberté d’expression » explique l’avocat au micro de France Inter.

Si pour Thatcher, remettre en cause l’occupation britannique en Irlande ne pouvait être autre chose qu’un crime, aujourd’hui, dans le discours d’Israël et de ses alliés impérialistes, le peuple palestinien et ses soutiens ne peuvent être que des criminels, et il ne saurait leur être accordé un statut politique.

Faire face à l’offensive répressive en cours depuis des semaines exige de soutenir toutes les personnes engagées dans un combat anti-impérialiste et anticolonial et d’organiser la riposte de toutes celles et ceux engagés dans la défense des libertés démocratiques.


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