L’escalade et ses contradictions

Le nouveau désordre mondial et les tendances à la guerre

Juan Chingo

Le nouveau désordre mondial et les tendances à la guerre

Juan Chingo

Dans le cadre de la préparation de la conférence de la Fraction Trotskyste - Quatrième Internationale, Juan Chingo revient sur les tendances militaristes croissantes (et leurs contradictions), l’épuisement impérial étasunien, la désorientation stratégique de l’Allemagne, les ambitions de la Turquie, et sur les bases pour la construction d’un nouvel internationalisme.

Où en sont les tendances à la guerre ?

Dans d’autres articles et documents, nous avons expliqué comment nous entrons dans une nouvelle phase de réactualisation des tendances plus générales de l’époque impérialiste, en tant qu’époque de crises, de guerres et de révolutions, selon la définition de Lénine. C’est d’ailleurs ce que confirme pleinement la poursuite depuis plus de deux ans de la guerre entre l’Ukraine et la Russie, première guerre majeure sur le territoire européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un climat de guerre se précise de jour en jour.

Comme le souligne Francesco Strazzari dans Il Manifesto, « les pays européens dépensent désormais 380 milliards de dollars pour la défense. C’était 230 milliards en 2014, l’année de l’invasion de la Crimée ». Des hommes politiques britanniques et allemands, des experts de l’Atlantic Council, de l’Institute for the Study of War et d’autres groupes de réflexion parlent maintenant ouvertement d’une possible confrontation entre Moscou et l’OTAN. Le ministre britannique de la Défense, Grant Shapps, a déclaré que nous ne vivions plus « dans un monde d’après-guerre », mais « dans un monde d’avant-guerre ». De leur côté, les États-Unis, centre du système impérialiste mondial, sont en grande difficulté, fragilisés par la gestion de deux conflits ouverts (Ukraine et Palestine) et d’un conflit potentiel (Taïwan), signe de l’extrême tension à laquelle est soumis leur appareil militaire. Dans ce contexte, face au possible retour de Trump à la Maison blanche, les capitales européennes recommencent à douter des garanties étasuniennes quant à leur propre sécurité.

Nous n’en sommes pas encore là. Ces perspectives inquiètent en « Occident » et pourraient signifier des fractures importantes en Europe même. Certains pays pourraient chercher une entente avec la Russie ou la Chine, tandis que d’autres s’aligneraient plus fermement sur les États-Unis. Ce serait donc un retour au monde d’avant 1914 et de l’entre-deux-guerres, marqué par une confrontation ouverte entre grandes puissances, voire une Troisième Guerre mondiale. Dans l’immédiat, les scénarios les plus probables restent des scénarios de crise en dessous du seuil que représente l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, sans perspective immédiate donc de guerre mondiale entre superpuissances [1]. En d’autres termes, nous nous dirigeons à court terme vers un monde déstructuré par des guerres locales et régionales de plus en plus dangereuses.

Comme les États-Unis ne souhaitent désormais plus jouer le rôle de gendarme du monde, ils se tourneront de plus en plus vers leurs alliés pour qu’ils jouent leur rôle dans leur propre arrière-cour. La Grande-Bretagne, par exemple, a considérablement renforcé sa présence militaire dans l’Atlantique Nord. Cette redistribution des rôles génère des tensions et des difficultés de réajustement dans des pays comme l’Italie – qui reste impréparée aux instabilités venant du Sud, notamment du continent africain, et qui ébranlent sa zone d’influence en Méditerranée –, l’Allemagne, ou encore du côté de l’Europe de l’Est et des pays baltes. Ces derniers se situent dans une véritable faille entre l’Europe occidentale et la Russie, dans laquelle la Pologne se détache par son rôle d’avant-poste anti-russe et sa disposition à jouer le rôle de gendarme de l’OTAN sur ce point chaud de l’échiquier régional.

Parallèlement, et à mesure que l’influence des États-Unis en tant que puissance hégémonique au sein du bloc occidental décroît, les tensions au sein de ce même bloc vont en se multipliant, comme on le voit par exemple avec la façon dont la Turquie joue son propre jeu au sein de l’OTAN. Dans le même temps, cela ne signifie pas que le bloc occidental est voué à la désagrégation. Ces tensions pourraient être encore plus marquées du côté du « bloc anti-occidental » mené par la Chine et la Russie, en raison de son caractère beaucoup plus hétérogène. C’est ce qu’indique la méfiance mutuelle existant entre les deux pays qui en sont ses deux principaux piliers. Cela se traduit à plusieurs niveaux : Moscou craint de finir par dépendre trop de Pékin et s’inquiète de l’influence croissante de la Chine en Asie centrale et de sa pression colonisatrice exercée sur la Sibérie. La Russie y répond d’une certaine manière par ses relations avec l’Inde ou encore par le récent réchauffement de ses rapports avec la Corée du Nord, motivé par des enjeux d’armement dans le cadre de la guerre en Ukraine et par la nécessité de trouver une main-d’œuvre pour l’industrie russe. L’objectif est également d’envoyer un message à Pékin en se rapprochant de son vieil allié.

Plus généralement, l’Occident est encore en train d’encaisser le choc du retour de la guerre en Europe. Par-delà les différences évidentes entre les deux situations, certains parallèles avec l’Europe de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, divisée en deux grands blocs antagonistes, sont frappants. C’est à cette époque que celui qui allait devenir le commandant en chef des armées alliées en 1918, et qui mena l’offensive finale contre l’Allemagne, le maréchal français Foch, écrivit : « L’époque actuelle voue les armées à de longues périodes de paix. Puis brusquement, l’Europe se sent ébranlée : c’est la guerre, aux proportions titanesques. Devant cette situation nouvelle, l’opinion se trouble. C’est la victoire qu’elle réclame de son corps d’officiers. Sont-ils réellement prêts pour cela ? [2] ». De notre point de vue de classe, révolutionnaire, il est clair que l’enjeu est à la mise en œuvre de tous les moyens pour que la réponse à cette question soit totalement négative, en développant la mobilisation révolutionnaire des masses pour mettre un coup d’arrêt à l’escalade belliciste en cours. Mais pour que cela soit possible, il nous faut partir de l’état réel des forces de nos ennemis de classe, ainsi que des obstacles qu’ils doivent surmonter pour conduire l’humanité à une telle tragédie.

L’épuisement impérial des États-Unis, un élément décisif de la politique internationale

Les raisons profondes de l’épuisement impérial étasunien sont à chercher du côté de l’exercice même de sa suprématie impérialiste, poussée à ses limites au cours de l’offensive néolibérale et du développement « harmonieux » de la mondialisation. L’unipolarité de l’après-guerre froide était censée rapprocher le monde des États-Unis par le biais du marché, de la démocratie et de la puissance militaire. Au lieu de cela, ces trente années ont été marquées par des défaites militaires, de graves inégalités économiques sur le plan intérieur et un accroissement considérable des responsabilités étasuniennes sur le plan extérieur. La « tentative de redéfinition de l’hégémonie impérialiste » menée par les néoconservateurs au début des années 2000 s’est notamment transformée en son contraire avec les défaites en Irak et en Afghanistan, allant de pair avec un interventionnisme croissant à échelle globale. Ainsi, si l’on prend en compte les invasions et les différentes formes d’engagements militaires nord-américaines, seuls l’Andorre, le Bhoutan et le Liechtenstein n’ont pas connu de présence des forces armées américaines sur leur territoire au cours de la dernière période. Ceci s’est accompagné d’une désindustrialisation relative provoquée par la « mondialisation » à l’intérieur du pays, ce qui a conduit à la résurgence d’un nouveau sentiment isolationniste, le sentiment que les États-Unis en font trop à l’étranger au lieu de s’attaquer aux défis économiques et sociaux à l’intérieur du pays. Depuis Trump et Biden, le sentiment que la priorité est de reconstruire l’Amérique est de plus en plus présent. En d’autres termes, la tentative d’« américaniser le monde » s’est soldée par une grande désillusion, affaiblissant les États-Unis sur le plan intérieur.

Prendre la mesure de cet épuisement impérial étasunien est une bonne façon de comprendre l’état et la dynamique de la situation internationale. Il s’agit avant tout d’une question de détermination. C’est en ce sens d’ailleurs que Stephen M. Walt, chroniqueur à Foreign Policy et professeur de relations internationales à l’université de Harvard souligne tout simplement que « les États-Unis souffrent d’un déficit de détermination. Les citoyens nord-américains sont ainsi de moins en moins disposés à supporter des coûts indéfinis pour défendre leur hégémonie, sont de moins en moins enclins à recourir à la force sur les terrains d’opération extérieurs, à servir sous les drapeaux ou soutenir sans compter les alliés de Washington. Ce refus de faire des sacrifices pour assurer le destin impérial des États-Unis est lié à une souffrance sociale croissante : on songera aux tueries par armes à feu quotidiennes, à la chute de la qualité de l’éducation, aux phénomènes de dépression généralisée ou à la baisse de l’espérance de vie et à l’épidémie d’opioïdes qui est l’une des principales causes de décès chez les adultes de moins de 50 ans. L’aristocratie ouvrière, souvent présentée ou représentée comme la « classe moyenne étasunienne », autrefois forte, voit ses conditions de vie se dégrader. C’est ce qu’a montré la grève dans le secteur de l’automobile. Ce déclin est le résultat de la mondialisation ou de ce qu’en termes marxistes, nous avons appelé l’internationalisation du capital productif et la création de chaînes de valeur contrôlées par les grandes multinationales. Cette situation a conduit à la destruction d’une grande partie de la capacité de production nationale ainsi qu’à une désindustrialisation relative à laquelle les mesures de réindustrialisation prises par l’administration Biden tentent de répondre. Ainsi, alors que les chiffres montrent une économie en plein essor, l’insatisfaction économique continue de croître : le secteur des services ne peut pas compenser les emplois qui ont été perdus par la délocalisation industrielle et par la rationalisation du processus de production. En d’autres termes, le « rêve américain » est bloqué.

À cette situation s’ajoute une crise institutionnelle marquée par un compromis virtuellement impossible. C’est ce qu’illustrent les blocages successifs à la Chambre des représentants concernant le renouvellement des livraisons d’armes à l’Ukraine en raison d’une polarisation politique brutale. Moins visible, mais tout aussi grave, on pourrait également évoquer l’impossibilité de planifier les dépenses militaires à long terme tant en raison des coupes budgétaires que du refus au sein de l’administration d’éliminer certains programmes jugés inutiles, ce qui se traduit par une industrie de guerre atrophiée. Ainsi, la marine étasunienne est de moins en moins pourvue. Il suffit de penser, pour s’en convaincre, que l’un des États les plus pauvres du monde, le Yémen, est aujourd’hui en capacité de remettre en cause la « liberté de navigation » qu’est censée garantir la flotte étasunienne. L’incapacité du Congrès à prendre des décisions alimente par ailleurs la méfiance déjà très présente à l’égard des institutions fédérales.

Cette crise de volonté et cette crise institutionnelle érodent certains piliers de la puissance étasunienne. En premier lieu, la capacité à mener une guerre prolongée contre un ennemi de même envergure. D’une part, la grande majorité des jeunes Américains ne veulent pas ou ne sont pas aptes à être sous les armes. En 2023, une grande partie des forces armées ont manqué leurs objectifs de recrutement de 25 %. Ce phénomène avait déjà été enregistré en 2022, au niveau de l’armée de terre qui avait connu sa pire « crise des vocations » depuis l’introduction de la conscription volontaire en 1973. De même, la population étasunienne est de moins en moins apte à servir sous les drapeaux. Des facteurs tels que l’obésité, les problèmes de santé physique et mentale, la consommation de drogues et d’opiacés, font que de nombreux jeunes sont disqualifiés pour un emploi dans l’armée avant même d’avoir déposé leur candidature. Mais il existe également des problèmes plus profonds : les forces armées sont moins respectées que par le passé.

En comparaison à d’autres institutions comme l’école, le système de santé ou même le Congrès, l’armée reste assez populaire. Toutefois, la tendance historique de l’opinion publique à l’égard de l’armée est clairement à la désaffection. Selon une enquête de la Fondation et de l’Institut Ronald Reagan, la confiance dans les institutions militaires a chuté de 70 % à 48 % entre 2018 et 2022. En 2021, parallèlement au retrait désastreux d’Afghanistan, ce niveau de confiance était même tombé à 45%. Une chute aussi brutale n’a été enregistrée pour aucune autre institution fédérale [3]. Enfin, et nous y reviendrons, la question du renouveau de la compétition entre grandes puissances est loin de passionner les jeunes américains.

En plus de ce problème de population insuffisamment motivée pour se battre, les États-Unis sont confrontés à un autre problème, celui des capacités de production. Sous le néolibéralisme, les forces armées ont été astreintes aux mêmes règles que d’autres secteurs au cours de la période néolibérale. Leurs stocks ont été gérés avec la même logique. Pendant toute la période « unipolaire », l’industrie de guerre est entrée dans un cycle de faible intensité de production. Des décisions budgétaires précises ont systématiquement réduit la production de munitions. Des industries entières ont été maintenues au minimum pendant des décennies afin de ne pas les démanteler. Dans certains cas, seules des commandes de pays étrangers ont permis de maintenir à flot certaines capacités. C’est ainsi qu’aujourd’hui, la nécessité de produire des munitions en grandes quantités dans des délais relativement courts se heurte à d’importantes entraves structurelles. D’une part, la primauté économique des États-Unis ne repose plus, comme au XXe siècle, sur l’industrie manufacturière, mais sur la haute technologie et la finance. Les États-Unis ont ainsi réussi à développer les armes les plus sophistiquées au monde, mais au prix de l’impossibilité de les produire à grande échelle [4]. À cela s’ajoute, comme dans l’ensemble de l’économie, le problème de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée qu’exige une telle production, ce qui limite fortement la capacité à répondre positivement à la multiplication des commandes reçues par les fabricants d’armes. Enfin, se pose également la question de la concentration croissante de l’industrie de la défense [5]. Cette question commence à inquiéter le Pentagone, car elle crée des goulots d’étranglement, sape les incitations à l’innovation et réduit son pouvoir de négociation. C’est ainsi par exemple que les responsables de la défense n’accepteront pas d’augmenter la production de munitions sans contrats pluriannuels, généralement stipulés pour les navires et les avions.

En conclusion, la plus grande limite à la projection et au rôle des États-Unis sur la scène internationale se situe au niveau de son propre front intérieur. Le diagnostic que dresse Robert Gates, ancien directeur de la CIA et du Pentagone, est en ce sens implacable : une population repliée sur elle-même, un Congrès qui offre un triste spectacle et qui est inopérant, un budget et une industrie de guerre insuffisants, des institutions incapables d’élaborer une stratégie et donc d’insuffler du souffle au sein de l’opinion. Comment comprendre dans ce cadre les changements significatifs dans la gestion du (dés)ordre mondial par les États-Unis, qui sont confrontés de plus en plus à des situations de chaos face auxquelles ils semblent bien impuissants et tentent de redéployer leurs efforts en direction du front intérieur et du front asiatique considéré comme la priorité internationale (et ce tout en considérant que le déclin de l’hégémonie américaine n’est que relatif – c’est-à-dire qu’en termes absolus les États-Unis sont toujours la puissance dominante et le resteront probablement à court terme, dans un premier temps) ?

Il faut tout d’abord prendre en compte l’accélération même de la situation internationale et l’ouverture d’une nouvelle phase posant la question des rivalités entre les puissances et de la contestation de l’ordre dominé par les États-Unis. Parallèlement, on ne saurait exclure des évolutions en lien avec le développement de la lutte des classes, conséquence des guerres et des souffrances sans précédent enregistrées par les masses. Deuxièmement, les États-Unis atteignent une limite de plus en plus visible de leur excessive extension impériale. Pendant la première phase de la guerre en Ukraine, les États-Unis avaient réussi à recomposer en partie leur poids sur la scène internationale après la débâcle en Afghanistan, en restructurant et en redéployant l’OTAN. Washington avait également réussi à mettre sur pied un front « occidental élargi », incluant des puissances asiatiques telles que le Japon et la Corée du Sud. Une partie de ces acquis continuent de jouer, comme le montre l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, qui transforme définitivement la mer Baltique en une extension de l’Atlantique nord, renforçant ainsi la pression sur Saint-Pétersbourg et Kaliningrad. Mais l’ouverture d’un troisième front inattendu au Proche-Orient met en lumière les limites de sa capacité de déploiement impérial sur trois théâtres distincts, deux conflits ouverts, sans oublier la question de Taïwan. En outre, le soutien sans faille à Israël a détruit la dernière part de capital politique qui restait au pays dans ce qu’on appelle le « Sud global », déjà largement réticent à s’aligner derrière la puissance hégémonique contre la Russie, alors que sa rhétorique post-ukrainienne s’affaiblit dans les « opinions publiques » des pays impérialistes eux-mêmes et surtout sur son front intérieur, comme en témoignent les difficultés de Joe Biden vis-à-vis de la jeunesse pro-palestinienne et le risque qu’elle se détourne des urnes lors des prochaines élections présidentielles.

Enfin, et c’est peut-être le changement le plus significatif au vu de ses conséquences continentales, il y a la question de la relation transatlantique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis garantissent la sécurité européenne tout en maintenant un contrôle politique sur le continent, en particulier sur l’Allemagne. Aujourd’hui, les puissances européennes sont de plus en plus délaissées et les États-Unis veulent se décharger sur elles du lourd fardeau que représente la gestion de la crise ukrainienne. Cette crise n’est plus la priorité de Washington, ce qui s’ajoute à l’approfondissement de la crise de la principale (bien que non exclusive) puissance hégémonique au niveau européen, à savoir l’Allemagne. Tout ceci ouvre une période de forte instabilité et de dangers dans l’un des principaux centres impérialistes. A fortiori, si Trump devait finir par l’emporter, les Républicains devraient se montrer beaucoup moins regardants vis-à-vis des anciennes alliances forgées après 1945 que ne l’ont été les Démocrates de Biden.

Le recul et la désorientation stratégique de l’Allemagne et une stabilité européenne en péril

S’il est un pays que le changement de phase a durement frappé, c’est bien l’Allemagne. Jusqu’à la guerre en Ukraine, l’Allemagne compensait son manque de puissance géopolitique par sa réussite économique. Tout en bénéficiant et en étant soumise au parapluie nucléaire étasunien, l’Allemagne excellait dans la géoéconomie. Grâce à l’approvisionnement stable en énergie bon marché en provenance de la Russie et à l’interconnexion croissante avec le marché chinois, l’Allemagne avait relancé sa puissance manufacturière et su défendre la capacité de ses entreprises exportatrices contre la concurrence internationale, tout en continuant à profiter du marché européen. Parallèlement, Berlin a été à l’avant-garde des transformations digitales de l’industrie manufacturière. Son fameux plan Industrie 4.0, développé par des industriels et des cabinets de conseil allemands, a par la suite connu un grand succès au point d’être copié partout dans le monde. Cette Allemagne, bastion de stabilité, a certainement agi comme un « hégémon » incontesté en Europe, non seulement en raison de la centralité absolue de sa structure économique, mais également en raison de ses capacités démontrées au sein des institutions européennes.

Aujourd’hui, face aux fortes secousses de la Pax Americana qui commencent à se manifester dans les conflits en Ukraine et à Gaza, Berlin se trouve absolument désarmé sur le plan géopolitique. Pire encore, l’Allemagne craint d’entrer dans une phase de désordre mondial dans laquelle elle ne pourrait compter que sur elle-même pour assurer sa sécurité. Le résultat le plus parlant de cette situation est que le débat sur l’arme atomique qui avait déjà été sur le devant de la scène en 2016-18 a été relancé. Mais contrairement à ces années-là, cette discussion n’est plus seulement menée par des personnalités situées aux « extrêmes », mais directement abordée dans les pages du Spiegel, l’un des principaux magazines allemands.

D’autre part, les États-Unis ont utilisé la guerre par procuration contre la Russie de manière plus ou moins explicite pour s’en prendre à l’Allemagne. Il en va de même pour la Chine. Nous avons déjà expliqué dans d’autres articles les fortes tensions géopolitiques et les différends antérieurs au 24 février 2022 entre les États-Unis et la principale puissance impérialiste européenne, de plus en plus perçue par Washington comme un ennemi latent. Pour maintenir l’hégémonie étasunienne établie après la défaite nazie lors de la Seconde Guerre mondiale, il était vital pour Washington d’empêcher le glissement de Berlin vers l’Est. Le sabotage du gazoduc Nord Stream, un pipeline maritime direct entre l’exportateur russe et le consommateur allemand, contournant la Pologne et les pays baltes, est l’illustration la plus éloquente pour la puissance allemande de cette feuille de route étasunienne. Il s’agit d’un coup porté au lien énergétique germano-russe, pilier de la relation spéciale entre Berlin et le Kremlin. Que ce soit les Étasuniens, directement ou via des tiers, ou les pays les plus anti-russes pour entrer dans leurs grâces, personne n’a été scandalisé par une telle attaque. Mais il ne s’agit que d’une catastrophe parmi d’autres qui ont frappé l’Allemagne depuis le début de la guerre en Ukraine. L’économie allemande a été touchée par la perte du gaz russe bon marché, remplacé par du gaz norvégien beaucoup plus cher, de même que par la contraction du commerce avec la Chine, dont souffre en particulier l’industrie automobile, non préparée à l’assaut des voitures électriques sur le marché chinois et au-delà. À cela s’ajoute la perte de contrôle de son hinterland économique informel qui s’étend de l’est de la France et du nord de l’Italie à l’Europe de l’Est, domaine de la géoéconomie allemande par excellence et vis-à-vis duquel la Pologne réclame la somme faramineuse de 1,3 milliard d’euros à titre de réparation pour le traitement qu’elle a subi de la part des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Varsovie ne percevra bien entendu jamais cette somme. Cela n’en témoigne pas moins de l’émergence de la Pologne en tant qu’acteur régional et de la nouvelle confiance géopolitique de Varsovie qui se présente en tant que partenaire européen anti-russe (et anti-allemand) privilégié de Washington. Parallèlement, les États-Unis tentent de se défausser sur l’Allemagne, et par conséquent sur les autres impérialismes européens, des milliards destinés à la reconstruction de l’Ukraine.

Sur le plan économique, cela se traduit par une crise structurelle en Allemagne. La récession assez limitée jusqu’à présent ne donne qu’une pâle idée de sa profondeur, qui n’est pas seulement conjoncturelle, mais exprime une stagnation du moteur économique du continent européen dont le modèle de croissance – un modèle jusqu’à présent assez envié ! – a besoin d’une restructuration qui pourrait prendre de nombreuses années. Plusieurs grands groupes dans le secteur immobilier, manufacturier et de la santé (traditionnellement considérés comme à l’abri de la crise) sont aujourd’hui très exposés. Comme le souligne la Frankfurter Allgemeine Zeitung, « le nombre croissant de faillites n’est pas seulement dû aux oscillations habituelles de l’économie. Les difficultés ont des causes plus profondes... ». Le secteur automobile, qui subit de plus en plus la pression de la concurrence des start-up chinoises qui ont bénéficié, ironie du sort, d’un certain nombre de transferts de technologies allemandes, est devenu une source d’inquiétude. Thomas Schäfer, PDG de Volkswagen, a d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme : « L’avenir de Volkswagen est en jeu (...). Coûts élevés, baisse de la demande, concurrence accrue… la liste est longue. La situation est extrêmement préoccupante ». De son côté, The Economist se demande si le géant de l’automobile pourrait connaître le même sort que Nokia, dont le PDG avait comparé en 2011 son entreprise à une « plateforme pétrolière en feu » peu après avoir pris la tête de l’entreprise, qui était alors le plus grand fabricant de téléphones portables au monde. Le quotidien patronal français Les Échos précise quant à lui que « c’est également l’hécatombe dans la chimie, à l’origine de la chaîne de valeur, depuis que BASF a annoncé la fermeture d’une partie de sa production. Avec la hausse des coûts de l’énergie, les annonces de délocalisations se multiplient, comme celle du producteur d’électroménager Miele qui va construire ses machines à laver en Pologne à l’avenir. Il s’agit d’un “bouleversement structurel, presque tectonique” [selon] Jochen Schönfelder, expert du Boston Consulting Group dans le magazine « WirtschaftsWoche ». Parallèlement, le conseil d’administration de ThyssenKrupp, le plus grand groupe allemand de sidérurgie, s’apprête à licencier 20 % de ses salariés, à fermer un de ses hauts-fourneaux les plus importants, deux laminoirs et les usines qui transforment l’acier en produits sidérurgiques. Il s’agit de la plus grande restructuration de l’industrie sidérurgique allemande depuis la fusion de Thyssen et de Krupp en 1999.

Si sur le plan économique l’Allemagne est contrainte de changer, alors qu’elle dispose d’atouts importants, sur le plan militaire, où elle est confrontée à une faiblesse historique, sa situation est encore plus compliquée. Comme l’indique un dossier spécial du Financial Times sur l’armée allemande, « à la fin de la Guerre froide, la Bundeswehr comptait un demi-million de soldats, ce qui en faisait l’une des forces de combat les plus redoutables en Europe. Mais entre 1990 et 2019, ses effectifs ont été réduits de 60 %. L’armée est devenue une sorte de parent pauvre, sous-financé. Les équipements militaires ont été mis en sommeil, vendus ou envoyés à la casse. Selon une étude de l’Institut économique allemand (IW), entre 1990 et le début des années 2020, l’armée a été sous-financée d’au moins 394 milliards d’euros selon les normes de l’OTAN ».

Pour la première fois depuis au moins trente ans, la guerre n’est plus un impensé en Allemagne. En novembre, le populaire ministre de la Défense Boris Pistorius a tiré la sonnette d’alarme : « Pour dire les choses très clairement, nous devons nous préparer au fait que, dans le pire des cas, nous pourrions être attaqués. Et dans ce cas, nous devrions être en mesure de mener une guerre défensive ». Il est vrai que cette escalade rhétorique est liée à l’obtention de demandes de crédits supplémentaires ou que le flux d’argent – garanti jusqu’en 2027 par le fonds de 100 milliards d’euros obtenu grâce à la « Zeitenwende » (tournant) du chancelier Olaf Scholz – ne sera pas interrompu. Mais Pistorius lui-même admet qu’elle est également destinée à « réveiller les Allemands ». Ambiance !

Pourtant, malgré cette nouvelle rhétorique et la volonté affichée du gouvernement, le réarmement annoncé peine à passer le cap. En effet, la Bundeswehr continue à être considérée comme la moins efficace des armées des grands pays européens. Pire encore, selon le même rapport du Financial Times, « malgré tout l’argent investi, la Bundeswehr est à bien des égards encore moins bien équipée qu’avant l’invasion russe de l’Ukraine. L’Allemagne a cédé une grande partie de ses meilleurs équipements à Kiev. Et on ne sait toujours pas comment et quand les pertes seront à nouveau comblées [6] ».

Ce qui a nettement changé, c’est la rhétorique de plus en plus belliqueuse. Dans le passé, les hommes politiques qui préconisaient une augmentation du budget de la défense étaient relégués à l’arrière-plan. Aujourd’hui, ce sont ceux qui tentent de mettre en garde contre le militarisme qui se retrouvent sur la touche. Toujours selon le Financial Times, le ministre de la Défense est allé jusqu’à affirmer dans une interview « que l’Allemagne doit devenir kriegstüchtig, un mot qui signifie « prêt à faire la guerre et capable de la faire ». L’aile pacifiste du parti social-démocrate a protesté. Le changement de rhétorique en a surpris plus d’un. Il y a cinq ans, les gens auraient traité Pistorius de fou pour avoir utilisé ce mot […]. Aujourd’hui, c’est l’homme politique le plus populaire d’Allemagne ». Berlin tente avant tout de trouver un discours qui persuade son opinion publique d’accepter le réarmement sans provoquer de terribles convulsions au sein de la société. Le cœur du message est de convaincre les Allemands que l’Allemagne vaut la peine d’être défendue. Les résultats dans l’opinion publique sont encore contradictoires. Tandis que le soutien aux dépenses de défense augmente et que la confiance dans l’armée s’accroît fortement, alors que la principale préoccupation des jeunes n’est plus le changement climatique mais la guerre, plus de la moitié des Allemands sont prudents quant à la politique étrangère de Berlin et près de 70 % d’entre eux ne veulent pas que l’Allemagne assume un rôle de leadership militaire en Europe.

La fin de la stabilité économique, sociale, sécuritaire et géopolitique de l’Allemagne ouvre donc une crise de consentement sans précédent dans l’histoire de la République fédérale. Un sondeur affirme ainsi que « la fragmentation politique de l’Allemagne est “terriblement semblable” à celle des années 1930, établissant une comparaison avec la période de Weimar avant l’arrivée au pouvoir des nazis ». La preuve la plus flagrante de ce nouveau climat politique est la montée en puissance impressionnante de l’Alternative für Deutschland (AfD), une formation d’extrême droite créée en 2013. L’AfD est désormais le deuxième parti le plus populaire du pays, après la CDU et devance les trois forces de la « Grosse coalition » aujourd’hui au pouvoir. Selon les sondages, la coprésidente de l’AfD, Alice Weidel, est plus populaire que le chancelier Olaf Scholz. Si les politiques anti-immigration et les difficultés économiques expliquent en grande partie cette ascension fulgurante au cours des derniers mois, la fragmentation du champ politique recoupe de plus en plus les questions géopolitiques. De plus en plus ouvertement, les « forces anti-establishment » demandent une révision des conditions qui ont permis l’intégration de l’Allemagne dans le système dirigé par les États-Unis. Alice Weidel souhaiterait ainsi organiser un « référendum sur la sortie de l’Allemagne de l’UE » et affirme que le Brexit devrait être un « modèle » pour les Allemands. Sahra Wagenknecht, une ancienne députée de Die Linke qui a récemment fondé son propre parti, appelle au rétablissement du lien énergétique avec Moscou, convaincue que Berlin « mène une guerre économique contre elle-même ». Le chef de la branche thuringienne de l’AfD, Björn Höcke, cite Poutine qui a déclaré que l’Allemagne et la Russie seraient ensemble « imbattables » et affirme que « les intérêts de l’Amérique ne sont pas ceux de l’Europe ». Tout cela se combine, sur le terrain social, avec des tendances croissantes « à la française » dans le domaine de la lutte des classes. C’est ce que montrent la paralysie logistique et administrative causée par la récente vague de grèves des conducteurs de train et des agriculteurs, ainsi que les manifestations monstres contre la montée de l’extrême droite, auxquelles s’ajoutent des éléments de division interne aiguë « à l’américaine ». Ainsi, le ministre de l’Agriculture Cem Özdemir a mis en garde contre le climat social en Allemagne, soulignant que « c’est une division dangereuse qui peut conduire à des situations comme celles que nous voyons aux États-Unis : les gens ne se parlent plus, ne se croient plus et s’accusent mutuellement de tous les maux ».

En d’autres termes, l’Allemagne sortira vaincue de la guerre en Ukraine, quelle qu’en soit l’issue. L’Allemagne voit son image à l’étranger s’éroder progressivement et se retrouve contrainte de se concentrer sur les déséquilibres du front intérieur. Le pays entre dans une période de désorientation stratégique aigüe. En raison de sa centralité, cela aura des conséquences sur la politique et la stabilité européennes. La froideur glaciale qui règne à Berlin et dans d’autres capitales européennes en réponse aux déclarations de Macron, au sujet de l’envoi de troupes européennes en Ukraine, n’est qu’une des expressions des graves dissensions qui pourraient fracturer l’Europe. Alors que le président français a déclaré lors d’une conférence de presse que « la défaite de la Russie est indispensable à la sécurité et à la stabilité de l’Europe », sans que l’on sache exactement quels moyens et capacités sous-tendent ses propos – comme c’est habituellement le cas dans les commentaires de politique étrangère – le chancelier allemand, plus réaliste, mise clairement sur un match nul dans la guerre. Il ne veut pas que Vladimir Poutine occupe davantage le territoire ukrainien, mais il n’est pas non plus prêt à soutenir l’Ukraine dans sa lutte pour libérer les territoires occupés par la Russie.

La Turquie, puissance émergente qui tire parti de la faiblesse des grandes puissances

La Turquie, puissance montante, exploite la faiblesse des grandes puissances. S’il existe une puissance qui tire au mieux profit du chaos dans la situation internationale, de la faiblesse des États-Unis sur la scène internationale ainsi que de la Russie dans son ancienne zone d’influence de l’ex-URSS du fait de l’engagement à la limite de ses capacités dans une guerre qui l’épuise, c’est bien la Turquie, qui se positionne comme un acteur incontournable dans les différents scénarios de crise [7]. Dans le cadre de l’OTAN et face aux craintes russes, Ankara bénéficie de plus en plus de la centralité géopolitique qu’elle a acquise grâce à la guerre en Ukraine. Tirant profit de sa puissance militaire construite sur la durée, la Turquie apparaît comme le seul acteur régional capable de freiner l’expansionnisme russe, tout en maintenant un accord tactique avec Moscou en dépit des désaccords entre les deux pays dans plusieurs dossiers [8]. Un habile stratagème géopolitique qui lui permet d’osciller au gré de ses intérêts entre les besoins des États-Unis et ceux de son principal adversaire régional. Ainsi, pendant la guerre, la Turquie a démontré au monde entier son rôle de médiateur en étant le seul pays de l’OTAN encore en pourparlers avec Vladimir Poutine, ce qui a permis à Erdoğan d’organiser le passage sécurisé des navires céréaliers ukrainiens à travers la mer Noire pendant une grande partie du conflit. En outre, la possibilité d’une nouvelle capitulation des États-Unis après l’Afghanistan, livrant les Ukrainiens à leur propre sort, amplifierait le rôle d’endiguement anti-russe de la Turquie face à la crise de crédibilité de Washington. Parallèlement, Ankara améliorerait son rapport de force vis-à-vis de la Russie qui ne pourra que ressortir exsangue de la guerre. Les différents fruits de cette politique sont déjà visibles. En dernière instance, Ankara a obtenu ce qu’elle voulait dans le bras de fer sur le dossier des F-16 qui l’opposait aux États-Unis [9]. De la même façon, avec son soutien militaire et politique à l’Azerbaïdjan dans sa récente guerre contre l’Arménie pour le contrôle du Nagorno-Karabakh, Ankara a gagné l’hégémonie dans le Caucase, au détriment de Moscou.

Au Proche et Moyen-Orient, Erdoğan cherche également à occuper le devant de la scène dans une région hautement inflammable. Le pari turc est conscient qu’à la fin de la guerre à Gaza, les États-Unis seront contraints de revoir leur copie et de permettre la consolidation de l’influence d’Ankara dans la région. Au cours des dernières années, en effet, Israël était la priorité absolue de Washington, tandis que l’Iran se renforçait en tant que puissance régionale. Cette combinaison permettait de contenir l’expansionnisme turc, en configurant un équilibre des forces empêchant l’émergence d’une réelle puissance hégémonique régionale à travers la perpétuation d’un chaos à peu près gérable à distance. Il ne faut pas en effet oublier que dans le cadre du conflit syrien, entre 2011 et 2016, la Turquie a été écrasée dans le face-à-face américano-russe, surtout par son allié américain. Obama a en effet joué un rôle clé en refusant de renverser le régime al-Assad, en se rangeant du côté du PKK à l’est de l’Euphrate et en légitimant les ambitions régionales de l’Iran pour contenir celles de la Turquie. Cette configuration a volé en éclats le 7 octobre 2023 en raison de l’aveuglement stratégique israélien, comme en témoigne le risque d’embrasement régional, qui est le scénario que Washington souhaitait et continue à vouloir éviter à tout prix. Erdogan fait le pari qu’après le désordre extrême de ces derniers mois, la nécessité d’un nouvel agencement régional lui permettra de prendre sa revanche. L’affaiblissement accru des États-Unis et, en même temps, la nécessité de gérer à distance cette région dangereuse, renforcent la position de force de la Turquie. Quelqu’un devra en effet garantir la sécurité de l’Arabie Saoudite, contenir l’Iran, gérer les querelles récurrentes entre les différents acteurs locaux dans une région où l’antisionisme a fait un bond, isolant un peu plus l’État colonial d’Israël sur l’échiquier régional.

Une fois de plus, la Turquie, contrairement à l’Iran ou à d’autres puissances régionales qui entrent en confrontation ouverte avec l’actuelle puissance dominante du monde, tire profit de la faiblesse des États-Unis, tout en restant dans le cadre de l’OTAN, dirigé par Washington, lui offrant ses services mais tirant sur la corde le plus possible sans jamais la rompre. Le récent voyage d’Erdoğan au Caire, qui referme définitivement la plaie ouverte en 2013 par le renversement violent de Mohamed Morsi, implique un tournant dans la collaboration avec la dictature du maréchal al-Sissi, à laquelle la Turquie fournira ses puissants drones de combat, tandis que les deux pays entendent coproduire différents types de munitions utilisées dans les drones de nouvelle génération. Cet accord important avec l’Égypte augmenterait considérablement le poids de la Turquie dans l’équation régionale, lui donnant un avantage concurrentiel non négligeable par rapport à Israël et à l’Iran.

C’est donc sur la base de ce renforcement régional et en se rendant indispensable aux États-Unis en Eurasie occidentale qu’Ankara entend réaliser des gains stratégiques en Méditerranée orientale, en profitant des limites montrées par Israël et, plus problématiquement, en se renforçant contre la Grèce, son ennemi historique, mais membre également de l’OTAN. La Turquie ne veut pas laisser passer cette opportunité comme elle l’a fait par le passé. Erdogan a en effet perdu gros à la suite de son soutien aux Frères musulmans en Égypte, en juin 2012. Cependant, la route est loin d’être facile et sera semée d’embûches : la forte instabilité régionale fait qu’un mauvais coup géopolitique et/ou militaire peut faire s’écrouler tout l’édifice. Par ailleurs, les bases économiques de la Turquie, même si elle bénéficie désormais du financement des pays du Golfe avec lesquels elle s’est réconciliée, restent faibles. Enfin, les soubresauts de la révolution et de la contre-révolution dont l’Égypte continue à être le théâtre après la chute de Moubarak pourraient remettre en cause ses velléités néo-impériales. L’Égypte d’Al-Sissi, dont se rapproche Erdogan, est une bombe sociale à retardement hantée par l’image de la grave crise qu’a traversée le Liban après 2019 et qui pourrait faire voler en éclats les projets de celui qui se voit en nouveau sultan d’Anatolie ainsi que ceux de toutes les bourgeoisies réactionnaires du Proche et Moyen-Orient.

La résistance au militarisme et le possible réveil de l’internationalisme prolétarien

La pierre de touche du tournant militariste actuel seront les masses, ou ce que l’on appelle communément l’opinion publique. Il s’agit, et heureusement, dans un sens, de l’élément le plus en retard dans la préparation ou la disposition à une déflagration militaire à grande échelle.

Comme nous l’avons souligné, du point de vue de la puissance hégémonique, de moins en moins d’Américains veulent ou peuvent s’enrôler tandis que la popularité des forces armées connaît une inflexion importante. Ce qui est plus intéressant, c’est d’examiner certaines des raisons de ces tendances. Contrairement aux générations précédentes, notamment celles nées après Pearl Harbor et surtout pendant la Guerre froide, les jeunes Américains ne sont pas particulièrement attachés à l’exceptionnalisme étasunien. Ils n’ont pas connu la peur et ne voient pas spécialement d’un bon œil la position mondiale de leur pays. Il s’agit là de coordonnées qui ne permettent pas de prendre sérieusement en considération la possibilité de mettre sa vie en péril pour la patrie. Cela a de quoi inquiéter les analystes en géopolitiques qui craignent le glissement croissant d’une grande partie de la population vers la langueur éthérée de la post-histoire ou qui dénoncent la « féminisation » des futurs soldats à l’aide de stéréotypes sexistes, ou encore, comme certains parlementaires républicains, le danger du « wokisme » qui mettrait en péril le recrutement dans l’armée et la fidélisation des militaires.

Mais derrière ces attitudes, il n’y a pas seulement des changements de mode de vie ou de politique, mais fondamentalement une prise de conscience des traumatismes terribles que les guerres ont laissés derrière elles. Ainsi, selon le directeur marketing de l’armée étatunienne, Alex Fink, « les trois principales raisons invoquées par les jeunes pour refuser de s’engager dans l’armée sont les mêmes dans tous les secteurs [à savoir armée de terre, marine et armée de l’air], en l’occurrence, et dans l’ordre, la peur de la mort, la crainte du syndrome de stress post-traumatique et l’abandon des amis et de la famille ». Les jeunes trouvent les carrières militaires trop stressantes. Ils n’ont pas l’intention de « mettre leur vie entre parenthèses ». Et, selon un autre gradé de l’armée étasunienne, « ils sont convaincus que servir sous les drapeaux leur causera des traumatismes physiques ou émotionnels ». C’est l’héritage encore très présent des expériences irakiennes et afghanes. En 2021, en effet, 75 % des vétérans affirmaient souffrir de troubles mentaux. Commentant les raisons pour lesquelles le recrutement militaire est en crise, Ryan McMaken, rédacteur en chef du Mises Institute souligne ainsi qu’il est « facile de comprendre pourquoi de nombreux jeunes ne trouvent pas le service militaire particulièrement attrayant. L’armée américaine a perdu en Irak et en Afghanistan, et n’a pas gagné de guerre majeure depuis 1945. Les recrues potentielles les plus intelligentes sont susceptibles de réaliser que l’invasion américaine de l’Irak n’était pas plus justifiée moralement que l’invasion russe de l’Ukraine. Les recrues potentielles dotées d’un esprit critique pourraient également se rendre compte que l’armée est impatiente de transformer les soldats américains en chair à canon pour l’artillerie russe. Auparavant, la propagande habituelle du régime aurait pu convaincre les recrues potentielles que “nous combattons les Russes en Ukraine pour ne pas avoir à les combattre à Kansas City”. Il s’agit d’une variante d’un mensonge courant que les pro-guerre racontent aux Américains. Mais aujourd’hui, l’armée ne peut même plus réellement imaginer que les potentiels candidats issus des milieux conservateurs, qui représentent un secteur clé pour les recruteurs, pourraient croire à ce genre de récit. À cause de l’évolution des opinions des populistes conservateurs en matière de politique étrangère, nombre de jeunes hommes de l’Amérique profonde voient un décalage complet entre les dernières guerres menées par les États-Unis et ce qui serait, réellement, la “défense de la patrie” ».

Si ces motivations sont peut-être plus aiguës aux États-Unis, comme le montre le mouvement phénoménal de soutien à Gaza et, plus dramatiquement, la tragique immolation d’un militaire d’active devant l’ambassade d’Israël à Washington aux cris de « Free Palestine ! », elles ne sont pas l’apanage de la première superpuissance. Si l’on en croit certains sondages, plus d’un tiers des Britanniques de moins de 40 ans refuseraient la conscription militaire en cas de nouvelle guerre mondiale, un chiffre supérieur au nombre de ceux qui se disent prêts à se porter volontaires ou à accepter la conscription [10].

Ces indicateurs montrent à quel point l’opinion publique « occidentale » est mal préparée à la nouvelle ère des guerres de haute intensité, euphémisme pour désigner les guerres entre puissances. Comme le montre cette observation faite par deux aumôniers militaires étasuniens, habitués des publications officielles qui circulent dans l’armée, « les jeunes soldats et les recrues potentielles ne savent pas ce qu’est la compétition entre grandes puissances. La génération Z peut se battre et le fera. Mais elle doit d’abord comprendre pourquoi. »

Ces éléments très intéressants montrent que les grands États n’ont pas encore gagné « la bataille des cœurs » des nouvelles générations. La bourgeoisie tentera d’utiliser la misère croissante et le poison du protectionnisme et du patriotisme pour briser le mode de pensée plus tolérant, plus ouvert et plus pacifique des nouvelles générations. Cela pourrait modifier la perception de ce que signifie l’État-nation aux yeux de la population. Une sorte de retournement des perceptions, à l’instar de ce à quoi nous avons assisté, au cours de la pandémie, vis-à-vis des travailleurs dits essentiels et dont nous commençons à peine à voir les conséquences sociales, politiques et idéologiques aujourd’hui. Face à la vague de la mondialisation, l’État-nation était perçu, – au-delà de son caractère central d’instrument fondamental et indispensable de cette même mondialisation – comme un refuge face à la voracité du capital et des transnationales. Cette perception avait même eu pour conséquence d’inverser les termes de l’appel final du Manifeste communiste de 1848, la bourgeoisie apparaissant comme internationaliste et le prolétariat comme plus nationaliste.

Le virage croissant vers la militarisation et les rivalités entre les grandes puissances révèle le visage le plus abject de l’État-nation, par le retour au premier plan des fonctions régaliennes de celui-ci. Telles sont les conditions objectives qui laissent entrevoir la possibilité d’une renaissance de l’internationalisme prolétarien, si en tant que révolutionnaires, nous sommes en capacité de gagner les esprits et les cœurs des jeunes générations, à l’instar de ce à quoi appellent les deux aumôniers militaires étasuniens que nous citions : « pour gagner les cœurs de la Génération Z, il faut d’abord gagner les esprits ». Dans cette lutte pour les cœurs des nouvelles générations de travailleurs, l’avenir des prochaines décennies est peut-être en jeu. La nécessité d’une lutte idéologique et politique ouverte contre les tendances bellicistes et militaristes ne relève plus de la simple propagande. Elle doit prendre une nouvelle actualité. Dans les pays impérialistes, c’est peut-être l’un des principaux leviers d’un réveil de la conscience de classe, à l’instar de ce que commence à montrer le mouvement international de soutien aux Palestiniens. Rappelons que les jeunes militant.es de la fin des années 1960 et des années 1970 ont transposé sur les lieux de travail leur défiance à l’égard de la classe dirigeante qui avait mûri vis-à-vis de la guerre du Viêt Nam, contribuant ainsi à radicaliser le monde du travail. Il est possible que les guerres à Gaza et en Ukraine aient ou auront un impact dans les entreprises et les lieux de travail, comme cela a été le cas à l’époque dans les années 1970. C’est en ce sens que la capitulation d’une grande partie de la gauche radicale face à l’OTAN dans la guerre en Ukraine est grave, à un moment où les jeunes générations commencent à réagir aux choix faits par les gouvernements en termes de politique étrangère. Plus que jamais, comme le disait déjà Lénine il y a plus d’un siècle, l’ennemi principal se trouve « chez nous ».

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1L’article 5 du Traité de l’OTAN de 1949 stipule que si un pays membre est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de belligérance comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué [NdT].

[2Ferdinand Foch, De la conduite de la guerre, 1904, cité dans Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ?, Robert Laffont, p. 30.

[3Voir également « The U.S. military has a politics problem », Washington Post, 01/12/2022.

[4L’exemple de la Seconde Guerre mondiale est instructif sur ce terrain comme le note Jean-Dominique Merchet dans Sommes-nous prêts pour la guerre ? : « L’Allemagne nazie était dans la course à la performance technologique, alors que les États-Unis ont d’abord misé sur leurs performances industrielles – c’est-à-dire la capacité à produire massivement à moindre coût. Le char allemand Tigre était très en avance sur le Sherman américain, mais ce dernier a été produit à près de 50 000 exemplaires contre moins de 1 800 Tigre I et II. Les missiles allemands V1 et V2 exploraient les voies de l’avenir, mais ils n’ont pas eu le même impact stratégique que les bombardiers quadrimoteurs B-17 ou B-24. De même dans la chasse : les Américains n’ont utilisé aucun avion à réaction durant le conflit, contrairement aux Allemands qui ont mis en service pas moins de quatre modèles différents (Me-262, Ar-234, He-162 et Me-263). Quant aux sous-marins allemands type XXI, leur technologie révolutionnaire n’a pas fait la différence. S’ils ont été construits à 118 exemplaires à partir de 1943, seuls deux d’entre eux ont pu entrer en service opérationnel, tant ils étaient complexes. En face, les 2 710 cargos américains Liberty ships, construits simultanément dans 18 chantiers navals de manière standardisée, à raison de trois bateaux tous les deux jours, ont été un élément essentiel de la victoire des Alliés.

[5Depuis les années 1990, on assiste à une forte consolidation de ce secteur. Par exemple, les grandes entreprises sont passées de 51 à 5 (Raytheon, Lockheed Martin, General Dynamics, Boeing et Northrop Grumman). D’ici 2020, elles se partageront 36 % de tous les contrats du Pentagone, soit une augmentation de 71 % par rapport à 2015

[6Dans le même article, le FT note : « Dans sa guerre d’usure, Kiev a d’abord reçu les véhicules blindés vieillissants hérités de l’ex-RDA, puis les versions obsolètes des chars Leopard-2, et Kiev a fini par exiger la livraison de systèmes militaires de nouvelle génération indispensables à toute armée. Toujours selon le Financial Times, l’Allemagne a ainsi fait don de 14 obusiers blindés 2000, l’un des systèmes les plus avancés de ce type au monde. Mais selon les contrats actuels, seuls 10 d’entre eux seront remplacés. Un porte-parole du ministère de la Défense a déclaré qu’il était possible d’en acheter 18 autres pour l’armée, « si le financement le permet ». Entre-temps, les projets de remplacement des cinq systèmes d’artillerie Mars II fournis à l’Ukraine par cinq lance-roquettes multiples Puls de fabrication israélienne avancent à pas de tortue, le Bundestag n’ayant pas encore approuvé cet achat. Il pourrait également s’écouler des années avant que la Bundeswehr ne parvienne à remplacer les 18 chars de combat Leopard 2 A6 qu’elle a livré à Kiev. »

[7L’industrie de défense turque est en train de se transformer en acteur de plus en plus sérieux en termes d’exportations. Face à la décision des États-Unis, dans les années 1980, de refuser de lui vendre des armes après l’occupation de la Chypre du nord, la Turquie a entrepris de devenir plus autonome sur le plan militaire, en développant ses propres missiles et autres équipements militaires. Aujourd’hui, elle est l’un des principaux développeurs et producteurs mondiaux d’aéronefs sans pilote. Son modèle Bayraktar TB2 a été utilisé avec succès par les Ukrainiens au début des combats. Le succès des drones et leur notoriété pendant la guerre en Ukraine ont créé une nouvelle demande. Aujourd’hui, 24 pays ont déjà signé des contrats d’importation pour se porter acquéreurs de ce modèle.

[8D’une part, Ankara apporte un soutien militaire et diplomatique à Kiev, et son président a juré de ne jamais accepter la moindre annexion du territoire ukrainien par Moscou. La Turquie ne reconnaît plus l’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie en 2014. En revanche, elle n’a jamais rejoint « l’Occident » dans son train de sanctions contre la Russie. Ankara est devenu l’un des principaux acquéreurs du brut et du gaz russes, derrière la Chine et l’Inde. En outre, l’aéroport d’Istanbul reste une plaque tournante pour les vols à destination et en provenance des grandes villes russes.

[9Après des mois de négociations, le 26 janvier 2024, le département d’État américain a approuvé un accord de 23 milliards de dollars portant sur la vente de 40 avions F-16 et de 79 appareils destinés à moderniser la flotte existante. Cet accord intervient peu de temps après que le parlement turc a approuvé l’adhésion de la Suède à l’OTAN. La vente doit encore être approuvée par les membres du Congrès étasunien.

[10Selon cette même enquête, « 38 % des moins de 40 ans déclarent qu’ils refuseraient de servir dans les forces armées en cas de nouvelle guerre mondiale, et 30 % déclarent qu’ils ne serviraient pas même si la Grande-Bretagne était confrontée à une invasion imminente. La tranche d’âge 18-40 ans est similaire à celle que le gouvernement britannique a initialement utilisée pour la conscription lors des deux guerres mondiales. Une personne sur quatorze (7 %) déclare qu’elle se porterait volontaire pour les forces armées si une guerre mondiale éclatait, ce chiffre passant à 11 % dans le cas où la Grande-Bretagne elle-même serait menacée. D’autres déclarent que même s’ils ne serviraient pas, ils ne résisteraient pas à la conscription le moment venu – 21 % dans le cas d’une guerre mondiale et 23 % dans le cas spécifique où la Grande-Bretagne serait confrontée à une invasion ».
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