Histoire

La naissance du mouvement homosexuel et le socialisme en Allemagne

Camille Lupo

La naissance du mouvement homosexuel et le socialisme en Allemagne

Camille Lupo

Si Marx et Engels mentionnaient déjà dans certains de leurs écrits l’homosexualité, ainsi que des réflexions sur le genre, la sexualité ou la famille, ce sont les positions et les actions quelques années plus tard des révolutionnaires organisés pendant les premières attaques sur les populations LGBT en Europe qui ont fait office de démonstration du potentiel de l’alliance entre le mouvement LGBT et la gauche révolutionnaire. Retour sur la naissance du mouvement homosexuel en Allemagne, ses liens avec le socialisme et les leçons de cette alliance dans ses victoires et ses défaites.

Les précurseurs du mouvement homosexuel en Europe et le socialisme

Dans Sexuality and Socialism (La sexualité et le socialisme), Sherry Wolf trace le portrait d’Edward Carpenter, un des premiers hommes gays vivant ouvertement en tant que tel aux yeux du public. Socialiste anglais influent dans les années 1870, formé au sein des branches anarchistes et utopiques du socialisme anglais de l’époque, il écrit notamment sur l’émancipation des femmes et la société de classes. À une époque où l’homosexualité était illégale, Carpenter établit, dans ses écrits et dans ses prises de parole publiques, un lien entre le climat de répression sexuelle de l’époque victorienne et un système économique fondé sur la compétition. En dialogue avec son prédécesseur allemand Karl Ulrichs, il défend l’idée selon laquelle le potentiel homosexuel (ou « uranien », selon le terme de l’époque inventé par Ulrichs) était présent en chacun.

Ulrichs, juriste allemand, est peut-être le précurseur le plus connu du mouvement homosexuel. Son oeuvre représente la plus large collection de textes sur l’homosexualité dans les années 1860. En 1862, il publie pour la première fois des écrits qui utilisent le terme « uranien » (Urning en allemand). Le concept entend désigner les personnes gays et lesbiennes sous la notion d’un « troisième sexe », qu’il considère comme défini par la présence d’un esprit de femme dans un corps d’homme pour les hommes gays, et vice-versa pour les femmes lesbiennes. Si les idées d’Ulrichs apparaissent aujourd’hui dépassées et que ses conceptions prennent leurs racines dans les a priori essentialistes du genre et de l’orientation sexuelle, qui seraient psychiquement et biologiquement pré-déterminés, elles représentent néanmoins des avancées pour l’époque. Ses idées sont restées influentes pendant des dizaines d’années dans les débuts du mouvement homosexuel en Allemagne, mais aussi au-delà, en Angleterre et sur le reste du continent européen, notamment grâce à la persistance d’Ulrichs : malgré les injures publiques et une période d’emprisonnement, il est l’un des premiers hommes gays à avoir fait un coming out public et il a écrit durant des dizaines d’années contre les lois répressives à l’encontre des homosexuels.

Ulrichs entretient une correspondance régulière avec Karl-Marie Benkert, un écrivain germanophone connu sous le pseudonyme de Karoly Maria Keterbeny, qui évolue également dans les cercles littéraires et philosophiques de Marx. Il est crédité de l’invention du terme « homosexuel ». En 1869, il écrit une lettre ouverte au ministre de la Justice allemand en défense des droits homosexuels : il s’inquiète, comme Ulrichs, qu’une loi prussienne (cantonnée pour le moment à ce seul État qui n’est pas encore unifié avec le reste de l’Allemagne) criminalisant l’homosexualité masculine puisse devenir nationale. Il argue dans sa lettre que la Révolution française et le Code civil de Napoléon en France avaient déjà décriminalisé l’homosexualité, et qu’une telle loi serait un retour en arrière à l’échelle de l’Europe.

Le cœur de son argumentaire consiste à affirmer que la liberté sexuelle pour les homosexuels ne poserait aucun problème à la société de manière large puisque, selon sa logique et celle de ses contemporains, l’homosexualité serait innée et naturelle, par opposition à la conception prévalente à l’époque et qui présente l’homosexualité comme une « perversion ». Sa volonté est de rassurer la majorité et les institutions conservatrices en leur montrant qu’il n’y aurait aucun risque de « contagion » homosexuelle. Une préoccupation qui fait toujours échos aux paniques morales et aux argumentaires des réactionnaires LGBTI-phobes d’aujourd’hui. Le second pan de son argumentaire cherche à montrer la respectabilité des homosexuels dans l’histoire : il détaille ainsi une longue liste de figures historiques et littéraires qui auraient été homosexuelles, de Shakespeare à certains rois d’Angleterre, dans le dessein de décourager, au ministère de la Justice, tout projet d’enfermement des homosexuels.

Cette pression à la respectabilité, de même que la volonté d’adopter une posture visant à rassurer les conservateurs ou les réactionnaires est un thème qui colore non seulement les précurseurs du mouvement homosexuel, mais qui a également perduré durant tout le début du mouvement. Mais au-delà de cette approche, on peut aussi trouver, dans les contributions de Benkert ou d’Ulrichs, les embryons d’un raisonnement qui vise à questionner la logique des « bonnes mœurs ». En s’appuyant sur ce qui était l’état à l’époque des recherches sur la sexualité, ils cherchent à démontrer l’incohérence scientifique des lieux communs de la morale bourgeoise. Après avoir démontré cette incohérence, Benkert pointe aussi dans ses écrits une des fonctions qui sont à la racine de la persécution des homosexuels : puisque cette persécution ne relève pas du scientifique ou du naturel, il s’agit d’un phénomène social et politique avec un but : créer des boucs émissaires dans la société.

Tandis qu’en Allemagne se jouent les prémices de ce qui allait devenir les fondements théoriques de l’activisme homosexuel, en Angleterre se déroule le procès d’Oscar Wilde, qui deviendra l’expression de la persécution des hommes gays en Europe et catalysera la nécessité d’un mouvement pour les droits homosexuels.

En Allemagne, dans le journal du Parti social-démocrate allemand (le SPD), Bernstein publie un article en défense d’Oscar Wilde. En tant que dirigeant et théoricien du SPD, Bernstein détaille dans ce long article en deux parties, cité dans The early homosexual rights movement (Les débuts du mouvement homosexuel, John Lauritsen et David Thorsad), une critique matérialiste des normes sexuelles de la bourgeoisie et de la morale qui les encadre. Il explique ainsi sa logique :

« Bien que le sujet de la vie sexuelle puisse sembler peu prioritaire dans le combat économique et politique de la social-démocratie, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas trouver une norme pour juger cet aspect de la vie sociale, une norme basée sur une approche scientifique et sur la connaissance plutôt que sur des concepts moraux plus ou moins arbitraires. Aujourd’hui, le parti est suffisamment fort pour exercer une influence sur le caractère du droit législatif et, par l’intermédiaire de ses orateurs et de sa presse, il jouit d’une influence sur l’opinion publique qui s’étend au-delà du cercle de ses propres partisans. Par conséquent, il doit assumer une certaine responsabilité dans ce qui se passe de nos jours. C’est pourquoi nous tenterons dans ce qui suit d’ouvrir la voie à une telle approche scientifique du problème. »

Au travers de son article, il plaide pour une compréhension historique et sociale de la sexualité, en opposition à la compréhension absolue, idéaliste et psychiatrisée utilisée par les conservateurs qu’il décrit comme « réactionnaires ». Cette position est inédite dans la société de l’époque, mais constitue aussi le travail le plus poussé en termes d’analyse de la sexualité et de prise de position politique du mouvement socialiste de cette période.

Les débuts du mouvement homosexuel : le Comité scientifique humanitaire

En 1871, la loi dont s’inquiétaient Ulrichs et Benkert entre en vigueur sans aucun débat et est inscrite dans le Code pénal du deuxième Reich allemand. Il s’agit du paragraphe 175 qui criminalise les « actes sexuels contre nature » ce qui, du fait de la jurisprudence, signifie tout acte sexuel entre deux hommes. Après la lettre de Benkert et les efforts d’Ulrichs, puis le passage de la loi, il aura fallu plus de 20 ans pour que naisse finalement un véritable mouvement homosexuel en Allemagne.

Deux ans après la mort d’Ulrichs, Magnus Hirschfeld fonde en 1897 le Comité scientifique humanitaire. Docteur en médecine et militant du SPD, il correspondait avec Oscar Wilde durant ses années en prison. Il est resté par la suite la figure principale du Comité pendant ses trente-cinq années d’existence. Dans l’une de leurs premières publications, le Comité définit ses buts de cette manière :

« 1. Gagner les organes législatifs à la position d’abolir le paragraphe anti-homosexuel du code pénal allemand, le paragraphe 175 ;
2. Éclairer l’opinion publique sur l’homosexualité ;
3. Intéresser l’homosexuel lui-même à la lutte pour ses droits.
 »

Pour atteindre ces buts, le travail du Comité se concentre sur l’objectif d’influencer les élus (à l’aide de discussions, de lettres ouvertes, de littérature scientifique…) et sur la popularisation de ses idées à visée du grand public, notamment au travers de conférences et de prises de parole publiques, majoritairement effectuées par Hirschfeld, ainsi que la publication régulière de revues. Mais l’activité principale du Comité constitue en une campagne de pétition, sur plusieurs années, pour récolter contre le paragraphe 175 les signatures de personnalités influentes.

Dès son lancement, le SPD a été un élément moteur de la pétition. En 1898, August Bebel, un des principaux dirigeants du SPD, prend la parole au Reichstag (l’Assemblée allemande) en tant qu’élu pour inciter ses collègues à signer également la pétition. S’ensuit une commotion où Bebel est hué par le reste des élus, à l’exception des élus du SPD qui le soutiennent. Bebel tourne ensuite la loi au ridicule en expliquant que, si la police faisait réellement le travail d’emprisonner tous les homosexuels rien que dans la ville de Berlin, il faudrait « construire au moins deux nouvelles prisons » pour les accueillir, car l’homosexualité « concerne des milliers de personnes de tous horizons ». Bebel débat avec les lieux communs de la morale bourgeoise de l’époque qui dépeignait l’homosexualité comme un phénomène rare, mystérieux et qui concernerait seulement quelques individus « déviants ».

Le dernier pan de l’activité du Comité est à l’époque celui de la recherche scientifique. Avant les recherches de Kinsey, qui allaient devenir plusieurs années plus tard la référence sur la taxonomie des comportements sexuels, Hirschfeld entreprend en 1903 le premier travail de recherche statistique sur l’homosexualité. L’étude, qu’on peut cependant aujourd’hui considérer comme discutable dans sa méthodologie et son contenu, reposait sur un questionnaire envoyé à 3000 étudiants à l’Université de Charlottenburg et 5721 travailleurs de la métallurgie. À la publication de l’étude, un pasteur protestant et six étudiants portent plainte contre Hirschfeld. Il est condamné à une amende pour avoir, selon la cour, risqué d’encourager des « tendances perverses » chez de jeunes hommes. Et ce malgré, comme le souligne de manière intéressante son avocat, qu’aucun des plus 5000 travailleurs de la métallurgie interrogés ne se soient senti lésés…

En 1905, le Comité indique dans l’une de ses publications avoir accompli une des tâches qu’il voyait comme essentielle : rendre visible la question homosexuelle.

« Une chose a été réalisée, et ce n’est pas la moins importante. La période où l’on passait la question sous silence et où l’on s’en désintéressait est définitivement révolue. Nous nous trouvons maintenant dans une période de discussion. La question homosexuelle est devenue une vraie question, qui a donné lieu à des débats animés, et qui continuera à être discutée jusqu’à ce qu’elle soit résolue de manière satisfaisante. »

La presse bourgeoise se saisit largement de la question, qui est alors discutée dans les principaux journaux du pays, et en 1908, le Comité chiffre à plus de 5000 le nombre d’hommes gays qui ont participé d’une manière ou d’une autre à ses activités. Au Reichstag, le SPD ne faiblit pas dans son combat contre le paragraphe 175 et participe aux efforts du Comité. En s’appuyant sur leurs écrits, August Thiele, un élu du SPD, dénonce encore le paragraphe comme un exemple de « cruauté sacerdotale et d’intolérance », qui « rappelle l’époque du Moyen-Âge, celle où l’on brûlait les sorcières, où l’on torturait les hérétiques et où les procédures contre les dissidents étaient menées avec la roue et la potence ».

En 1907, l’année des élections au Reichstag, le Comité fait parvenir un questionnaire pour la première fois aux candidats, en leur demandant des prises de positions sur les droits homosexuels. Il reçoit 20 réponses à son questionnaire. A l’élection suivante de 1912, il reçoit 97 réponses, dont seulement six refusent de porter les revendications du Comité. Sur ces 97, 37 ont été élus, et 24 de ces 37 faisaient partie du SPD, qui était toujours la principale force politique à soutenir les droits homosexuels.

La chute du SPD et le délitement du mouvement homosexuel

La Première Guerre mondiale constitue le premier coup porté au Comité. Alors que le SPD se range derrière la bourgeoisie allemande et fait le choix de soutenir une guerre réactionnaire, amenant à la rupture de tout un pan de socialistes qui militaient jusqu’ici en son sein, le Comité n’échappe pas lui non plus à la montée du patriotisme ambiant. Ses publications mêlent des appels idéalistes à la paix, aux côtés d’écrits patriotiques de soutien à la « cause allemande » et de « l’affection profonde pour nos frères qui sont au front ». Des centaines de militants du Comité, et des milliers de ses soutiens, partent pour la guerre et pour certains, meurent au front.

En 1915, le Comité écrit dans l’une de ses revues : « Nous devons être, et nous sommes, bien sûr, préparés à toute éventualité. Ce qui est nécessaire, cependant, c’est que le Comité soit en mesure de résister et d’être présent lorsque — après ce que l’on espère être une fin rapide et victorieuse de la guerre — les efforts nationaux de réforme seront à nouveau stimulés et lorsque, par conséquent, la lutte pour la libération des homosexuels reprendra elle aussi ». Un vœu pieu qui, en dépit d’un sursaut dans les activités du Comité durant les années 1920, ne se réalisera pas. La montée du nazisme fera reculer les avancées du début du siècle, et l’activité du Comité, impuissant, décline jusqu’au départ d’Hirschfeld en exil pour échapper à la persécution nazie. Le paragraphe 175 ne sera finalement aboli que bien plus tard, après un nouvel essor du mouvement LGBTI : en 1968 en Allemagne de l’Est, et en 1994 à l’Ouest.

Pour le SPD, la Première Guerre mondiale signifie une rupture définitive avec les idées révolutionnaires. L’idée d’un changement graduel de la société, amené par les instances de la démocratie bourgeoise, était cependant déjà présente de manière embryonnaire dans la manière dont le SPD chapeauté par Bernstein envisageait la lutte pour la libération sexuelle : malgré des prises de positions justes au Reichstag et un travail d’analyse de la sexualité inédit pour l’époque, ces conceptions ne sont jamais descendues consciemment jusqu’à la base majoritairement ouvrière du SPD, qui ne s’en est jamais saisie. Ce qui a ouvert la porte, des dizaines d’années plus tard, à de graves dérives homophobes au sein même du SPD qui ont tenté dans leurs publications (comme d’autres forces de gauche) d’utiliser l’homosexualité de certains de ses hauts dignitaires comme un élément de bataille contre le nazisme.

Après la trahison du SPD au début de la guerre, le flambeau de la lutte révolutionnaire pour la libération sexuelle sera repris par le Parti bolchévique. En 1917, deux mois après la Révolution, la Russie deviendra le premier pays du monde à dépénaliser l’homosexualité.

Illustration : Capture d’écran de Anders als die Andern ("Différent des autres"), film de 1919 co-écrit par Magnus Hirschfeld (à droite de l’image)

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