Le scénario du pire

De Rafah à la criminalisation de la solidarité : deux faces d’un génocide par procuration

Nathan Deas

Enzo Tresso

De Rafah à la criminalisation de la solidarité : deux faces d’un génocide par procuration

Nathan Deas

Enzo Tresso

A Gaza, le pire est encore à venir. Alors que les puissances impérialistes viennent de ratifier l’opération de Rafah, le génocide des Palestiniens devrait franchir un nouveau pallier dans l’horreur. En parallèle, hors du théâtre des opérations militaires, la criminalisation des soutiens de la Palestine, des bancs de Columbia à ceux de Sciences Po, et de celles et ceux qui dénoncent les crimes de Tsahal est désormais systématique. Plus que jamais politique extérieure et politique intérieure fonctionnent comme les deux faces d’un génocide par procuration, conduit par Israël avec le haut parrainage des puissances impérialistes.

[Ill. Samar Ghattas, Gaza in the Present #06 : Barrier of Rafah Crossing, 2018]

L’invasion de Rafah : une nouvelle phase du génocide sous patronage impérialiste

Poursuivant, depuis le début de la « troisième phase de la guerre », l’objectif de prendre le corridor de Philadelphie, cette étroite bande de terre de quatorze kilomètres de long située le long de la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza, l’armée israélienne prépare, avec la collaboration active de la dictature du maréchal-président al-Sissi, l’invasion de Rafah. Tandis que l’Egypte a transformé une partie du Sinaï en prison à ciel ouvert, construisant à la hâte un sas fortifié pouvant accueillir une centaine de milliers de réfugiés, l’armée israélienne a fortifié l’autoroute 749 qui coupe, en dessous de Gaza City, l’enclave d’est en ouest, empêchant ainsi les Palestiniens de remonter vers le nord, au-delà de Khan Younès. L’attaque de Rafah ne manquera pas en effet de rejeter des centaines de milliers de Gazaouis sur les routes de l’exil. Préparant son assaut, Tsahal semble ainsi anticiper sur les mouvements de population et organise à l’avance la déportation et le transfert de la population en-deçà de l’autoroute 749, au nord et en Egypte, dans la « nouvelle Gaza » qu’al-Sissi a fait construire dans le Sinaï, au sud.

Le commandement militaire israélien prépare ainsi ses forces. Après avoir retiré la 98e brigade de Khan Younès pour libérer un espace potentiel d’évacuation d’une partie des futurs réfugiés de Rafah, Tsahal l’a repositionnée à la frontière, aux côtés de plusieurs autres unités. En outre, deux brigades de réservistes ont été convoquées tandis qu’une partie des forces situées à la frontière israélo-libanaise a été transférée à Gaza. L’armée israélienne a également procédé à des bombardements préparatoires le week-end dernier et cette semaine, faisant plusieurs centaines de nouvelles victimes.

L’invasion de Rafah jettera ainsi des centaines de milliers de Palestiniens sur les routes de l’exil et portera le bilan, déjà apocalyptique, de la guerre coloniale d’Israël à des niveaux génocidaires. Alors que l’institut John Hopkins annonçait, en février, que la poursuite de l’offensive à Gaza risquait de faire entre 60 000 à 80 000 victimes supplémentaires d’ici août, les projections sont devenues nettement plus alarmistes alors qu’un million de Gazaouis subissent la famine, méthodiquement orchestrée par le gouvernement israélien. Dans un rapport au Conseil de sécurité, début avril, Janti Soeripto, présidente de Save The Children US, estimait que la vie de 350 000 enfants était directement menacée par la famine organisée par Tsahal. Les conséquences d’une invasion de Rafah seront ainsi cataclysmiques alors que Tsahal a déjà tué plus de 34 000 personnes, blessé plus de 80 000 Palestiniens et contraint au départ près d’un 1,7 million de réfugiés aujourd’hui déplacés dans une enclave qui n’est même plus une prison à ciel ouvert mais le plus grand camp du monde.

Netanyahu poursuit ainsi sa course fanatique en bénéficiant du soutien inconditionnel des puissances impérialistes et des bourgeoisies arabes. Alors que l’attaque contre le consulat iranien à Damas et la riposte de l’Iran, le soir du 13 avril [1], ont permis au premier ministre israélien de faire usage, à nouveau, du « bouclier médiatique » à un moment où il était de plus en plus critiqué par ses parrains impérialistes, le gouvernement israélien a monnayé la « modération » de sa réponse, « échangeant » en quelque sorte « l’Iran » contre « Rafah ». Écartant les réticences de Joe Biden, la réponse « mesurée » de Tel Aviv aux attaques massives de l’Iran, frappant Ispahan dans la nuit du 18 au 19 avril, lui permet de se donner les coudées franches contre les Palestiniens.

Les récents évènements et les frappes aventuristes contre l’Iran sont les symptômes de la rationalité stratégique propre aux États qui servent d’instrument aux politiques impérialistes. Comme le soulignait déjà N. Israéli, dans Matzpen, en 1968, en raison de leur dépendance extrême à l’égard des grandes puissances, ces États sont prompts à leur « imposer un fait accompli qui, en cas de succès, recevra leur bénédiction post factum plutôt que leur approbation a priori ». En raison de leur position vassalisée, ces Etats n’hésitent pas à faire des choix aventuristes pour contraindre leurs alliés impérialistes à faire bloc derrière eux : « Un état colonial qui, en raison de la manière dont il s’est formé, est une partie intégrante de la structure du pouvoir impérialiste ne peut pas toujours compter sur le soutien des grandes puissances impérialistes. Il doit regarder en face la possibilité que, à cause de leurs intérêts propres, ces puissances sont prêtes à le sacrifier ou, au moins, à diminuer leur soutien en raison de leurs propres intérêts. […]. Ils ne peuvent conditionner leur existence à la bonne volonté des puissance impérialistes. Car leur existence même est menacée par la victoire d’un mouvement anti-impérialiste, ces Etats sont bien plus désespérés que les grandes puissances impériales elles-mêmes. Parce qu’ils sont petits, ils ne ressentent aucune responsabilité à l’égard du reste du monde. Leur existence serait-elle menacée (comme Israël dans le cas présent), ils n’hésiteraient pas à la protéger par l’arme nucléaire. L’usage de la menace et du chantage contre une grande puissance n’est pas impossible. Il y a suffisamment de politiciens israéliens qui n’hésiteraient pas, en cas de défaite militaire israélienne, à emmener une portion significative de l’humanité avec eux » [2].

En menaçant d’attaquer frontalement l’Iran et de répondre très massivement aux attaques iraniennes du 13 avril, Netanyahou a ainsi forcé la main des Etats-Unis qui craignaient qu’un embrasement régional ne les contraigne à réinvestir massivement la région alors que l’impérialisme étatsunien a reconfiguré partiellement, depuis la présidence de Barack Obama, ses terrains d’engagement privilégiés et recalibré sa stratégie de projection, accordant une importance croissante à l’Indopacifique et à la Chine, en se désengageant partiellement de l’Irak puis totalement de l’Afghanistan. En contrepartie d’une riposte modérée, Netanyahou a ainsi pu obtenir des Etats-Unis qu’ils ne s’opposent pas à l’invasion de Rafah et dispose désormais, alors que les tensions entre Israël et l’Iran sont provisoirement stabilisées à un niveau d’intensité inédit, d’un moyen de pression particulièrement efficace pour contraindre l’état-major démocrate d’accepter sans condition ses propositions maximalistes pour la guerre de Gaza. Le feu vert étatsunien s’est traduit, samedi 20 avril, dans les faits : le Congrès a ainsi voté une nouvelle aide économique à Israël d’une vingtaine de milliards de dollars dont une partie infime sera consacrée à l’augmentation du volume de l’aide humanitaire alors même que l’armée israélienne commençait à bombarder Rafah, faisant une cinquantaine de victimes en quelques jours. S’il est à craindre que l’accord de la Maison blanche concerne également le Liban, qu’Israël menace incessamment depuis plusieurs jours, Israël a ainsi pu tester les limites du soutien étatsunien et recentrer ses opérations coloniales sur la bande de Gaza.

Les puissances impérialistes européennes ont également témoigné de leur soutien inconditionnel à l’égard de l’Etat colonial sioniste. Tandis que la France et le Royaume-Uni ont mobilisé leurs forces armées, et soutenu le dispositif militaire massif déployé par les Etats-Unis, lors des opérations d’interception des missiles iraniens, dans la nuit du 13 au 14 avril, l’Allemagne continue de soutenir la machine de guerre israélienne et maintient le rythme de ses exportations d’armes auprès de l’Etat colonial. Alors que le gouvernement allemand réprime très violemment les manifestations pro-palestiniennes, notamment les juifs allemands qui dénoncent les crimes de l’Etat israélien, les exportations d’armes se poursuivent à un rythme effréné. La contribution la plus significative des puissances impérialistes n’est cependant pas uniquement matérielle. En l’espace de quelques jours, les Etats-Unis ont en effet réussi à mettre à contribution les bourgeoisies arabes de la région et sont parvenus à concrétiser les plans de défense communes du Commandement Central lors des opérations d’interception des missiles et des drones iraniens. Lors de l’attaque, Israël a ainsi pu bénéficier de la collaboration militaire active de la Jordanie et de la coopération de l’Arabie Saoudite, de l’Irak et des Emirats Arabes Unis, marquant le début d’une nouvelle phase dans le processus de normalisation des relations diplomatiques entre Israël et ses voisins arabes, après les Accords d’Abraham.

Maccarthysme et saut répressif

Toutefois, alors que les puissances impérialistes sont massivement mobilisées aux côtés d’Israël, elles rencontrent un profond mécontentement au sein des populations, massivement solidaires de la cause palestinienne et scandalisées par le sort qui est réservé aux Gazaouis et la complicité de leurs États avec les opérations génocidaires de Tsahal. La projection brutale des forces impérialistes dans la région aiguise ainsi, la contradiction entre les intérêts des bourgeoisies impérialistes et de leurs alliés et les aspirations populaires des peuples de la région et de la jeunesse occidentale, des pays impérialistes en passant par les rues d’Amman en Jordanie ou du Caire. Aux Etats-Unis comme en Allemagne et en France, le soutien impérialiste à Israël s’accompagne ainsi d’un durcissement intérieur qui n’est que le revers de la projection extérieure des forces autoritaires de l’impérialisme. Au croisement des enjeux « intérieurs » et « extérieurs », la crise au Proche et Moyen-Orient a donné lieux à des formes de répression hybrides dont le développement doit être analysé plus en détail et qui constituent plus que jamais le second volet d’un génocide par procuration.

Aux Etats-Unis d’abord, la vaste campagne de chasse aux sorcières à l’œuvre dans les universités a pris ces derniers mois une intensité inédite comme le raconte Warren Montag dans un témoignage édifiant : « Je n’ai jamais été autant en danger de perdre mon emploi ou d’être menacé physiquement. Mes années de militance et d’activisme m’avaient préparé aux tactiques d’intimidation et à l’hostilité. Pour mes jeunes collègues, en particulier ceux qui ne sont pas titulaires, les menaces sont réelles, et j’admire avec sincérité ceux qui sont prêts à déclarer leur solidarité avec le peuple palestinien dans les circonstances actuelles. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de persécution avec le soutien des deux partis [Les Républicains et les Démocrates]. Les universités sont devenues des champs de bataille et nous devons élaborer des stratégies pour faire face aux nouveaux risques et dangers [3] ». Claudine Gay, première femme noire à la tête de Harvard, et Elisabeth Magill, présidente de l’université de Pennsylvanie, ont déjà été forcées de démissionner, accusées d’antisémitisme pour n’avoir pas joint leur voix à l’unanimisme et au soutien sans faille à Israël manifesté par les élites aux États-Unis. Minouche Sahfik, présidente de l’université Columbia, à New York, et convoquée à un simulacre de procès politique par le Congrès, pourrait très rapidement en faire les frais à son tour.

Ces derniers jours, après l’arrestation d’une centaine d’étudiants de l’université de Columbia pour leur soutien à la Palestine, l’indignation s’est répandue comme une traînée de poudre sur les campus états-uniens. Au sursaut de la mobilisation pro-palestinienne, le gouvernement étatsunien a répondu par un déchaînement répressif inédit : arrestation des étudiants de Columbia donc, mais aussi suspension des droits d’étudiants, expulsion des résidences universitaires et même menaces d’envoyer la garde nationale pour déloger les campus occupés. Dans le même temps, à Yale, autre université prestigieuse, ce sont 49 étudiants qui ont été interpellés à la suite d’une occupation en soutien à la Palestine. Plus tard dans la journée, ce sera le tour des professeurs et d’étudiants de l’université de New York. Le lendemain, neuf étudiants de l’université de Minnesota seront arrêtés.

Comme le soulignent dans un entretien croisé Shadi Hamid, chercheur au Fuller Seminay et membre du comité de rédaction du Washington Post, et Yousef Munnayer, responsable du programme Palestine-Israël au Centre arabe de Washington DC, s’il est possible de dresser une forme de continuité entre la répression en cours sur les campus américain et le « maccarthysme » des années 1940-1950, cette offensive s’en distingue par deux aspects. Premièrement, la séquence actuelle, défend Shadi Hamid, est davantage le produit et le point culminant d’un « nouveau maccarthysme », qui s’est développé de manière continue depuis près d’une décennie, que l’occasion d’une véritable rupture. Ainsi au cours des dernières années le nombre de licenciés pour leurs convictions politiques aurait atteint au moins le double de la centaine de professeurs ciblés, en raison de leurs opinions présumées communistes, pendant la « peur rouge » de la fin des années 1940-1950. Autre point de divergence, celui-ci majeur, et qui renvoie de ce point de vue davantage à la répression exercée à l’occasion de la guerre du Viêt-Nam, alors que le maccarthysme des années 1940-1950 avait été un phénomène particulièrement américain : l’intensification de la répression contre la Palestine ne se limite pas aux Etats-Unis.

Pour Yousef Munnayer, cette « internationalisation » de la répression est le « produit d’une stratégie transnationale calculée et globale soutenue par le gouvernement israélien depuis 2015 ». Conscient du sentiment croissant de soutien à la cause palestinienne dans les pays du centre impérialiste, l’Etat d’Israël aurait choisi d’appliquer une « réponse politique offensive et une stratégie consistant à travailler avec des partenaires partageant les mêmes idées pour obtenir des résultats répressifs dans les pays d’Europe et d’Amérique du Nord, notamment l’adoption de lois anti-BDS, des poursuites judiciaires visant les ONG, des campagnes de diffamation et la prolifération d’attaques sous prétexte d’antisémitisme ». Ce second argument manque sans doute l’essentiel, on aura à y revenir, mais a le mérite d’insister sur la répétition à l’œuvre ainsi que la coordination dans la répression des soutiens de la Palestine. Répétition qui se redouble à l’aune des méthodes et processus employés. On pense ici immanquablement à l’Allemagne, où le soutien inconditionnel à l’Etat d’Israël a pris des proportions tout à fait démentielles jusqu’à l’ériger en « raison d’Etat », mais le cas de la France est tout autant paradigmatique de l’offensive en cours.

« Antisémitisme » et mobilisations étudiantes

Premier point d’accroche : « l’antisémitisme » (les guillemets sont importants). Depuis quelques jours et jusqu’à la maison Blanche, les étudiants de Columbia et leur mobilisation sont taxés « d’antisémitisme ». Certains « commentateurs » (Benjamin Netanyahu notamment, mais aussi un professeur de Columbia dans les colonnes du Times of Israël) sont allés jusqu’à dire que ce qui se passait sur les campus constituait une réminiscence de « 1938 », c’est-à-dire de la Nuit de Cristal, pendant laquelle les nazis ont orchestré des pogroms dans les quartiers juifs, lynchant quiconque se trouvait sur leur chemin et détruisant des maisons et des vitrines. Alors que le massacre à Gaza suscite une indignation croissante et à mesure que les atrocités israéliennes se succèdent, le procédé n’est pas anodin. Quitte à salir la lutte profondément légitime contre l’antisémitisme, cet argument opère un retournement paradoxal : détourner l’attention du génocide à Gaza en faisant des bourreaux du peuple palestinien des victimes à protéger pour justifier la répression de ceux qui le dénoncent et tentent de l’arrêter. Il est à cet égard tout à fait remarquable que cette même rhétorique soit également utilisée sur le plan géopolitique et international : la « menace existentielle » qui pèserait sur l’Etat d’Israël peut tout aussi bien justifier les opérations agressives d’Israël à l’encontre de ses ennemis régionaux que la répression des militants solidaires de la Palestine à l’intérieur des frontières nationales. La « nouvelle phase » du génocide décrite plus haut et le marchandage du sort des Palestiniens ont ainsi été justifiés par la mise en scène du retour de « l’axe du mal » après la riposte iranienne qu’Israël a imposée en attaquant une base consulaire à Damas. Quoi que l’on puisse penser du régime théocratique et réactionnaire iranien, la réécriture des évènements de ces dernières semaines et le récit de soi d’Israël comme d’une « citadelle assiégée » produisent des effets puissants de justification et de légitimation grâce à ce retournement paradoxal dont l’instrumentalisation de l’antisémitisme est l’opérateur conceptuel.

Ces derniers jours en France, la répression a également franchi un nouveau seuil avec l’activation de procédures non plus administratives, mais judiciaires à l’encontre de responsables politiques, notamment, d’Anasse Kazib, de Rima Hassan et jusqu’à Mathilde Panot, cheffe de file de La France Insoumise et du troisième groupe parlementaire à l’Assemblée nationale, etc. Il y a également eu les premières condamnations effectives, avec Jean Paul Delescaut, secrétaire syndical de l’UD CGT Nord, condamné à un an de prison avec sursis pour un communiqué de soutien de son syndicat à la Palestine. Dans les deux cas, le processus est tout à fait similaire. « Apologie du terrorisme » : si l’on remonte le cours de l’histoire, comme nous invite à le faire Vanessa Codaccioni [4], historienne et politiciste à Paris 8, le recours aux procédures en « apologie » a toujours été mobilisé dans des moments particuliers pour criminaliser l’action « d’ennemis intérieurs surcriminalisés, par exemple pendant la guerre froide et la guerre d’Indochine ». Dans les années 1970, il fut utilisé contre des militants des différentes organisations de la gauche révolutionnaire pour contrer la contestation sociale et étudiante. Une politique de « division » qui fusionne tout en la nourrissant avec l’islamophobie conjoncturelle de la société française et les attaques contre « arabes et les musulmans » sur fond de réimplantation d’un racisme influencé par le schème réactionnaire de la « guerre de civilisation » de l’extérieur vers l’intérieur.

Second point d’accroche : le déplacement de la répression sur les mobilisations étudiantes. Après l’interdiction systématique des rassemblements, manifestations et conférences pour la Palestine dans les semaines qui ont suivi l’attaque du 7 octobre, la répression se fait désormais au « cas par cas » dans un dispositif policier élargi au sein duquel priment les décisions arbitraires des préfectures, comme le note Mediapart. Une « politique » à géométrie variable selon les régions et qui touche de plus en plus la mobilisation au sein des universités et des établissements de l’enseignement supérieur. Au mois de mars, Sciences Po Paris avait ainsi fait annuler la tenue d’une soirée de soutien à la Palestine. Récemment, plusieurs conférences de La France Insoumise dans des universités, à Lille et Paris Dauphine notamment, ont également été annulées. Ce vendredi, la police intervenait à la Sorbonne, quelques heures après avoir délogé une occupation de Science Po, pour réprimer des étudiants venus dénoncer le génocide à Gaza et la venue d’Emmanuel Macron. En novembre dernier, plus de 1300 chercheurs et universitaires dénonçaient dans une tribune « un climat de menace qui engendre la peur au détriment de la libre expression ».

La répression estudiantine et universitaire disent clairement ce que manque Yussef Munnayer dans son analyse et élargissent le champ d’analyse au-delà de la thèse de « l’influence israélienne » (aussi vraie soit-elle factuellement). L’enjeu de la criminalisation en cours est d’abord un « enjeu intérieur ». L’exemple de Columbia est de ce point de vue particulièrement éclairant. La mobilisation actuelle fait écho à celle de 1968 lorsque la répression avait mis le feu aux poudres au mouvement contre la guerre du Viet-Nam sur les campus états-uniens puis sur ceux du monde entier, notamment à Paris. Voilà sans doute tout l’enjeu des semaines et des mois à venir : la constitution d’un mouvement anti-impérialiste et anti-guerre d’ampleur contre le génocide à Gaza et qui pourrait finir par élargir le domaine de la contestation au militarisme et au bellicisme des bourgeoisies européennes, jusqu’à la lutte contre la dégradation générale des conditions d’existence imposée par les politiques austéritaires. Voilà aussi ce que craignent les puissances impérialistes alors qu’elles viennent de ratifier la poursuite et l’intensification du génocide à Gaza : que l’accumulation monstrueuse des images insoutenables des exactions de Tsahal, malgré la répression (ou plutôt contre elle), ne donne naissance à une mobilisation politique de masse.

Alors que l’époque de la « Restauration bourgeoise » des années 1990 et l’essor des doctrines néolibérales se sont accompagnés, partout dans le monde, d’un durcissement autoritaire des « démocraties » occidentales, au sein desquelles les droits syndicaux et les droits sociaux des travailleurs sont tendanciellement de plus en plus menacés pour garantir les profits du capital, les méthodes de la guerre sociale se sont ainsi hybridées en se fixant ces dernières semaines sur ces deux points d’accroche, l’antisémitisme et la crainte de la jeunesse, renouant ainsi avec les méthodes de la répression des mouvements anti-impérialistes, transformant, pour une part, les opposants politiques en « ennemis de l’intérieur » tout en tentant de désamorcer la puissance de mobilisation de la jeunesse et d’empêcher l’élargissement des mobilisations estudiantines à d’autres secteurs de la société. À la « démocratie autoritaire » du néolibéralisme que théorisait Hayek dans son opus magnum, sobrement intitulé Droit, Liberté, Législation, pour offrir aux classes dominantes « un outillage intellectuel de secours qui soit disponible lorsque nous n’aurons plus d’autre choix que de remplacer la structure branlante par quelque édifice meilleur, au lieu d’en appeler par désespoir à une forme quelconque de dictature » [5] », la répression actuelle conjugue la « dialectique de l’ami et de l’ennemi » [6], défendue par Carl Schmitt, à l’aune de laquelle toute opposition politique est caractérisée comme une menace extérieure, donnant naissance à une forme inégale et combinée de bonapartisme.

« La question intérieure », impérialisme et domination coloniale

Aussi, précisément, alors que nos dirigeants aimeraient nous faire croire que la politique intérieure et extérieure sont deux réalités distinctes, Israël témoigne de leur indissociabilité. Depuis sa création en Palestine par les mains de l’impérialisme, l’Etat colonial n’a cessé d’être armé et financé par ses pères fondateurs, mais il a également rendu la pareille à ses plus proches soutiens dans un mouvement de « boomerang impérial » [7] : le centre impérialiste – la France, l’Allemagne, les Etats-Unis – encouragent le développement de techniques et de dispositifs de contrôle colonial vers la périphérie – la Palestine et le Moyen-Orient – pour ensuite les (ré)utiliser, une fois leur efficacité éprouvée, à l’intérieur de ses propres frontières [8].

Ce premier mouvement d’aller et retour s’exprime également, en se redoublant, d’un point de vue très concret, au niveau des contradictions internationales et du jeu des puissances. Si le gouvernement de Joe Biden a donné son feu vert pour l’opération à venir à Rafah et l’intensification des massacres à Gaza, malgré les contradictions que cette décision ne manquera de susciter à l’orée des présidentielles, c’est pour garantir ses propres intérêts : en évitant un embrasement régional, quitte à donner carte blanche à Israël, qui imposerait un réengagement trop important, Biden sécurise le tournant stratégique vers l’Indopacifique. Un demi-siècle après la publication des Origine du totalitarisme par la philosophe Hannah Arendt et un tout petit plus de trente ans après le génocide du Rwanda (« anniversaire » que les principaux dirigeants impérialistes ont célébré début avril) l’intrication de l’impérialisme, de ses entreprises coloniales et des processus génocidaires reste d’une macabre actualité [9]. Tant du point de vue de la genèse de ce processus que de sa permanence et de son actualité : l’impérialisme raciste dénoncé par Arendt comme le laboratoire du totalitarisme et des génocides vit toujours tandis qu’à Gaza la planification coloniale et les législations racistes et l’apartheid, héritées de la domination coloniale européenne sur le monde, ont des répercussions internationales.

Dans un entretien avec Martin Martinelli, republié par Ideas de Izquierdia en novembre dernier, Enzo Traverso, historien spécialiste du nazisme et de l’antisémitisme, rappelait déjà à ce propos le maintien de ce « lien » tout en s’effrayant de sa radicalisation, les puissances impérialistes ne fermant plus seulement les yeux mais approuvant directement la politique israélienne : « Ce qui m’inquiète particulièrement, c’est qu’il y a eu dans le passé des puissances qui ont été accusées de complicité pour cause d’omission. Il y a toute une littérature à propos des Etats-Unis et de l’Holocauste et qui suggère que les Etats-Unis auraient pu empêcher le génocide et l’Holocauste. C’est ce qu’on appelle la « complicité par omission ». On peut dire la même chose de la France lors du génocide rwandais et de bien d’autres exemples. Nous sommes aujourd’hui en présence d’une politique de génocide, qui est mise en œuvre avec le soutien ouvert de tous les dirigeants des grands pays du monde, qui se sont rendus à Tel Aviv pour rencontrer Netanyahu et lui dire qu’il a le droit de se défendre et qu’ils sont d’accord avec cette guerre ».

« Relation » enfin qui se clôt, à nouveau, sur le terrain intérieur. Même si le soutien à Israël fait partie d’une politique d’Etat de l’impérialisme français et états-unien, politique qui dépasse les clivages opposant les différents courants bourgeois, l’intensité de la répression actuelle, comme le notait déjà Philippe Alcoy en octobre dernier, s’explique par le recul de ces deux impérialismes. Il y a bien évidemment une dimension immédiatement politique et sociale comme nous le notions plus haut (« antisémitisme » et « apologie du terrorisme », islamophobie structurelle du discours sur le « choc des civilisations », etc) : discipliner et « diviser » les contestations et ceux qui pourraient se mobiliser dans un contexte d’approfondissement des tendances aux crises multifactorielles. Mais il y a aussi une dimension plus géopolitique. Le recul de l’impérialisme français en Afrique, notamment dans son pré-carré africain au Sahel, oblige, « à l’intérieur », à une politique de plus en plus agressive pour élargir les marges du capital, c’est-à-dire à attaquer les conquêtes du mouvement ouvrier et des classes populaires.

La chose est également vraie pour les Etats-Unis. L’administration de Joe Biden qui avait semblé reprendre l’initiative avec la guerre en Ukraine en unifiant les puissances européennes derrière leur leadership au sein de l’OTAN, dans la perspective du différend stratégique avec la Chine, est désormais en difficulté. Difficulté qui prend une tout autre dimension dans le contexte du recul de l’hégémonie états-unienne au niveau mondial. Pour la première fois depuis la disparition de l’URSS, les Etats-Unis font face à une opposition plus ou moins organisée à leur leadership, bien supérieure à celle qu’avait pu opposer la France de Chirac et l’Allemagne de Schröder au moment de la seconde agression contre l’Irak, en 2003, aujourd’hui incarnée dans l’alliance entre la Chine et la Russie et dans une moindre mesure l’Iran, mais aussi liée à l’émergence de « puissances moyennes », comme la Turquie, pourtant membre de l’OTAN, qui refusent, sans ouvrir un conflit ouvert, de s’aligner sur les diktats de Washington [10].

Autrement dit : l’impérialisme français mais aussi états-unien utilisent et continueront d’utiliser tout élément de l’actualité, nationale ou internationale, pour accélérer le durcissement bonapartiste en cours contre le mouvement ouvrier et social. Il ne serait pas très étonnant dans cette perspective que la Palestine serve de marchepied à la criminalisation d’autres mobilisations, contre l’écocide capitaliste, jusqu’à l’opposition au militarisme et au bellicisme. En France, la rhétorique de l’ « économie de guerre », les menaces de réquisitionner certains secteurs de l’industrie, mais aussi le « réarmement patriotique » des attaques à l’école et du SNU, etc., en sont déjà les premiers symptômes. Plus précisément comme l’explique Elsa Marcel, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis et militante à Révolution Permanente : « Tout l’arsenal judiciaire qui a été construit de manière méticuleuse par les gouvernements successifs exprime ces derniers mois tout son potentiel. En 2014 par exemple on a retiré l’infraction “d’apologie du terrorisme” de la loi sur les délits de presse pour l’insérer dans le code pénal. Le régime de cette infraction a continué d’être durci avec la loi Séparatisme. Aujourd’hui, les conséquences de ces « modifications » sautent aux yeux, notamment au sujet de la répression des oppositions politiques. Ce qui est en train de se jouer va bien au-delà de la question palestinienne, mais concerne les libertés politiques fondamentales. A ce rythme rien n’empêcherait Darmanin de poursuivre des militants « éco-terroristes » qui soutiennent Sainte-Soline par exemple pour « apologie du terrorisme ». L’ensemble du mouvement social et politique est concerné ».

Cette politique participe pourtant d’un jeu dangereux qui pourrait se retourner contre ses instigateurs. A l’heure où l’intrication de l’intérieur et de l’extérieur s’approfondit, ce « lien » est de nature à renforcer, nous le disons une fois de plus, des contre-tendances déjà actives de manière embryonnaire, comme le montrent les étudiants américains : la résistance au cœur des métropoles impérialistes. En 1968, la lutte anti-impérialiste et étudiante contre la guerre au Viêt-Nam a stimulé l’irruption des travailleurs et de la grève générale. Ce vendredi, des mobilisations se déroulaient sur les campus de Yale, de l’université du Texas, de Columbia, du MIT, de celle de Minnesota, de Berkeley, à Pittsburgh, à Rochester (New-York), à la Tufts University, au Michigan, à Maryland, à l’université de la Californie du Sud, de l’Ohio, à l’Emerson College, au Swarthmore College, à la California Polytechnic University, à l’université d’Emory (Atlanta), de Georgetown (Washington), au CUNY, etc. En parallèle, alors que la position des Etats-Unis est plus « intenable » que jamais au Moyen-Orient, l’alignement des bourgeoisies et des directions nationales arabes (notamment l’Egypte et la Jordanie) sur le génocide en cours pourrait « réveiller » les masses populaires. C’est la leçon que remet déjà sur le devant de la scène le peuple jordanien, mobilisé, malgré la répression, contre la politique criminelle de soutien à Israël de la monarchie depuis maintenant plusieurs semaines. C’est ce double mouvement qu’il s’agirait plus que jamais de construire. Dans le cas contraire, aux Etats-Unis comme en France, c’est l’extrême droite qui attend patiemment de compter ses points. Trump n’a jamais semblé aussi proche d’un retour au pouvoir. Marine le Pen d’une première investiture tandis que le peuple palestinien affronte une catastrophe sans mesure, même au regard de son histoire tragique. Tout nous commande d’agir tant la constitution d’une mobilisation d’ampleur dans le monde arabe et dans les métropoles impériales, est la seule réponse qui vaille dans ces temps d’urgence et de douleur.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Comité de Rédaction de Révolution Permanente, « Escalade au Moyen-Orient : Israël et les puissances impérialistes sont les premiers responsables », Révolution Permanente, lire ici.

[2N. Israeli, Israel and Imperialism (a Brief Analysis) », Matzpen, 43, Juillet 1968, lire ici. Nous traduisons.

[3Warren Montag, « The New McCarthyism : a personal testimony », 6 mars 2024. Nous traduisons.

[4Vanessa Codaccioni , « Apologie du terrorisme, criminalisation de la solidarité et délit d’opinion », AOC, 24 avril 2024

[5Friedrich August Hayek, Droit, législation et liberté  : une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 873.

[6Carl Schmitt, La notion de politique, Paris, Flammarion, 2009, pp. 60-67.

[7Selon le mot d’Arendt pour désigner l’imbrication d’un processus génocidaire et d’une entreprise coloniale, à savoir la Shoah comme processus ultérieur et terrible des massacres coloniaux

[8Génocide à Gaza : des armes, des affaires et complices, Massimo Zanardi, Révolution Permanente.

[9Nathan Deas, « Du génocide au Rwanda au génocide à Gaza », Révolution Permanente, 9 avril

[10Juan Chingo, « Le nouveau désordre mondial et les tendances à la guerre », RPDimanche, 2024
MOTS-CLÉS

[Génocide]   /   [Guerre en Palestine 2023-2024]   /   [Guerre]   /   [Impérialisme]   /   [Israël]   /   [Palestine]