Débat

Pacifiste, mais pas trop. La France insoumise et la guerre

Paul Morao

Pacifiste, mais pas trop. La France insoumise et la guerre

Paul Morao

La France insoumise se lance dans la campagne pour les européennes en mettant la défense de la paix au cœur de son discours. Pourtant, cette communication cache mal un programme guerrier, en faveur du développement de l’armée française, de la création d’une « conscription citoyenne » et d’autres mesures pleinement adaptées à l’agenda militariste des différents États européens.

« Si vous ne voulez pas de la guerre, votez Insoumis ! » Le week-end dernier, Jean-Luc Mélenchon faisait claquer à Villepinte l’un des mots d’ordre de la campagne des européennes de la France insoumise. Ces derniers mois, l’organisation s’est positionnée contre l’escalade militariste, défendant un cessez-le-feu à Gaza et la tenue d’une conférence de paix entre l’Ukraine et la Russie. Ces positions ont donné lieu à des offensives contre LFI, accusée de positions pro-russes jusque par EELV (qui est certes très actif sur ce front). Si ces attaques sont scandaleuses et en décalage complet avec la réalité, elles ont par ailleurs le défaut d’empêcher toute discussion des positions réelles de LFI concernant la guerre. Cette discussion est pourtant nécessaire, d’autant que le mouvement de Jean-Luc Mélenchon porte ces dernières années un programme très loin de l’anti-militarisme et de l’idée d’un « camp de la paix » qu’elle prétend incarner.

Un programme pour défendre la « puissance » française : LFI, aile « gauche » du militarisme ?

Si LFI s’est fait remarquer ces derniers mois par son opposition franche aux projets du gouvernement, c’est probablement sur le terrain militaire que celle-ci est la plus ambigüe. En juillet dernier, le gouvernement faisait adopter une Loi de programmation militaire 2024-2030 record (413 milliards d’euros sur 7 ans contre 295 milliards pour la précédente LPM), permettant d’atteindre un budget annuel de 69 milliards en 2030. Un chiffre gigantesque, encore plus si on se rappelle que celui-ci s’établissait à 31,5 milliards en 2012, soit une augmentation de 120% en 18 ans. Rare force politique à voter l’an dernier contre le budget exceptionnel prévu dans la Loi de programmation militaire, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon a cependant montré à l’occasion des débats qu’il partageait largement les objectifs du gouvernement, qu’il s’agisse d’accroître les moyens de l’armée ou de défendre les intérêts de l’État et des multinationales françaises dans le monde.

Pour le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, qui semble avoir changé de position par rapport à 2012 lorsqu’il appelait à refuser les « injonctions de dépenses émanant des États-Unis » [1] ou expliquait « mon propos n’est pas d’augmenter le budget militaire de la France. Mais je n’envisage pas sa réduction » [2], le désaccord porte plutôt sur la méthode que sur le fond. Dans son contre-projet conçu en réponse à la Loi de programmation militaire et porté à l’Assemblée par le député Aurélien Saintoul, secrétaire de la Commission de la défense nationale et des forces armées, LFI souligne en effet que la LPM « n’est pas à la hauteur des menaces qui pèsent sur nos intérêts » et manquerait de « vision ». Reprochant aux macronistes de ne pas augmenter suffisamment rapidement les dépenses, LFI regrette par ailleurs que soit repoussés à 2035 l’objectif de détenir 300 blindés Jaguar et dénonce le report de « la rénovation des chars Leclerc et celle des Mirage 2000D (…) ainsi que la livraison des Griffon, des véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI), les hélicoptères Tigre, les satellites CSO et Syracuse IV, les systèmes de drones aériens marine et les Rafale Air. » Un appel à aller plus vite, plus fort et plus précis dans l’escalade, auquel s’ajoutent la promotion de thématiques propres, historiquement défendue par les Insoumis, telles que la prise compte des conséquences de « la crise écologique sur notre industrie de défense » ou l’objectif de créer « un pôle public de l’armement » sur la base d’acquisitions de parts dans des entreprises stratégiques. Mettant en avant son expertise militaire, LFI se pose ainsi en champion de la défense de l’armée française, qu’elle prétend dans le même temps « verdir ».

Cette version « de gauche » de la logique militariste du régime s’accompagne d’un ersatz de « démocratisation » du contrôle de l’armée. Le « contrôle parlementaire » proposé par LFI pour sa VIe République se limite en effet à une « information et une consultation régulière du Parlement » et à un « contrôle a posteriori des exportations d’armements ». Autant dire que, dans la pure tradition de la Ve République, les questions de défense demeurent une prérogative de l’exécutif et que l’Assemblée n’est considérée au mieux que comme une chambre d’enregistrement. Ces dernières années, LFI semble par ailleurs avoir reculé sur les éléments les « moins » guerriers de son programme. Exit par exemple le projet, certes flou et limité, de moratoire de cinq ans sur les « interventions extérieures non vitales » que défendaient les députés insoumis au moins jusqu’en 2018 Exit également l’idée de supprimer la composante aérienne de la dissuasion nucléaire. Certes, LFI la jugeait surtout obsolète et Jean-Luc Mélenchon affirmait en 2012 ne pouvoir « s’engager à ne jamais utiliser d’arme nucléaire contre quelque peuple que ce soit », mais à l’époque le leader insoumis faisait de cette mesure une manière de « démontrer sa volonté de désarmer », désormais reléguée à de lointaines promesses.

Non contente de se situer entièrement dans le cadre du débat autorisé par la bourgeoisie et ses représentants concernant l’enjeu de renforcer l’armée, LFI va jusqu’à se placer à l’avant-garde de propositions auxquelles le gouvernement se refuse pour le moment. La France insoumise défend ainsi depuis des années un projet de « création d’une conscription citoyenne obligatoire, socle d’une Garde nationale citoyenne ». D’une durée de 9 mois, celle-ci est ouvertement centrée sur des objectifs militaires, intégrant « une formation militaire initiale (…) au maniement des armes et aux manœuvres ». Si des milliers de jeunes se sont opposés au SNU et à sa logique d’embrigadement réactionnaire, Mélenchon regrette la fin du service militaire, et y voit un enjeu face à l’évolution de la situation internationale : « On peut comprendre que le président Chirac ait pris cette décision. Elle avait sa rationalité, même si j’étais contre. Pour autant la défense populaire passive et armée reste une nécessité à mes yeux. Et nous faisons face désormais à d’autres menaces et dangers. » Une proposition qui résonne avec le débat public récent, vantant le « modèle suédois », bien qu’en France la défense d’un retour à une forme de service militaire reste encore initiale, LFI se situant sur ce terrain du côté de personnalités de droite comme Nicolas Baverez ou le général Vincent Desportes.

L’utopie de l’ONU face aux tendances à la guerre

Si les prétentions de LFI à incarner le « camp de la paix » vont de pair avec un positionnement militariste sur le terrain national, c’est que, pour l’organisation, la paix se joue dans les rapports entre puissances. Le pacifisme de Mélenchon se veut ainsi « réaliste », en phase avec les conceptions dominantes des relations internationales, déterminées en dernière instance par les rapports de force entre États. Dans ce cadre, l’objectif de la « paix » qu’il met en avant implique une alliance entre États qui permette de contrecarrer les puissances souhaitant la guerre, et en particulier les États-Unis. Pour cela, LFI défend l’indépendance de la France, notamment par la sortie du commandement intégré de l’OTAN, comme une condition pour forger une alliance diplomatique « altermondialiste » avec les BRICS. Le paradoxe ici, c’est que ce « réalisme » s’accompagne d’un utopisme totalement suranné, fondé sur l’idée que c’est dans et par les institutions internationales, et en particulier l’ONU, que la guerre finira par être éliminée.

Souhaitant faire de l’ONU un véritable « gendarme » du monde, doté d’une force militaire autonome et capable d’assurer la paix entre les nations, LFI rejoue dès lors une partition bien connue : l’espoir d’harmoniser les intérêts des États capitalistes de la planète dans le cadre d’instances internationales. Des Conférences internationales de la paix de la Haye de 1899 et 1907 à la création de l’ONU en passant par celle de la Société des Nations, la mise en place d’un droit et d’institutions internationales a accompagné l’époque impérialiste, se présentant comme le masque « démocratique » et « rationnel » des rapports toujours plus brutaux entre puissances, et permettant de huiler les relations entre États. Dans un récent article republié par Le Monde Diplomatique, Perry Anderson revient sur cette histoire, soulignant, avec John Austin et Carl Schmitt, le caractère essentiellement « indéterminé » et « discriminatoire » du droit international, dont le contenu et l’exécution dépend entièrement des rapports réels entre puissances. Synthétisant cette idée, l’auteur rappelle que, de la Société des Nations à aujourd’hui, « les guerres menées par les puissances libérales dominants le système sont des actions de police désintéressées, basées sur le droit international. Les guerres menées par n’importe qui d’autres sont des entreprises criminelles violant le droit international. » Il conclut à l’hypocrisie dangereuse d’un droit qui finit par couvrir et légitimer « l’exercice arbitraire du pouvoir par les forts sur les faibles ou les guerres sans merci livrées ou provoquées au nom de la sauvegarde de la paix. » [3]

Au regard de plus d’un siècle d’expérience de ces institutions, l’idée que l’ONU pourrait être la clé de la paix laisse ainsi songeur. Pour tenter de réactiver cet espoir, Mélenchon argue dans ses meetings de la récente décision de la Cour internationale de Justice, évoquant un « risque plausible de génocide » à Gaza. Certes, celle-ci a été un camouflet pour Israël et un levier pour dénoncer un projet génocidaire de plus en plus difficile à nier ces derniers mois. Cependant, on ne saurait considérer qu’elle a permis le moins du monde d’atténuer le massacre en cours, ou qu’elle dessinerait à elle seule une issue. La situation en Palestine est d’ailleurs particulièrement évocatrice du point de vue de l’impasse du droit international, puisque depuis 1947 ce sont des centaines de résolutions impuissantes qui ont condamné la politique coloniale de l’État d’Israël. [4] De même, difficile de voir dans les appels à une « Conférence de la paix » en Ukraine autre chose que des vœux pieux. A cette « impuissance », il faut par ailleurs ajouter le rôle actif de l’ONU dans la domination impérialiste, véritable point aveugle du discours de LFI. Récemment, c’est sous l’égide de l’ONU qu’une nouvelle intervention impérialiste en Haïti se prépare, dans un pays où les troupes « de la paix » de l’ONU ont été une courroie de l’ingérence impérialiste pendant 13 ans, couvrant le régime, participant à la répression des manifestations populaires, et se rendant coupables de milliers de viols sur des femmes et des mineurs.

Surtout, au-delà des limites intrinsèques des institutions internationales, ce sont l’ensemble des tendances mondiales qui contredisent l’espoir d’un nouvel âge d’or des institutions internationales. Jean-Luc Mélenchon appelle à construire un « monde ordonné par la loi » plutôt que par la « force » au moment même où la décomposition croissante de l’ordre néolibéral et l’incapacité de trouver une issue à la Grande récession alimentent plus que jamais le retour au militarisme et aux guerres, comme moyen de défendre ses intérêts face à ses rivaux et/ou de profiter des espaces ouverts par l’affaiblissement américain. Dans ce contexte, c’est vers plus de tentatives d’ordonner le monde « par la force » que l’on se dirige, non seulement du côté des États-Unis, dont LFI tend à faire la seule puissance internationale réactionnaire, que des puissances impérialistes européennes, qui se réarment pour renforcer leurs capacités d’interventions, ou des puissances dites « révisionnistes », prêtes elle aussi à tout pour défendre leurs intérêts dans le monde. Si cette situation pourrait accoucher de nouvelles alliances d’États, celles-ci seront commandées par la défense de ces intérêts nationaux plutôt que par des aspirations à la « paix » [5].

LFI n’ignore pas cette situation. Sa perspective utopiste « maximale » s’accompagne du programme évoqué plus haut, visant à préparer la guerre en attendant la paix. De même, après s’être dans un premier temps opposé à l’envoi d’armes en Ukraine, la France insoumise s’est globalement alignée sur la politique dominante comme elle le revendiquait récemment à l’Assemblée nationale, Arnaud Le Gall rappelant que son groupe avait approuvé « les cessions d’armement pour autant qu’elles n’affaiblissent pas nos propres capacités de défense ni qu’elles n’entraînent un risque d’escalade ». Pour justifier cette politique où l’utopisme pacifiste de demain flirte avec le réalisme guerrier d’aujourd’hui, LFI a cependant un argument clé : la France ne serait pas une puissance comme les autres, et sa « diplomatie et ses armes » pourraient porter un « projet universaliste » [6].

La France puissance de paix ?

Repeinte aux couleurs du drapeau blanc, la France est décrite dans le meeting de lancement de la campagne de LFI pour les européennes comme une puissance non occidentale, car présente sur les cinq continents, dont le « régime politique, la République, repose sur l’idée d’universalité des droits » et serait donc « intrinsèquement internationaliste ». Ce patriotisme suranné qui évoque les idéaux de la Révolution française fait partie du patrimoine de LFI et du « mélenchonisme », le dirigeant insoumis décrivant par exemple en 2015 la France comme « un trait d’union au sein de l’humanité universelle ». Or cette volonté de réhabiliter un nationalisme « progressiste » repose sur un déni complet de ce qu’est la réalité du capitalisme français, dont les intérêts économiques et géopolitiques sont partie intégrante d’un système capitaliste international basé sur l’exploitation des travailleurs et la prédation des ressources des pays semi-coloniaux. Un système dans lequel la France occupe l’une des premières places avec le 7e PIB mondial, la 6e place mondiale pour l’export de biens et services, la 9e armée du monde et l’arme nucléaire, des places stratégiques dans la direction d’institutions internationales, qu’il s’agisse de l’ONU, de la Banque mondiale ou du FMI, le contrôle d’institutions directement néo-coloniales telles que le Club de Paris ou le Franc CFA, et bien sûr des multinationales comme Total, Vinci, Lafarge, Areva, PSA ou BNP Paribas.

Si, au cours de l’histoire récente, la France a pu varier dans ses positionnements internationaux, elle n’a en revanche jamais cessé de poursuivre la défense des intérêts de ses multinationales et de prendre activement part à un ordre international, certes hégémonisé par les États-Unis, mais qui assure la domination d’une minorité d’États, dont la France fait partie, sur le reste de la planète. Qualifier une puissance impérialiste « d’outil de la paix » est une contradiction dans les termes, tant le maintien de cette ordre fondé sur la domination tend en permanence vers la guerre, en particulier dans les moments de crise. Mais dans le cas de la France, on a par ailleurs affaire à un impérialisme particulièrement agressif et guerrier. Contrairement à ce que laisse entendre fréquemment Jean-Luc Mélenchon, mythifiant une prétendue tradition diplomatique française de « non-alignement », cette agressivité n’est pas liée spécifiquement à l’atlantisme radicalisé qui caractérise l’ensemble des gouvernements depuis 2007. Il est intrinsèque à une puissance déclinante, dont le capitalisme s’est construit et maintenu en surinvestissant les leviers de domination géopolitiques et militaires.

La présence française sur les « cinq continents » est ainsi un euphémisme commode pour qualifier les territoires issus de l’empire colonial français, dont les populations subissent un traitement d’exception correspondant à ce statut, et où toute velléité de révolte, ou pire d’indépendance, est systématiquement réprimée par la force ou canalisée dans des mascarades institutionnelles, à l’image du processus en Kanaky issu des accords de Nouméa depuis 1998. Et pour cause, il s’agit de leviers géopolitiques décisifs, à l’image de Mayotte, assurant à la France un statut de « puissance de l’Océan Indien » et une position stratégique dans le Canal du Mozambique, « élément central de son approvisionnement en énergies fossiles et de contrats juteux pour l’entreprise Total ». En outre, comme le souligne Claude Serfati, les interventions militaires et l’industrie de guerre, qui participe à semer la mort partout dans le monde, représentent une véritable « passion française ». Sur ce terrain, comme le soulignait Philippe Alcoy en 2017, la France n’a aucunement besoin d’être alignée sur les États-Unis pour « intervenir en Libye, au Mali, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, installer des bases permanentes au Tchad ou au Burkina Faso ces dernières années. Ce ne sont pas non plus les États-Unis qui ont obligé la France à bombarder l’Irak et la Syrie. Au contraire, la France avait une position bien plus agressive et belliqueuse sur ce dossier que les États-Unis, qui venaient d’un échec militaire en Irak. »

Au contraire, l’activisme militaire constitue un pilier de la puissance française, qui lui permet de compenser ses fragilités économiques en Europe, notamment face à son rival allemand, géant économique mais « nain géopolitique » jusqu’à récemment. Dans une période où le militarisme se renforce et où l’impérialisme français connaît une crise profonde, notamment dans son pré-carré africain, défendre les « intérêts de la France » c’est maintenir voire renforcer ces leviers. Par-delà la phraséologie pacifiste, à l’heure où l’Allemagne se réarme, on imagine ainsi mal Jean-Luc Mélenchon défendre le retrait des troupes françaises d’Afrique, la fermeture des bases militaires françaises à l’étranger [7] ou encore le départ des multinationales d’Afrique, qui sont autant de revendications anti-impérialistes élémentaires et de moyens d’affaiblir un secteur de l’impérialisme guerrier occidental. Au contraire, lorsqu’il évoque la perspective de son arrivée au pouvoir Jean-Luc Mélenchon insiste sur les leviers de puissance que constituent, entre autres, la dissuasion nucléaire, l’industrie de défense française ou encore « l’espace maritime français », considérés comme des moyens centraux pour exister sur la scène internationale. En liant la cause de la paix aux intérêts de la puissance française, comme si les deux n’entretenaient pas un rapport antagonique, LFI mène dès lors à une impasse, vouée à se résoudre au service du statu quo, en ne proposant comme perspective maximale qu’une reconfiguration de la politique internationale de l’impérialisme français, redorant au passage le blason d’une puissance guerrière présentée comme « réformable » au service de la paix.

Avec Luxemburg contre Jaurès. Pour une « realpolitik » anti-militariste

Si la période militariste qui s’ouvre fragilise plus que jamais les bases du pacifisme onusien à la Mélenchon, il est en même temps probable que les tendances guerrières lui redonnent un certain attrait aux yeux de larges secteurs de la population hostiles aux plans de Macron. Ainsi, on a vu ces dernières années des courants de l’antiracisme prendre fait et cause pour LFI, perçu d’abord comme une sorte de moindre mal puis comme une source d’espoirs, quitte à faire disparaître la nécessaire critique de ses conceptions impérialistes « démocratiques ». Or, dans la période qui s’ouvre, la position des Insoumis qui ne formule qu’une critique superficielle des tendances à la guerre sans prendre en compte les relations économiques qui les sous-tendent, est vouée à accompagner de façon croissante la pression guerrière. Leur contre-projet de LPM ou la récente volonté des députés LFI d’amender la loi visant à mettre l’épargne populaire au service de l’industrie de défense en sont autant d’exemples. Dans le même temps, ces positions participent à attacher les travailleurs et classes populaires à leurs États, avec l’idée qu’il suffirait de les réformer pour qu’ils retrouvent leur vocation d’artisan de la paix.

Ces conceptions évoquent des débats qui ont traversé le mouvement ouvrier au début du XXe siècle, à la veille de la Première Guerre mondiale, dans un moment de militarisme intense. À l’époque, Jean Jaurès incarnait une perspective pacifiste, assumant de soutenir les alliances diplomatiques de la France, y compris avec la Russie tsariste, comme un levier de paix, tout en plaçant des espoirs importants dans le Tribunal d’arbitrage de La Haye, créé en 1907. Face à lui, Rosa Luxemburg défendait un anti-militarisme ouvrier intransigeant, dénonçant les positions de Jaurès, comme celles de la direction du socialisme allemand, en rappelant : « nous, qui nous plaçons sur le terrain de la conception matérialiste de l’histoire et du socialisme scientifique, nous sommes convaincus que le militarisme ne pourra disparaître du monde qu’avec la disparition de l’État de classe capitaliste. (…) La mission de la social-démocratie ne peut être, comme dans tous les aspects de la critique sociale, que de démasquer les tentatives bourgeoises de limitation du militarisme comme étant des demi-mesures pathétiques, démasquer les déclarations en ce sens, en particulier venant des cercles gouvernementaux, comme un théâtre d’ombres diplomatique, et d’opposer à la parole et à la semblance bourgeoise l’analyse impitoyable de la réalité capitaliste. » [8]

Pour Rosa Luxemburg, la lutte contre les illusions dans « le jeu ridicule et pitoyable de cette diplomatie, son impuissance, son caractère borné et trompeur » devait s’accompagner d’une propagande claire sur la façon dont le capitalisme amenait nécessairement à la guerre, et dont seul le mouvement ouvrier pouvait enrayer cette machine meurtrière. À la realpolitik bourgeoise, Rosa Luxemburg opposait ainsi une realpolitik ouvrière, qui devait nécessairement « dépasser le cadre de l’ordre existant » et être « révolutionnaire », dénonçant ainsi l’adaptation croissante du SPD au parlementarisme bougeois. C’est cette tradition qui conduira une poignée de figures du mouvement ouvrier à défendre de résister à l’énorme pression nationaliste de la guerre. Aujourd’hui, ces mêmes conceptions peuvent inspirer celles et ceux qui cherchent à regarder en face les tendances profondes du capitalisme sans se raconter d’histoires.

L’heure est ainsi à la construction d’un mouvement contre la guerre, qui se prépare consciemment au danger de nouvelles guerres de grande ampleur, tout en se départissant toute illusion dans une résolution pacifique de la situation par les institutions internationales ou l’initiative d’État « pacifistes », comme le laisse croire LFI. Les tendances guerrières actuelles sont inscrites dans la crise du capitalisme qui dure depuis plusieurs décennies, et ne font que s’exacerber à mesure que celui-ci poursuit sa décadence, incapable de trouver de nouveaux moteurs d’accumulation. Pour mener ce combat, il faut une position intransigeante, qui lutte contre notre État impérialiste et néocolonial, en commençant par refuser en bloc le processus de réarmement en cours, autour du mot d’ordre : pas un euro pour leurs guerres ! À l’heure où le déficit public sert de prétexte à de nouvelles attaques anti-sociales, cette bataille peut s’articuler avec la lutte pour les salaires, la répartition du temps de travail, et ainsi fonder une riposte plus large, qui seule permettra d’échapper à la catastrophe.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1La politique de défense selon Jean-Luc Mélenchon, DSI (Défense et Sécurité Internationale), avril 2012.

[2« Une défense souveraine et altermondialiste » par Jean-Luc Mélenchon, Les Cahiers de la Revue Défense nationale, 2012.

[3Évoquant le Conseil de sécurité de l’ONU, Perry Anderson rappelle par exemple : « Quant au Conseil de sécurité, garant (sur le papier) du droit international, son bilan parle de lui-même. Tandis que l’occupation du Koweït par l’Irak en 1990 a entraîné des sanctions immédiates contre Bagdad, doublées d’une riposte militaire mobilisant près d’un million d’hommes, l’occupation israélienne de la Cisjordanie se poursuit depuis plus d’un demi-siècle sans que le Conseil ne lève autre chose que le petit doigt. En 1998-1999, ayant échoué à obtenir le vote d’une résolution qui les aurait autorisés à frapper la Yougoslavie, les États-Unis et leurs alliés se rabattirent sur l’OTAN, en violation flagrante de la Charte des Nations unies, qui interdit les guerres d’agression. (…) Quatre ans plus tard, après que les États-Unis et le Royaume-Uni eurent attaqué l’Irak en contournant le Conseil de sécurité, où la France menaçait de poser son veto, M. Annan fit en sorte que l’opération soit entérinée rétroactivement par l’adoption à l’unanimité de la résolution 1483, qui reconnaissait ces deux pays comme « puissances occupantes » et leur assurait l’appui des Nations unies. On peut se passer du droit international pour lancer une guerre, mais il tombe à point nommé lorsqu’il s’agit de la légitimer après coup. »

[4Plus récemment, la poursuite des combats à Gaza cette semaine malgré l’adoption lundi d’une résolution de « cessez-le-feu » au Conseil de sécurité de l’ONU, témoignant de la volonté des Etats-Unis d’accentuer la pression sur son allié israélien, est un rappel brutal de l’écart entre l’arène du droit international et la réalité de la guerre.

[5Si Jean-Luc Mélenchon critique fréquemment la perspective d’un monde « multipolaire », en filigrane, c’est l’idée d’une possible transition pacifique de l’hégémonie étatsunienne à une répartition des pouvoirs entre puissances qui se dessine dans le programme de LFI. Par rapport aux positions multipolaires traditionnelles, celui-ci se distingue surtout par la place centrale qu’il confère au droit international dans ce processus. Dans cette optique, des États capitalistes comme le Brésil ou la Chine jouent un rôle central, avec l’idée, elle aussi répandue, que cette dernière serait une puissance essentiellement pacifique, conduisant LFI à flirter avec des positions campistes sur des questions telles que l’oppression des ouïghours.

[6Pour reprendre les formules de Jean-Luc Mélenchon en 2015 dans « La France, trait d’union au sein de l’humanité universelle », un entretien avec Pascal Boniface pour la Revue internationale et stratégique.

[7Comme le rappelaient en août dernier Julien Anchaing et Philippe Alcoy, la France possède près de 7000 militaires en opération extérieures, 6200 militaires dits de « forces en territoire souverain », présents dans les dits « départements français d’Outre-mer », et près de 3750 militaires français présents dans les 5 base militaires françaises à l’étranger (Dakar, Libreville, Abidjan, Djibouti et Abu Dhabi) en plus des 1500 militaires français encore actuellement présents au Niger. Ses outre-mer sont un point d’appui fondamental pour organiser sa puissance internationale : la France possède des formes de bases militaires dans le sud de l’Océan Pacifique, dans le Sud Ouest de l’Océan indien avec Mayotte et la Réunion, et évidemment en Guyane et aux Antilles.

[8Dès la fin du XIXe siècle, Rosa Luxemburg suit et analyse les différentes expressions du militarisme, dans lequel elle voit une tendance profonde du capitalisme. Dans la Deuxième Internationale, elle fait partie d’une aile gauche qui lutte pour organiser le combat contre le militarisme dans la perspective de la révolution. Début 1914, son engagement contre la guerre la conduit devant les tribunaux. Un an plus tôt, dans L’accumulation du capital, elle consacre un chapitre à la fonction du militarisme dans l’histoire du capital : « Il accompagne toutes les phases historiques de l’accumulation. Dans ce qu’on appelle la période de l’ « accumulation primitive », c’est-à-dire au début du capitalisme européen, le militarisme joue un rôle déterminant dans la conquête du Nouveau Monde et des pays producteurs d’épices, les Indes ; plus tard, il sert à conquérir les colonies modernes, à détruire les organisations sociales primitives et à s’emparer de leurs moyens de production, à introduire par la contrainte les échanges commerciaux dans des pays dont la structure sociale s’oppose à l’économie marchande, à transformer de force les indigènes en prolétaires et à instaurer le travail salarié aux colonies. Il aide à créer et à élargir les sphères d’intérêts du capital européen dans les territoires extra-européens, à extorquer des concessions de chemins de fer dans des pays arriérés et à faire respecter les droits du capital européen dans les emprunts internationaux. Enfin, le militarisme est une arme dans la concurrence des pays capitalistes, en lutte pour le partage des territoires de civilisation non capitaliste. Le militarisme a encore une autre fonction importante. D’un point de vue purement économique, il est pour le capital un moyen privilégié de réaliser la plus-value, en d’autres termes il est pour lui un champ d’accumulation. »
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