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15 de août de 2022 Twitter Faceboock

Tensions internationales
Chine et Etats-Unis : un jeu guerrier dans un monde sous haute tension
Esteban Mercatante

La visite à Taïwan de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, a entraîné une nouvelle escalade des tensions avec la Chine. Pékin a répondu en lançant des exercices militaires juste sous le nez de Taïwan. Des jeux guerriers sur le fil du rasoir.

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Mardi 2 août dernier, la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, atterrissait à Taïwan. Alors que la Chine revendique ce territoire insulaire comme étant le sien, la visite de la politicienne américaine a été rapidement perçue comme une menace. À peine l’escale à Taipei (capitale de Taïwan) évoquée comme étape du tour des pays asiatique de Pelosi, les représentants de la République populaire de Chine ont ainsi mis en garde contre les dures conséquences d’une telle visite.

Aussi, deux jours après le passage de Pelosi, la Chine a entamé de vastes exercices militaires dans le détroit de Taiwan, bloquant pratiquement le trafic maritime. Au moins neuf missiles lancés lors de ces exercices ont survolé Taïwan, et plusieurs d’entre eux ont atterri dans la zone économique exclusive du Japon, selon les autorités japonaises.

La situation a créé une escalade des tensions sans précédent depuis des décennies, à un moment particulièrement tendu dans les relations inter-étatiques notamment avec la guerre en Ukraine qui implique l’un des principaux alliés de Pékin. Si ni la Chine ni les États-Unis - et encore moins Taïwan - ne semblent réellement avoir l’intention, pour diverses raisons, de pousser les tensions à leurs limites. Mais les risques de franchir le Rubicon et de se retrouver dans une déflagration involontaire sont bien réels.

Taïwan et l’impérialisme

À partir de 1949, Taïwan s’est constitué comme un Etat autonome lorsque le parti nationaliste du Kuomintang, vaincu par la révolution menée par le Parti communiste de Mao Zedong, s’est installé dans le détroit et a formé un régime hostile à la République populaire. Entre cette date et 1971, Taïwan a usurpé la représentation de la Chine aux Nations unies (ONU) avec le soutien des États-Unis et de leurs alliés. En octobre 1971, la résolution 2758 des Nations unies reconnaît la République populaire de Chine (RPC) comme « le seul représentant légitime de la Chine auprès des Nations unies » et expulse « les représentants de Chiang Kai-shek de leur siège légitime aux Nations unies ».

Lorsque Richard Nixon a tendu la main à la Chine dans le cadre d’une politique visant à isoler l’Union soviétique et s’est rendu en 1972 à Pékin pour un sommet historique avec Mao Zedong, une nouvelle période de politique impérialiste à l’égard de la Chine et de Taïwan a été inaugurée : ce qu’on a appelé « l’ambiguïté stratégique ». Celle-ci consistait à ne pas accorder de reconnaissance formelle à Taïwan - qui a perdu sa reconnaissance en tant qu’État au sein des Nations unies - tout en exprimant des préoccupations quant à toute menace d’empiètement de la part de Pékin. Tout cela sans préciser si les Etats-Unis viendraient en aide à Taipei en cas d’invasion - qui a reçu un soutien régulier en matière d’économie et de ressources.

Dans le contexte de ce rapprochement avec les États-Unis à la fin de la guerre froide, Deng Xiaoping parle pour la première fois d’« un pays, deux systèmes », alors qu’il pose les premiers jalons des transformations qui allaient ouvrir la voie à la restauration capitaliste en Chine. La proposition vise alors à créer un cadre pour la restitution des territoires dominés par la Grande-Bretagne et le Portugal, Hong Kong et Macao, mais vise également Taïwan, qui a toujours rejeté cette approche. De fait, des dirigeants comme l’ancien président Lee Teng-hui lui opposent la théorie des « deux États », évidemment rejetée par Pékin.

Avec l’hostilité croissante qui caractérise les relations sino-américaines depuis l’annonce par Obama, il y a 11 ans, du « pivot vers le Pacifique », Taïwan est devenu un important centre d’attention. Les États-Unis redoublent d’efforts pour rester un acteur important en Asie en ralliant certains pays de leur côté, tout en creusant les tensions avec Pékin. Du côté chinois, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la question de la réunification Chine-Taïwan, toujours présente dans la politique du PCC, est devenue plus importante dans le cadre du nationalisme plus affirmé du régime.

La situation s’est dégradée en 2016, avec l’arrivée de Tsai Ing-wen, membre du Parti démocrate progressiste pro-indépendance, à la présidence de Taïwan, peu avant l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le président américain a en effet rompu une tradition en vigueur depuis Nixon en acceptant une conversation bilatérale avec la dirigeante taïwanaise, lui donnant ainsi le rang de chef d’État. Par la suite, Trump a mené différentes politiques qui ont commencé à mettre fin à l’« ambiguïté stratégique », sans jamais rendre son abandon explicite.

Le virage vers Taïwan s’inscrit dans le cadre d’une politique globale plus offensive. Au cours des cinq dernières années, la querelle mondiale pour maintenir ou gagner de l’influence et pour cimenter des alliances, centrées sur l’Asie mais s’étendant à l’ensemble de la planète, a fait place à des frictions plus ouvertes. Les « guerres commerciales » initiées par Trump, dont l’objectif n’était pas tant la confrontation commerciale que le conflit sur la primauté dans les technologies clé, puis le conflit sur la 5G (qui se poursuit) ont affaibli les relations entre les deux pays, chose que l’arrivée de Joe Biden n’a rien changé.

Les États-Unis, qui restent en tête en matière de technologie et d’innovation sous de nombreux aspects - tout en observant avec inquiétude les initiatives réussies de la Chine pour combler l’écart, voire prendre la tête dans des domaines tels que l’intelligence artificielle - ne perdent pas une occasion d’essayer de bloquer l’accès de Pékin aux maillons essentiels du développement technologique. Dans le même temps, ils tentent de concentrer les ressources de l’État, en collaboration avec de grandes entreprises privées, pour reprendre l’initiative dans les domaines où ils ont été dépassés, comme les puces électroniques. Il est intéressant de noter que c’est Taïwan, et non la Chine, qui a pris la tête dans ce domaine il y a des années. Son entreprise TSMC (entreprise de semi-conducteurs, pièces clés dans la fabrication de smartphone notamment) a, au cours de la dernière décennie, largement dépassé les entreprises historiquement leaders telles qu’Intel, qui n’ont pas été en mesure de soutenir, de manière rentable, le rythme des investissements nécessaires pour rester dans la course. Mais la Chine reste à l’affût avec ses propres innovations dans ce domaine stratégique. L’administration Biden a l’intention de reprendre le flambeau même si les 200 milliards de dollars de fonds annoncés semblent bien maigres face aux défis à relever. 

Bien que l’invasion de l’Ukraine par la Russie ait ouvert un autre front important, l’attention de Biden n’a pas été détournée de la Chine. Au contraire, la revitalisation de l’OTAN à la suite de cette guerre a donné un nouvel élan aux Américains. Biden, comme son prédécesseur, s’inscrit toujours dans une politique d’ « ambiguïté stratégique » sur Taïwan. En mai de cette année, il a mis en garde la Chine depuis Tokyo contre toute tentative de prise de Taïwan par la force. L’idée d’une invasion, a déclaré Biden à l’époque, « n’est pas appropriée. Cela disloquerait toute la région et constituerait un acte similaire à ce qui s’est passé en Ukraine », établissant un parallèle clair avec l’agression russe, qui a entraîné des sanctions sévères de la part des États-Unis et de ses alliés de l’OTAN.

Il n’est pas surprenant que de telles tensions au sujet de Taïwan, susceptible de conduire à une guerre directe entre les États-Unis et la Chine, figurent parmi les principales hypothèses de conflit élaborées par les stratèges des deux pays - dont les conséquences envisagées du côté l’impérialisme américain ne sont généralement pas rassurants.

Les intérêts à désamorcer l’escalade des tensions

Si le conflit sur Taïwan occupe depuis longtemps l’attention des cabinets militaires, l’escale de Pelosi à Taipei semble avoir forcé les délais et déclenché des actes qui n’étaient pas prévues. Il faut remonter à 1997 pour trouver la dernière fois où un membre aussi haut placé du gouvernement américain s’est rendu à Taïwan. Newt Gingrich, alors également président de la Chambre des représentants, s’y était arrêté. Mais comme l’observe Claudia Cinatti, le contexte ne pourrait pas être plus différent. Sur le plan interne américain « alors que Pelosi et Biden sont du même parti, Gingrich était un opposant acharné de l’administration démocrate de Bill Clinton. Et le consensus de l’establishment impérialiste était d’intégrer la Chine dans l’« ordre néolibéral » » en faisant pression pour son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce.

La décision inconsidérée de la représentante des Etats-Unis illustre les divisions qui s’expriment dans le bipartisme américain et la faiblesse de l’administration actuelle. A l’exception de l’exploit - probablement éphémère - d’avoir ravivé l’engagement atlantiste des partenaires européens grâce à la guerre en Ukraine, celle-ci n’a pas beaucoup de succès à revendiquer et pourrait subir une lourde défaite lors des élections de mi-mandat.

Dans ce sens, Biden a fait savoir qu’il décourageait l’atterrissage de Pelosi à Taiwan. Les services de renseignement et les agences diplomatiques l’avaient également déconseillé. Bien que la rivalité avec la Chine soit au cœur de toute articulation stratégique américaine, le moment ne semblait pas être le plus propice pour stimuler un affrontement ouvert entre la Chine et Taïwan. Pour autant, le président n’a jamais demandé officiellement à la chef de la Chambre des représentants de ne pas se rendre à Taiwan. La crainte d’offrir un nouveau flanc d’attaque aux Républicains en pleine campagne électorale l’a emporté sur toute autre considération. Il a également cherché à éviter les fissures dans les rangs démocrates, en permettant aux faucons du parti de l’emporter sur les considérations du chef de l’État (ce qui peut aussi parfois être une division du travail avantageuse, bien que ce moment devienne très dangereux).

L’expert en affaires internationales Ian Bremmer a observé, avec une certaine ironie, que « Biden a essayé d’empêcher la visite de Pelosi à Taïwan... mais pas suffisamment pour déclencher une dispute avec elle. Au lieu de cela, il risque une guerre avec la Chine ». Cette difficulté de timing de la part du chef d’Etat dans le conflit le plus stratégique, liée à des enjeux électoraux mais aussi à ses propres affaires internes, est un autre signe flagrant des limites que rencontre la puissance impérialiste pour afficher une intervention cohérente. Le conflit fondamental au sein de l’establishment politique américain porte sur la voie à suivre pour tenter d’inverser les tendances qui, lentement, mais sûrement, montrent un déclin de sa puissance et un changement du centre de gravité de l’économie mondiale capitaliste vers la Chine.

Provoquer la Chine à ce stade pourrait, comme l’observe Thomas Friedman, chroniqueur au New York Times, avoir des implications dangereuses pour la guerre en Ukraine, où la Russie s’impose dans le Donbass, tout en conduisant à des conséquences plus importantes que ce que Poutine avait initialement envisagé. Si la Chine, comme de nombreux autres pays, n’a pas suivi les sanctions économiques imposées par l’OTAN, elle semble avoir pris note des avertissements américains concernant toute assistance à la Russie. Friedman a ainsi appris de sources officielles que Biden « a personnellement dit au président Xi Jinping que si la Chine entrait dans la guerre en Ukraine aux côtés de la Russie, Pékin risquerait de perdre l’accès à ses deux plus importants marchés d’exportation : les États-Unis et l’Union européenne ». La Chine, poursuit Friedman, « a répondu en ne fournissant pas d’assistance militaire à Poutine, alors que les États-Unis et l’OTAN ont fourni un soutien en matière de renseignement et une quantité importante d’armes de pointe à l’Ukraine ».

De ce point de vue, le risque du geste de Pelosi n’est pas seulement un affrontement avec la Chine dans le détroit de Taïwan. Il pourrait aussi conduire à un changement dans la politique de Xi Jinping vers une collaboration plus active avec la Russie, aux conséquences graves pour l’Ukraine dont la Russie contrôle 20 % du pays. Les États-Unis n’ont aucune objection à une guerre prolongée qui obligerait la Russie à déployer beaucoup d’efforts et à subir les pertes qui en découlent. Or, si la Chine intervient plus activement pour aider à reconstruire l’armée russe et soutenir son économie, l’effort de guerre peut devenir plus gérable et Poutine pourrait à nouveau accroître ses ambitions en allant au-delà de ce qui a été réalisé jusqu’à présent.

Pour la Chine, la visite de Pelosi a par ailleurs été l’occasion d’une démonstration militaire frappante. Alors que Xi Jinping s’apprête à entamer un nouveau mandat et à devenir le premier dirigeant après Deng Xiaoping à gouverner pendant plus de dix ans, tout en cherchant à obtenir une éventuelle prolongation indéfinie de sa présidence, les tensions avec les États-Unis lui permettent d’appuyer sa politique ultra-nationaliste.

Cependant, le moment est particulièrement risqué pour une escalade des tensions. L’économie est en passe de connaître la deuxième pire année de croissance de la dernière décennie, juste après 2020, année d’apparition de la pandémie. Les difficultés à contrôler les nouvelles épidémies de ces derniers mois, ont conduit Pékin à mener une politique "zéro covid" qui a entraîné la fermeture de nombreuses villes pendant des semaines. Au deuxième trimestre de cette année, l’économie n’a progressé que de 0,4 % par rapport à la même période en 2021, et a chuté de 2,6 % par rapport au premier trimestre de cette année, ce qui montre l’impact des restrictions sanitaires. Selon les prévisions, le PIB ne devrait pas croître de plus de 4 % cette année, un chiffre qui pourrait être positif pour un autre pays que la Chine, mais qui est, pour elle, bien inférieur à ses performances habituelles et inférieur à ce qui était prévu jusqu’à récemment.

L’économie ne souffre pas seulement des ravages de la politique du « zéro covid ». Le dégonflement de la bulle immobilière continue de se propager. Dû en grande partie au fait que le gouvernement du PCC a forcé les entreprises immobilières à réduire leur dette, il a poussé des entreprises telles qu’Evergrande au bord de la faillite. Les retards dans la construction, dus à des difficultés de financement dans le cadre des restrictions gouvernementales sur les emprunts, ont conduit de nombreux acquéreurs de logements à ne pas rembourser leurs prêts hypothécaires. En Chine, les maisons sont payées à l’avance et les constructeurs s’appuient de plus en plus sur ces fonds pour construire. Le « boycott hypothécaire » menace de paralyser encore plus la construction par manque de fonds, et donc de provoquer la colère d’un plus grand nombre d’acheteurs.

La possibilité de répondre aux revers économiques en relançant la croissance par la dette, un dispositif auquel le gouvernement du PCC a fait appel à de nombreuses reprises, devient plus complexe à mesure que les banques centrales du monde entier, et en particulier des États-Unis, augmentent les taux. Le but étant de lutter contre l’inflation, les banques deviennent alors des "aspirateurs" d’actifs à la recherche de rendements tout aussi élevés que fiables. Dans ces conditions, une politique expansionniste peut stimuler les sorties de capitaux, malgré les contrôles qui les limitent. Le souvenir de l’épisode vécu en 2015, où la fuite des actifs s’est brusquement accélérée, est très présent dans l’esprit des autorités chinoises.

Les tensions internes sont généralement source de conflits internationaux, comme nous l’avons vu à de nombreuses reprises. Mais la situation offre à Xi Jinping plusieurs fronts ouverts pour accélérer le calendrier de cette guerre à laquelle tous les acteurs se préparent depuis un certain temps.

Un nouveau saut sans retour en arrière

La logique des événements, une fois qu’ils ont commencées, ne s’adapte pas toujours aux objectifs de ceux qui les ont engendrés. Dans les jours ou semaines à venir, nous verrons si les différentes provocations ne recevront que des reproches diplomatiques, comme c’est le cas ces jours-ci, ou si elles iront plus loin. Entre-temps, le gouvernement chinois a déjà annoncé qu’il suspendait le dialogue avec les États-Unis sur le changement climatique, ce qui pourrait avoir de graves conséquences.

Mais même si elle ne dégénère pas encore en guerre, la rivalité qui s’exacerbe franchit inévitablement une étape supplémentaire. Des deux côtés, la mise en scène de ces derniers jours a été une sorte de répétition générale, ou de premier acte, d’une conflagration vers laquelle ils continuent d’avancer et face à laquelle ils continueront de produire des provocations sur le fil du rasoir.

Si l’on regarde la situation dans son ensemble, le poids des tensions géopolitiques ne cesse de s’aggraver dans une économie capitaliste mondiale qui, au cours des dernières décennies, a connu une grande internationalisation de la production. Avec des bénéfices qui ont été abondants pour les grandes multinationales qui dominent le commerce mondial, basées pour la plupart aux États-Unis et dans l’Union européenne, même si la Chine inclut de plus en plus les siennes dans les classements des grandes entreprises. La réticence du grand capital à renoncer à ces avantages se heurte à l’agressivité croissante des États, dont les sanctions économiques, les affrontements militaires encore localisés et les préparatifs de conflits plus globaux torpillent l’intégration économique ou, du moins, l’obligent à se discipliner dans le cadre de nouvelles stratégies, en privilégiant, en matière d’investissement, les pays les plus solidaires et pas nécessairement les moins chers en termes de coûts. Chose qui ne va pas de pair avec la nécessité de rendre la production moins chère afin de s’imposer dans la concurrence mondiale.

Article publié dans La Izquierda Diario le 9 août 2022.

 
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