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La Izquierda Diario
27 de juillet de 2021 Twitter Faceboock

Accord sur le gazoduc Nord Stream 2
Etats-Unis - Allemagne : entre différends stratégiques et compromis tactiques
Juan Chingo

Le gazoduc Nord Stream 2, traversant la mer Baltique sur 1 200 km, reliera la Russie à l’Allemagne. Sous la présidence de Trump, les États-Unis s’étaient opposés au projet, mais cette semaine Biden a conclu un accord avec Merkel sur la construction du gazoduc. Retour sur la signification et les raisons de cet accord qui exprime la volonté des États-Unis de céder à l’Allemagne au service de la constitution de son "front anti-Chine", ainsi que sur les contradictions sous-jacentes qui restent en suspens entre les deux puissances.

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La déclaration commune publiée mercredi dernier par Washington et Berlin indique que les deux pays sont parvenus à un accord de compromis sur le controversé projet Nord Stream 2. Washington autorisera l’achèvement du fameux gazoduc en cours de construction sous la mer Baltique pour transporter du gaz de la région russe de l’Arctique vers l’Allemagne, ce qui avait suscité une longue et vive dispute entre les deux pays. En contrepartie, Berlin donnera des garanties sur l’approvisionnement énergétique de l’Ukraine.

L’accord a été mis en scène de manière imagée sur Twitter par le chef de la diplomatie allemande, Heiko Maas, qui a exprimé son « soulagement » de la « solution constructive » trouvée. « Nous aiderons l’Ukraine à construire un secteur de l’énergie verte et nous ferons pression pour sécuriser le transit du gaz par l’Ukraine au cours de la prochaine décennie  », a-t-il ajouté. Toutefois, l’accord a fait sourciller Kiev et Varsovie, qui ont jugé les compromis insuffisants et se sentent délaissés par leur principal soutien, les États-Unis. De leur côté, les adversaires de Joe Biden au Capitole ont dénoncé un « cadeau » au président russe Vladimir Poutine.

Des intérêts stratégiques irréconciliables

Ce compromis bien coûteux ne peut masquer les fortes différences entre les deux principales composantes de l’alliance transatlantique. L’Allemagne a besoin d’énergie pour son important appareil productif et pour devenir le centre de l’Europe, et elle ne veut pas s’aliéner la Russie. Les États-Unis cherchent à empêcher les Allemands d’atteindre l’hégémonie européenne et à éviter un rapprochement avec le Kremlin. Avec cet objectif stratégique en tête, ils poursuivent l’endiguement de Moscou, malgré l’importance moindre de la Russie par rapport à son rôle de superpuissance de la guerre froide. Simultanément, ces intérêts stratégiques contradictoires s’inscrivent dans un cadre géopolitique où Berlin a besoin de Washington pour assurer sa propre sécurité et Washington a besoin de Berlin pour ralentir la montée en puissance de la Chine et maintenir l’ordre au sein de l’Union européenne.

Les deux puissances acceptent donc de contenir leurs animosités dans ce cadre. Toutefois, le fait que les États-Unis aient cédé dans ce différend important montre un renforcement de l’Allemagne dans le cadre de la soumission historique qui lui avait été imposée après la défaite de la Seconde Guerre mondiale et qui était, et demeure encore aujourd’hui, la base de l’hégémonie américaine.

Nous pourrions dire que la célèbre citation de Lord Hastings Lionel Ismay, Premier Secrétaire Général de l’OTAN et principal assistant militaire de Winston Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale, selon laquelle l’objectif de l’Alliance était « de maintenir l’Union soviétique à l’extérieur, les Américains à l’intérieur et les Allemands en bas », ne reflète plus la réalité actuelle au sein de l’Alliance transatlantique. Le saut dans le déclin de l’hégémonie des Etats-Unis, essentiellement dû à leur fatigue impériale et à leurs divisions internes, ainsi qu’à l’émergence de nouveaux acteurs comme la Chine et la Turquie, permet à une puissance comme l’Allemagne, renforcée après sa réunification, de bénéficier d’une plus grande marge de manœuvre sur l’échiquier des grandes puissances. Pour autant, celle-ci n’a pas encore retrouvé sa pleine autonomie stratégique.

Outre les divers compromis et échanges auxquels les Allemands ont consenti, Nord Stream 2 est destiné à transformer la relation germano-russe. Il existe déjà un puissant précédent dans la politique étrangère de l’ancien chancelier Willy Brandt, qui avait résisté aux pressions américaines pour faire avancer le projet d’oléoduc en provenance de l’URSS (1973). Une politique d’ouverture à l’Est (Ostpolitik) qui, d’un point de vue historique, avait ouvert la voie à la détente et facilité le cadre géopolitique qui a ensuite permis l’unification de l’Allemagne. Aujourd’hui, tout renforcement et toute consolidation du partenariat germano-russe en raison des liens étroits qui unissent ces deux pays sur le plan énergétique placerait les États-Unis dans une situation très défavorable.

L’Ukraine : une monnaie d’échange pour le front anti-chinois

Les ministres des affaires étrangères à Kiev et Varsovie ont publié une déclaration conjointe critiquant l’accord Berlin-Washington sur le Nord Stream 2, affirmant que le gazoduc russo-allemand accroît la capacité de Moscou à déstabiliser l’Europe et que les contre-mesures proposées sont insuffisantes.

Sur le plan économique, outre le feu vert donné à la réalisation des travaux, l’Allemagne a obtenu la garantie de ne pas avoir à fermer l’oléoduc au cas où Moscou utiliserait l’énergie pour faire chanter Kiev. En contrepartie, elle a promis de financer des projets d’infrastructures dans les pays concernés, visant à réduire l’influence russe en Europe de l’Est, d’investir dans la « transition verte » de l’Ukraine et de compenser cette dernière pour la perte de revenus provenant des droits de transit du gaz (sans dire combien ni comment).

Aux yeux de l’Ukraine et de la Pologne, représentants des fractions les plus anti-russes du "front occidental", la principale capitulation se situe dans un autre registre : la réalité est que les États-Unis permettent aux Allemands de ne pas participer à l’endiguement de la Russie mais espèrent en revanche qu’ils contribueront à réduire la pénétration économique chinoise en Europe. Pour les pays d’Europe de l’Est, ce compromis géopolitique est inacceptable. Considérés comme une monnaie d’échange dans une bataille sur l’échiquier européen et mondial qui leur échappe, ils se sentent abandonnés par leur principal soutien, les États-Unis, et dans une moindre mesure par Bruxelles.

Face à leurs plaintes et lamentations, on est frappé par la dureté et l’attitude clairement impériale de la diplomatie américaine, qui avertit ses partenaires slaves de ne pas faire pression sur le Congrès contre Nord Stream 2, c’est-à-dire de ne pas s’impliquer. Ce traitement humiliant ne peut qu’alimenter le mécontentement des Polonais et des Ukrainiens, qui exigeront de nouvelles garanties et réclameront de l’attention. Ainsi, au même moment, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie s’engagent à unir leurs forces pour empêcher Moscou de transformer la mer Noire en un lac intérieur ; les forces armées de Kiev s’entraînent à la frontière de la Crimée ; et le président ukrainien Volodymyr Zelensky adopte une loi provocatrice sur les "peuples indigènes d’Ukraine" qui exclut les Russes ethniques. En d’autres termes, une nouvelle déstabilisation est sur le point de se produire.

Le difficile équilibre de l’Amérique dans sa lutte stratégique contre la Chine

Derrière la concession forcée mais douloureuse de Washington se cache un pari tactique : que les puissances européennes les plus proches de Moscou, notamment l’Allemagne, se concentrent sur le cantonnement de la Chine, tandis que les pays furieusement anti-russes de l’Est maintiennent les ambitions du Kremlin à distance et empêchent toute forme de normalisation entre l’Occident et la Russie. Une politique qui vise à maintenir cette dernière dans son rôle de grand danger pour les « démocraties » malgré le déclin économique, démographique et géopolitique de la Russie actuelle, en comparaison avec la superpuissance qu’était l’Union Soviétique. Reste à savoir si cette manœuvre tactique fonctionnera. Bien que l’Allemagne, sous la pression américaine et dans son propre intérêt, ait adopté une position plus dure à l’égard de Pékin, elle est fortement réticente à faire passer les intérêts géopolitiques avant les intérêts commerciaux.

Au-delà des aspects tactiques, la difficulté de la politique américaine en matière de Grande Stratégie dans sa confrontation avec Pékin découle du fait que les États-Unis cherchent à repousser la Chine tout en essayant de garder le théâtre européen sous leur contrôle, notamment pour empêcher l’hégémonie allemande en Europe et sa progression vers l’Est. Le double endiguement de Moscou et de Pékin l’empêche d’utiliser une manœuvre similaire à celle de Nixon dans les années 1970 contre l’ours Soviétique. Cette manoeuvre avait créé les conditions politiques et géopolitiques pour une restauration capitaliste en Chine, dont les premiers pas ont commencé avec Deng en 1978, et permis de mettre le géant soviétique à la défensive avec toutes les conséquences ultérieures que nous connaissons.

En d’autres termes, les États-Unis doivent contenir la montée en puissance de Pékin sans risquer de désarmer le front européen qui est au cœur de leur hégémonie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Seule une menace plus ouverte de Pékin sur son hégémonie mondiale pourrait modifier cette délimitation géopolitique en ouvrant une détente durable avec la Russie, mais en rouvrant en même temps la boîte de Pandore européenne. Cependant, les stratèges de Washington continuent de penser, malgré leur ton parfois alarmiste, que le danger chinois ne se situe pas encore à un tel niveau. Et c’est pourquoi ils se contentent d’ouvertures partielles à Moscou, comme celle qui a été faite suite au sommet de Genève, bien que sans faire beaucoup de bruit dans le cas de Biden, à l’inverse du fameux « Reset » d’Obama » qui s’est soldé par un échec retentissant, sans parler des petits gestes de Trump envers Poutine, qui ont été utilisés par « l’État profond » pour déclarer la guerre au Président. La continuité essentielle de la domination américaine sur le monde repose encore et toujours sur la nécessité de continuer à soumettre géopolitiquement l’Europe, une domination qu’ils maintiennent en amplifiant le danger russe.

Comme le rappelait si lucidement Henry Kissinger à l’establishment au lendemain de l’implosion soviétique :

« Sans l’Europe, l’Amérique deviendra une île au large des côtes de l’Eurasie, condamnée à une sorte de pure politique d’équilibre des forces qui ne reflète pas son génie national. Sans l’Europe, le chemin de l’Amérique sera solitaire ; sans l’Amérique, le rôle de l’Europe se rapprochera de l’insignifiance. C’est pourquoi l’Amérique a conclu deux fois au cours de ce siècle que la domination de l’Eurasie par une puissance hégémonique menaçait ses intérêts vitaux, et elle est entrée en guerre pour l’empêcher. » [1]

Oublier cet impératif stratégique pour l’hégémonie américaine et limiter le différend stratégique entre les États-Unis et la Chine à un conflit bilatéral, empêche de comprendre en profondeur ce qui se joue en termes d’hégémonie mondiale, derrière les grands mouvements de plaques tectoniques qui ont secoué la planète ces dernières années. Seule une compréhension sensée et juste de ces jeux de pouvoir qui sont très éloignés de la vie quotidienne de millions de prolétaires et d’exploités, mais qui les affectent et les affecteront considérablement, peut permettre une politique prolétarienne indépendante avec le renouveau de l’internationalisme ouvrier comme guide d’action dans la période à venir.

Notes :

[1] “Without Europe, America will become an island off the shores of Eurasia, condemned to a kind of pure balance-of-power politics that does not reflect its national genius. Without Europe, America’s path will be lonely ; without America, Europe’s role will approach irrelevance. This is why America concluded twice in this century that the domination of Eurasia by a hegemonic power threatens its vital interests, and has gone to war to prevent it”. “EXPAND NATO NOW”, Henry Kissinger. Washington Post 19/12/1994. Voir ici.

 
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