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La Izquierda Diario
9 de mai de 2020 Twitter Faceboock

Réflexions sur l’importance de l’analyse marxiste des relations internationales
Philippe Alcoy

Un programme révolutionnaire des travailleurs pour l’action au niveau national est inconcevable s’il ne part pas de l’analyse des relations interétatiques, de l’économie et de la lutte de classes internationales. Le futur de la révolution se définit en dernière instance sur l’arène internationale.

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Illustration : « Enfant géopolitique observant la naissance de l’homme nouveau », Salvador Dali, 1943.

Nous présentons ci-dessous des réflexions de façon synthétique sur l’importance de l’analyse marxiste des relations internationales afin d’armer les travailleurs dans l’élaboration d’un programme révolutionnaire international, point de départ pour l’organisation des exploités et opprimés en lutte contre la domination capitaliste et pour une société communiste.

  •  La bourgeoisie n’est pas une classe « nationaliste », bien qu’elle puisse adopter des discours nationalistes quand cela sert ses intérêts les plus immédiats en suscitant le soutien des classes exploités nationales. Les grands capitalistes, notamment le capital impérialiste, tentent de maximiser leurs profits sur la planète toute entière, les chaines de production étant d’ailleurs largement internationalisées depuis très longtemps. Afin d’arriver à ce but la bourgeoisie a besoin d’avoir une connaissance objective du monde : ressources naturelles, démographie (force de travail et marché), situation politique interne dans les pays où elle entend investir (mais aussi des pays où elle a investi), intérêts stratégiques et politique internationale des Etats concurrents, état des forces militaires et des éventuels conflits, entre autres. Ces informations sont essentielles pour prévoir et prendre le moins de risques possible à l’heure de placer ses investissements, sécuriser des routes internationales pour les matières premières et marchandises, etc. Il ne faut pas oublier une vérité fondamentale : les relations internationales capitalistes sont faites essentiellement de la concurrence entre différentes puissances pour la domination mondiale, même si des partenariats ponctuels, conjoncturels ou même stratégiques peuvent se mettre en place.
  •  La bourgeoisie, notamment celle des pays impérialistes, a ainsi besoin d’une armée d’analystes hypers spécialisés par aires géographiques, sur des marchés très particuliers (spécialistes du marché du pétrole, du secteur minier, des affaires militaires, des innovations technologiques, en géologie, en biologie, en agriculture, etc.). Et elle possède en effet d’excellents analystes et spécialistes ; il existe un nombre énorme de revues, de laboratoires de recherche, de think tanks, d’agences d’analyse. Leur objectif est essentiellement d’offrir une connaissance objective du monde afin de guider les décisions d’hommes d’affaires et de gouvernements. C’est cela leur principal business, ce qui détruit par ailleurs l’idée superficielle sur la soi-disant « inutilité » des sciences sociales pour les affaires capitalistes.
  •  Cela m’amène à une réflexion sur une caractéristique des analystes de la bourgeoisie, tout du moins les meilleurs, c’est-à-dire ceux qui basent leurs analyse sur une méthode matérialiste, très proche du marxisme (même si sans doute de façon non-consciente). En effet, pour ces analystes une erreur d’appréciation ou de pronostique peut coûter littéralement très cher. Ils peuvent perdre des clients, voire leur travail. Car leur production intellectuelle est directement liée à l’activité capitaliste, aux investissements, mais aussi aux choix de politique internationale de gouvernements. Ils ne font pas de la politique partisane ni de l’idéologie, et encore moins de la propagande (ce qui ne veut pas dire qu’ils n’aient pas de tendance idéologique ou d’appartenance politique) ; ils entendent délivrer à leurs clients une connaissance la plus objective possible de la situation du monde, sous ses différents aspects (économique, militaire, politique, etc.).
  •  J’écoutais récemment un exposé d’un analyste géopolitique devant des investisseurs du secteur agro-industriel où il expliquait qu’alors que lors de la Guerre Froide la géopolitique avait connu des « années de gloire », depuis 1991 et la chute de l’URSS « l’utilité » de la géopolitique avait clairement subi un coup. Cela au moins jusqu’à la crise de 2008, même si les attentats du 11 septembre 2001 anticipaient un certain « retour de la géopolitique ». Dans ce même exposé il affirme que le monde est devenu « dangereusement plus géopolitique ». Autrement dit, un monde plus risqué, avec plus de conflits potentiels entre puissances et Etats. Tout cela en dit long du monde post-Guerre Froide, un monde de triomphalisme bourgeois, où le discours idéologique dominant a été celui d’une victoire définitive du capitalisme sur tout autre système alternatif et où l’on avait créé le récit d’un « monde sans conflits » et de coopération. Evidemment, les capitalistes n’ont jamais cru à ce récit construit pour renforcer la légitimité de leur hégémonie. Evidemment aussi le monde n’a connu nullement une période sans conflits ni concurrence. Au contraire. Cependant, il est indéniable que les risques de conflits directs et armés entre grandes puissances s’étaient un peu « dissipés » pendant une ou deux décennies. Et les capitalistes ont pu à un moment s’être adaptés à cet état de fait.
  •  La dissolution de l’URSS et la restauration capitaliste dans les Etats socialistes bureaucratisés, ainsi que l’intégration de la Chine au marché mondial, ont marqué une victoire énorme pour la bourgeoisie au niveau international. Autrement dit, une défaite pour le mouvement ouvrier, ce qui a signifié un recul important de l’organisation de la classe ouvrière et même du niveau de conscience de classe des travailleurs ; on a vu à partir de là donc une classe ouvrière essentiellement à la défensive au niveau global. Cependant, il y a eu des épisodes partiels qui ont montré que la lutte de classes était loin d’avoir disparu. Mais c’est notamment à la suite de la crise économique internationale de 2008 que nous avons vu un retour progressif et tortueux de la lutte de classes au niveau mondial, sans que cela ait encore effacé complètement les conséquences de l’étape antérieure. L’expression la plus forte de cela ont été les processus des révolutions arabes à partir de 2011, qui ont été déviés politiquement, détournés vers des guerres civiles réactionnaires ou défaits. Et là on arrive à l’un des points les plus faibles des analyses géopolitiques bourgeoises : leur niveau d’examen de la lutte de classes est en général assez pauvre, voire absent. Cela traduit sans doute la situation de la classe ouvrière et des opprimés en général qui n’ont pas été à l’offensive. Le djihadisme, qui a été une forme de réaction déformée et ultra réactionnaire face à l’impérialisme, a peut-être pris cette place dans leurs analyses.
  •  Il est clair que les analystes de la bourgeoisie font leurs analyses pour servir les intérêts des capitalistes, des dirigeants gouvernementaux et des Etats ; leur travail contribue à poser les fondements de la stratégie des Etats, des chefs d’industries et/ou de multinationales et grands fonds d’investissements. Ils ont en outre accès à des informations, à des contacts (dans des milieux d’affaires, dans les institutions ou même dans « l’Etat profond ») et à des données auxquelles la classe ouvrière n’a pas accès. Précisément pour tout cela les marxistes révolutionnaires et tous les militants se revendiquant du mouvement ouvrier devraient suivre avec attention les analyses bourgeoisies les plus lucides et objectives. En ce sens, dans la préface pour les éditions françaises et allemandes de son livre L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Lénine écrivait : « la tâche fondamentale de ce livre a été et reste encore de montrer, d’après les données d’ensemble des statistiques bourgeoises indiscutables et les aveux des savants bourgeois de tous les pays, quel était le tableau d’ensemble de l’économie capitaliste mondiale, dans ses rapports internationaux, au début du XXe siècle, à la veille de la première guerre impérialiste mondiale (…) Car la preuve du véritable caractère social ou, plus exactement, du véritable caractère de classe de la guerre, ne réside évidemment pas dans l’histoire diplomatique de celle-ci, mais dans l’analyse de la situation objective des classes dirigeantes de toutes les puissances belligérantes. Pour montrer cette situation objective, il faut prendre non pas des exemples, des données isolées (l’extrême complexité des phénomènes de la vie sociale permet toujours de trouver autant d’exemples ou de données isolées qu’on voudra à l’appui de n’importe quelle thèse), mais tout l’ensemble des données sur les fondements de la vie économique de toutes les puissances belligérantes et du monde entier » (souligné par nous).
  •  Mais en tant que militants marxistes révolutionnaires nous pourrions nous questionner sur la place à donner aux analyses sur les relations entre les Etats, les rapports économiques internationaux, les évènements globaux en général. Car en fin de compte, même si nous pouvons apporter notre soutien aux luttes dans les autres pays, souvent les relations internationales et les dynamiques qu’elles cachent semblent des questions « lointaines » ou même « abstraites » pour beaucoup de militants du mouvement ouvrier et pour les travailleurs et travailleuses eux-mêmes. Mais en réalité ces éléments d’analyse permettent aux révolutionnaires de fonder un programme révolutionnaire international, l’internationalisme étant l’ADN du marxisme révolutionnaire. Comme disait Trotsky dans l’introduction de son livre La Révolution permanente, « l’internationalisme n’est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l’économie, du développement mondial des forces productives et de l’élan mondial de la lutte de classe ». Dit d’une autre manière, loin de tout moralisme abstrait, l’internationalisme (et donc le besoin d’une politique internationale basée sur l’analyse objective de l’économie capitaliste, des rapports entre les Etats, de la lutte de classes internationale, etc.) découle du caractère international du capitalisme, des chaînes de production internationalisées, de l’exploitation au niveau international de la force de travail et des ressources naturelles. Dans la préface à l’édition française de La révolution permanente, Trotsky dit encore à ce propos : « Si l’on examine la Grande-Bretagne et l’Inde comme deux variétés extrêmes du type capitaliste, on arrive à la conclusion que l’internationalisme des prolétariats anglais et italiens se fonde sur l’interdépendance des conditions, des buts et des méthodes, et non sur leur identité. Les succès du mouvement de libération en Inde déclenchent le mouvement révolutionnaire en Angleterre, et vice versa. Une société socialiste autonome ne peut être construite ni en Inde, ni en Angleterre. Les deux pays devront faire partie d’une unité plus élevée. C’est en cela, et en cela seulement, que réside la base inébranlable de l’internationalisme marxiste ».
  •  Il est évident que dans l’extrême gauche anticapitaliste en général les analyses sur la situation internationale et les dynamiques en œuvre n’ont pas pour but, comme pour les experts de la bourgeoisie, de conseiller des gouvernements ou des hommes d’affaires pour maximiser leurs profits. Cependant, malgré d’excellentes analyses marxistes sur la question, on y retrouve parfois des textes très superficiels et jusqu’à un désintérêt évident pour ces questions ; indiscutablement beaucoup d’analyses bourgeoises sont très pertinentes et même plus intéressantes que certaines productions d’auteurs se revendiquant du marxisme. Au moins d’un point de vue des faits objectif.
  •  Pour les révolutionnaires l’exigence de sérieux et de professionnalisme dans nos analyses doit se baser dans l’objectif de fonder une politique internationale révolutionnaire, liée à la construction d’une organisation révolutionnaire des travailleurs au niveau national et international. Et cela indépendamment de la taille d’une organisation. James P. Cannon écrit à ce propos dans son livre L’Histoire du trotskysme américain : « je pense qu’une des plus importantes leçons qui nous ait enseignées la Quatrième Internationale, c’est qu’à l’époque moderne vous ne pouvez pas bâtir un parti politique révolutionnaire uniquement sur une base nationale. Vous devez commencer avec un programme international et, sur cette base, vous construisez des sections nationales d’un mouvement international. (…) Cette question a fait de grands conflits entre les trotskystes et les brandlériens, les gens du Bureau de Londres, Pivert, etc., qui avançaient l’idée que vous ne pouviez parler d’une nouvelle internationale avant d’avoir d’abord édifié de solides partis nationaux (…) Trotsky procédait, lui, exactement de la manière inverse. Quand il a été expulsé de Russie en 1929 et qu’il a pu entreprendre librement son travail international, il a proposé l’idée de commencer par un programme mondial. Même s’ils sont peu nombreux dans chaque pays, vous organisez les gens sur la base du programme international. Vous construisez progressivement vos sections nationales ».
  •  Je n’ai aucun doute sur le fait que le marxisme est l’outil méthodologique le plus puissant pour analyser le capitalisme, les relations internationales, les dynamiques en cours et anticiper les évolutions pour mieux nous préparer à affronter les nouvelles situations. Mais le marxisme est aussi l’outil le plus puissant que l’on puisse avoir pour transformer et agir sur la réalité, pour élaborer un programme et une politique révolutionnaire pour les travailleurs et travailleuses, pour l’ensemble des opprimés. La bourgeoisie est une classe dont le système économique est international et sa domination l’est aussi. Donc, même si la lutte immédiate de la classe ouvrière commence sur le terrain national, les destinées de la révolution vont se définir en dernière instance sur l’arène internationale. De là l’importance pour la classe ouvrière de développer une connaissance et une analyse le plus objective possible, scientifique, sur la situation internationale et ses dynamiques, afin de servir ses propres intérêts révolutionnaires de classe. De ce point de vue une analyse prolétarienne marxiste de la situation internationale devrait aborder a) l’économie internationale, dans ses différents aspects (financier, branches de production, innovations technologiques, ressources naturelles, etc.) ; b) la relation entre les Etats ; c) les différents aspects militaires ; d) dans des situations comme l’actuelle, prendre en compte également la question sanitaire mais plus largement l’écologie ; e) à la différence des géopoliticiens bourgeois, les questions de la lutte de classes (où l’on peut aussi inclure les luttes contre les oppressions de différents types) occupent une place centrale.

    J’ai posé ici quelques réflexions initiales sur l’importance du suivi de l’actualité et des dynamiques internationales mais d’un point de vue marxiste révolutionnaire, au service des intérêts de la classe ouvrière dans sa lutte contre le capitalisme, pour une société communiste. Cependant, que nous le fassions d’un point de vue marxiste révolutionnaire ne veut pas dire que nous rejetions la recherche de la plus grande objectivité possible (ce qui ne se confond pas avec l’illusoire « neutralité »). En ce sens, il n’y a aucun problème de baser nos analyses, à partir desquelles nous développons nos positions politiques, sur les études et écrits des meilleurs intellectuels de la bourgeoisie. Mais nous ne sommes pas non plus de purs « analystes ». Nous sommes des militants marxistes révolutionnaires qui analysons objectivement la réalité pour la transformer et mettre à bas un système d’exploitation qui mène l’humanité et la planète à la destruction.

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