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La Izquierda Diario
4 de juillet de 2018 Twitter Faceboock

Capitalisme, impérialisme, patriarcat
A propos de You were never really here (a Beautiful Day) de Lynn Ramsay
Max Demian

Dans son film sorti en 2017, Lynn Ramsay nous raconte l’histoire de Joe, incarné par Joaquin Phoenix, tueur à gages qui se retrouve pris dans une spirale de violence suite à une mission qui consiste à ramener saine et sauve Nina (jouée par Ekaterina Samsonov) la (très) jeune fille d’un sénateur kidnappée par un réseau pédophile. L’histoire est sinistre, extrêmement glauque, et la violence, tant graphique que morale, confère au film une tonalité noire dans l’ensemble. Toutefois, au milieu de ce déchaînement de violence, la réalisatrice tisse, dans la lignée de ses précédents films, tels que We Need To Talk About Kevyn, un film à la fois onirique, métaphorique, et politique, questionnant, de façon subtile et poétique, une société brutale et réactionnaire où la violence, politique, économique, sociale, sexuelle et militaire détruit les êtres humains.

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Joe/Joaquin Phoenix a une allure de boxeur. Il vit avec sa mère, mène une vie qui semble paisible presque rangée. A ceci près que Joe est tueur à gages, et qu’au cours d’une de ses missions, il est contacté par le sénateur Di Votto : sa fille, Nina/Ekaterina Samsonov a été kidnappée par un réseau pédophile et Joe doit la ramener saine au sauve. Joe est (re)connu pour sa grande brutalité. « MacLeary m’a dit que vous étiez brutal, lui demande le sénateur. » « Ca arrive », lui répond Joe, prosaïque. Et effectivement, Joe, armé d’un marteau, fait preuve d’une immense brutalité. Suite à cette mission, après avoir une première fois récupéré Nina, l’extrayant d’une maison close pédophile, le duo se retrouve pris dans une spirale de violence, parsemée toutefois de moments de poésie intense tout autant que de flash-backs qui nous en apprennent plus sur la nature énigmatique et traumatisée de Joe.

En effet, à travers une série de flash-backs qui parsèment le film, le passé traumatique de Joe refait surface, met en lumière, à travers la psyché brisée de Joe, la brutalité structurelle de la société capitaliste qui démolit les individus. Car Joe est un vétéran de guerre, probablement l’Irak ou l’Afghanistan, une guerre menée par la principale puissance impérialiste mondiale que sont les Etats-Unis.

A de nombreuses reprises dans le film, des symptômes typiques de « névrose traumatique », que subissent la plupart des soldats revenus de la guerre, font surface : hallucinations, flashbacks, le tout porté par une bande-son enivrante et stridente à la fois de Johnny Greenwood. A cette brutalité militaire, s’ajoute aussi un autre traumatisme dont Joe semble avoir souffert : les violences répétées de son père sur sa mère ; expression, là encore vécu dans le traumatisme subjectif de l’enfance, de la violence de genre structurel que subissent les femmes dans la société capitaliste : réifiées, ramenées au rang de mère nourricière ou de trophées à conquérir, la violence des corps exhibés sur les panneaux publicitaires, la brutalité crue des corps marchandises n’est que le reflet, la forme « douce » de cette violence physique et morale, violence structurelle qui frappent les femmes.

C’est là toute la force du film de Ramsay de montrer que la brutalité patriarcale au foyer et la brutalité militaire sont le produit d’un même système capitaliste, et que cette même violence structurelle s’exprime subjectivement à travers un ensemble de médiations concrètes qui brisent les individus : violence conjugale, violence de l’institution militaire, puis violence redoublée des hommes adultes sur les filles, très jeunes filles, subies par Nina, victime de viol.

Cette question du lien entre la violence patriarcale, et sa liaison intime avec la domination capitaliste s’exprime de façon particulièrement visible dans le film à travers le parcours du duo Nina-Joe. Nina est la jeune fille que Joe est chargée de délivrer. Jeune fille fluette d’à peine plus d’une dizaine d’années, elle est la victime d’un réseau pédophile dont on comprend, par la suite, qu’il est lié à de hauts fonctionnaires politiques et hommes d’affaires influents. La collusion objective des individualités, qui recoupent donc ici pouvoir politique-institutionnel, pouvoir financier-économique, et pouvoir sur les corps, sur le corps des autres, pouvoir de dominer, posséder, acheter et violer le corps d’une jeune fille et les aptitudes guerrières d’un traumatisé de guerre pour accomplir un sale boulot.

Ainsi, lorsque Joe va délivrer Nina, celle-ci est tenue prisonnière dans un appartement fort luxueux d’une banlieue américaine cossue. Et les hommes que Joe assassine dans cette maison close pédophile, tous à coups de marteaux – non sans avoir demandé au préalable à Nina de fermer les yeux, de manière touchante et candide – , sont probablement tous homme d’affaires ou politiciens, propriétaires du pouvoir politique ou économique, parfois les deux.

Et c’est cette alliance des deux « parias » que sont Joe et Nina, tous deux victimes de la violence capitaliste sous toutes ses formes, c’est leur trajectoire commune de résilience qui ouvre, dans ce film d’une noirceur poétique, un horizon moins sombre, mais toutefois, et nous y reviendrons, sans aucune réelle proposition d’émancipation.

Tous deux, Joe et Nina, jeune duo attachant, version plus dramatique et poignante que celui de Léon et la jeune fille dans le film de Besson, sont de grands traumatisés, et chacun ont développé, à leur manière, une façon de survivre face à la violence qui les a frappés et les poursuit comme une malédiction, à la manière d’un passé qui ne passe, définition même du traumatisme.

Ainsi, on comprend que Joe, dans son activité de tueur à gages, trouve autant une rédemption qu’une forme perverse de soulagement à son traumatisme, répétant, en la sublimant, la violence qu’il a infligé et a subi au cours de la guerre et de son enfance, mettant ses pulsions guerrières et meurtrières au service d’une aspiration à une certaine forme de justice, dessinant en creux un idéal absent ; tandis que Nina, dont on comprend qu’elle a été violée à de multiples reprises, a développé la capacité de « plonger en apnée » à l’intérieur d’elle-même, se désensibilisant et se coupant d’elle-même : ne rien ressentir plutôt que souffrir la violence sexuelle, morale et physique, à leur façon, chacun des deux personnages s’amputent de leur humanité pour survivre, tant bien que mal.

En cela, poursuivant les hypothèses de Gramsci et du freudo-marxisme de Marcuse, sur la possibilité d’esquisser une histoire sociale des instincts de la personnalité, on voit comment ce film permet, de façon fort subtile, de comprendre que les structures psychiques sont façonnées par la totalité organique des rapports sociaux à travers des instances concrètes de médiation – famille, corps intermédiaires comme l’armée, couple, travail etc. -, et que c’est à travers ces instances de médiation que les individus subissent chaque fois sous une forme différente, l’aliénation du système capitaliste qui ôte aux individus toute possibilité de sens à leur vie. Le traumatisme psychique de Nina est celui du traumatisme répété des femmes qui subissent de façon quotidienne la double oppression de genre et de classe, et celui de Joe, le traumatisme d’une population qui sert de chair à canon dans les guerres des puissances impérialistes ; chacun, à leur manière, est le fantôme d’un système capitaliste réactionnaire.

Au cours d’une scène bouleversante, Joe plonge avec le corps de sa mère décédée – assassinée par les hommes à la poursuite de Nina – dans un lac, la musique envoûtante de Johnny Greenwood accompagne cette descente funéraire en eaux troubles, aux côtés de la voix enfantine de Nina qui entame un décompte, le même que lorsqu’elle « plonge » en elle-même au moment de son viol. L’immersion symbolise ici non plus l’anesthésie mais la rédemption, et laisse penser qu’une lueur d’espoir s’entrouvre dans ce déferlement de violence.

Joe, pour paraphraser Marx, laisse les morts enterrer leurs morts.
Lavé de son passé, du poids mort du passé qui pèse sur lui, Joe se dirige alors dans la maison où est détenue Nina pour la délivrer définitivement.

Par la suite, le drôle de ménage que forment les deux protagonistes terminent leur échappée dans un drive-in, évoquant leurs rêves de départ et d’ailleurs. Cet ailleurs, en creux, c’est le désir universellement partagé d’émancipation radicale, d’une société libérée de l’exploitation et de l’oppression sous toutes ses formes, libérée de la violence, du besoin, de la frustration, de la possession.

Dans cette société, même si Joe et Nina ne le savent pas, Joe ne sera plus forcé de partir en guerre, Nina ne sera plus victime de traites d’enfants, la domination patriarcale et capitaliste disparaîtra – quoi que pas de façon « mécanique » – ; et, alors, Joe et Nina, peut-être, réaliseront ils ce rêve esquissé au cours de la dernière scène : prendre une voiture, et partir loin, loin d’ici, juste rouler. Oui, pourquoi pas. C’est ce monde pour lequel nous luttons. Et alors nous pourrons prononcer avec Nina ces quelques mots qui concluent le film « it’s a beautiful day. »

 
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