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Interview

Vidéo. Françoise Vergès : « Le capitalisme génère une surproduction d’ordures, et ce sont les femmes qui nettoient »

La féministe Françoise Vergès nous a fait le plaisir de venir présenter son livre « Un féminisme décolonial » à notre université d'été internationaliste et révolutionnaire début juillet. Dans cette interview, elle revient sur sa conception du féminisme, qui devrait d'après elle « renouer avec une analyse du capitalisme néolibéral qui dévaste le monde », et qui « ne peut pas rester indifférent à l'impérialisme, à la situation des femmes précaires ». C'est d'ailleurs par un hommage aux anciennes grévistes d'Onet que débute son ouvrage.

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Interview réalisée par Jamila Mascat

Révolution Permanente : Nous sommes très heureuses de t’accueillir ici à l’Université d’été de Révolution Permanente, notamment pour présenter ton ouvrage paru en février, qui a été beaucoup discuté et débattu, a été au centre de polémiques mais a aussi été très apprécié... « Un féminisme décolonial ». Alors pourquoi décoloniser le féminisme ?

Françoise Vergès : Déjà parce qu’il y a un féminisme européen qui doit se poser la question de ce qu’Aimé Césaire a appelé l’ « effet retour de l’esclavage et du colonialisme ». Il n’y a pas de raison que le féminisme européen soit la seule idéologie à avoir été protégée de cet effet retour. Quand est-ce que commence la mention de la femme blanche ? Comment le féminisme bénéficie du racisme ? Quels sont les intérêts qu’il en tire ? C’était déjà la première question, celle du lien entre le féminisme et, pas nécessairement l’histoire coloniale elle-même, mais la colonialité. C’est-à-dire de savoir ce qui avait fait retour dans l’idéologie féministe et même dans ses pratiques. C’est une question que les féministes ne se sont jamais posée. Elles peuvent se dire qu’elles sont contre le colonialisme, la colonialisation, mais elles ne se sont jamais posé la question de comment l’esclavage colonialiste a influé sur leur idéologie, comment leurs idées ont été formées. Par exemple, si on regarde la Déclaration de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges, c’est en plein dans les débuts de la révolution haïtienne, il y a l’esclavage colonial... Est-ce que ça transparaît dans son texte ? Est-ce qu’elle en tient compte ? La manière dont elle formule « liberté et égalité des femmes » tient-elle compte du fait que des femmes pendant ce temps-là, parce qu’elles ont été dites noires, esclaves et femmes, sont exclues de cette idée de liberté, d’égalité ?

R.P. : Il y a peut-être un malentendu dans le sens où « décoloniser le féminisme », où l’idée d’un féminisme décolonial a été peut-être perçue comme une volonté d’attaquer le féminisme, de critiquer le féminisme ou de se positionner contre le féminisme pour le détruire, pour l’abolir... alors qu’il me semble que ton discours sur la décolonisation du féminisme va dans une autre direction, peut-être celle de radicaliser le féminisme ?

F.V. : Déjà, je dirais qu’il n’y a pas un seul féminisme, que le féminisme européen qui se voudrait universaliste n’est pas le seul féminisme. A partir du moment où on tient compte des luttes de femmes, que les femmes ont lutté pour la liberté l’égalité, pour l’indépendance de leur pays, contre la colonisation, contre l’esclavage... on peut parler de lutte féministe. C’est-à-dire la manière dont les femmes participent à ces luttes. Pour moi il n’y a pas un seul féminisme, qui serait le féminisme européen. Et ce n’est pas une attaque, mais c’est se dire que peut être qu’en 2019 on ne peut pas continuer à raconter les choses comme elles le racontent. On ne peut pas continuer à penser qu’il y a UN féminisme qui serait universaliste, que la sororité est automatique, qu’elle serait universelle, spontanée.

On peut aussi se poser la question de comment est créée la catégorie « femmes », comment elle est fabriquée, aussi par le capitalisme, comment elle est traversée par le racisme, comment le capitalisme a oublié certaines femmes, dont le destin sera de travailler dans des emplois sous-qualifiés, sous-payés... puis d’autres seront classées comme « autres femmes ». La catégorie « femmes » elle-même n’est pas neutre, n’est pas quelque chose d’ahistorique qui sortirait comme ça... Elle a été historiquement transformée, elle n’a pas toujours signifié la même chose. L’Occident a tendance à penser que « femme » fait référence à la différence sexuelle, qui serait absolument partout la même et qui désignerait qui est femme et qui est homme. D’une part il y a quand même beaucoup d’autres possibilités, et d’autre part cela revient à considérer que cette différence biologique fait la loi. On peut aussi poser la question de cela, de la notion de genre. Est-elle vraiment universellement de la manière dont les féministes occidentales la comprennent ? On peut même poser la question sur la manière dont elles conçoivent l’égalité de genre. Qu’est-ce qu’elles entendent par là, et est-ce que les femmes de ce qu’on appelait le Tiers-monde, et qu’on appelle aujourd’hui le « Sud global », ont la même conception de ce qu’est l’égalité ?

R.P. : Ici à l’Université d’été de Révolution Permanente, nous allons consacrer toute une série d’ateliers et de discussions aux femmes et au féminisme. Il y a ici des femmes travailleuses du rail, des femmes de Onet, des femmes précaires, de jeunes femmes étudiantes... Comment le mot d’ordre ou le projet de décoloniser le féminisme peut parler à toutes ces femmes qui sont impliquées dans des luttes différentes en ce moment en France et dans d’autres pays ?

F.V. : Je pense que si ces femmes ne veulent pas se dire féministes ou ne veulent pas dire que leurs luttes sont féministes, ça n’a pas beaucoup d’importance. Je ne suis pas à la recherche d’une adhésion. Ce que je veux dire c’est que si on est féministe décoloniale, on s’intéresse à ces luttes et on écoute ce que les femmes demandent. Et on ne dit pas que ça n’est pas féministe ou que ce n’est pas assez. Si ce sont des luttes de femmes précarisées, vulnérabilisées par le système capitaliste, elles disent quelque chose et rassemblent des situations en étant femmes racisées, précarisées, vulnérabilisées, exploitées... que disent-elles, en tant que femmes, de cette exploitation, de cette racisation et de la manière dont le travail a été genré, dont leur exploitation est genrée ?

« Le féminisme doit renouer avec une analyse du capitalisme néolibéral qui dévaste le monde »

Donc à partir de là, en tant que féministe je m’intéresse à ces luttes parce qu’elles disent quelque chose de ce que devraient être les luttes féministes, mais si elles ne veulent pas se dire féministes, ça n’a strictement aucune importance. Le féminisme n’est pas là pour être hégémonique, le féminisme doit être une manière de penser, une manière d’analyser des choses. Ai-je vraiment fait attention aux femmes qui sont les plus opprimées en ce moment ? Que disent par exemple les femmes des peuples autochtones ? Que disent les femmes qui font le nettoyage dans les gares ? Qu’est-ce qu’elles disent ? Elles luttent pour quoi ? Et donc comment ça m’interpelle ? Je sors de discours très théorisant et peut-être très bien, mais qui n’ont pas de relation avec des réalités. Pour moi, le féminisme doit absolument renouer avec une analyse du capitalisme néolibéral tel qu’il est et qui dévaste absolument le monde. Je ne vois pas comment le féminisme - celui que je défends - peut rester indifférent à l’impérialisme, à la situation des femmes palestiniennes, à la situation des femmes qui travaillent, précaires... je ne vois pas.

Pour moi, le féminisme serait une manière d’analyser le monde, une méthode par laquelle lire les conflits et les résistances à ses oppressions, à ses multiples oppressions.

R.P. : Une dernière question, parce que ton livre commence par une référence aux travailleuses d’Onet, aux travailleuses du nettoyage. Révolution Permanente a suivi, a beaucoup supporté leur lutte, qui a été une lutte exemplaire et victorieuse. A quelles réflexions t’ont amenée ces expériences de lutte de femmes ?

F.V. : Je m’intéresse de plus en plus à cette question de nettoyage, de l’industrie du nettoyage, d’une part parce que c’est une industrie qui explose, qui devient de plus en plus importante. Elle a un lien avec le néolibéralisme parce que le néolibéralisme a de plus en plus besoin de milliers de mètres carrés de bureaux, d’endroits pour faire fonctionner sa machine. Le sujet rassemble les questions de migration, le fait d’avoir des papiers ou non... de racialisation et de féminisation du travail... C’est un travail à la fois présenté comme absolument nécessaire - on parle même, quand on regarde les sites de grandes entreprises, pratiquement d’une science du nettoyage - et en même temps il est quand même toujours considéré comme sous-qualifié et donc sous-payé. Donc à partir de là pour moi c’est un nœud, un nœud de plusieurs choses. Et une leçon qu’on peut tirer, c’est que le capitalisme est un producteur d’ordures, de déchets. Il produit, et sa surproduction c’est aussi une constante production de déchets et d’ordures. Donc il faut nettoyer et qui nettoie ? Ce sont ces femmes, ou alors c’est envoyé dans les pays du Tiers-monde, comme on le sait. Récemment encore, la Malaisie a renvoyé au Canada des tonnes d’ordures.

Donc qu’est-ce qu’on fait de cette ordure ? Comment repenser la question de la surproduction, le fait que le capitalisme est une production d’ordures et qu’à partir de là on peut lier la question du nettoyage à la question qui est le fait que le capitalisme délègue aux femmes ou aux peuples du Sud global le soin de nettoyer son ordure ?

Et en même temps, c’est en lien avec la question environnementale. Le capitalisme néolibéral dévaste absolument la Terre, l’eau, les rivières, les océans, l’habitat... et en même temps se construisent des espaces de plus en plus « verts » pour la classe moyenne bourgeoise qui a besoin de courir dans des parcs, dont les enfants ont besoin de respirer un bon air, que les femmes puissent courir sans craindre quoi que ce soit, en pleine sécurité... Donc liée à la gentrification, il y a aussi la question de toutes ces femmes qui viennent nettoyer cet endroit, propre pour la classe bourgeoise néo-capitaliste, néolibérale, et puis qui sont renvoyées elles dans des endroits où il n’y aura pas d’air propre, où l’air sera pollué, où il n’y aura pas d’espaces verts, pas d’espace pour jouer pour les enfants. Quand on parle de colonialisme, on touche donc aussi à la question de la pollution et de l’environnement, et de la manière dont le capitalisme l’aborde. Donc ces luttes de femmes sont pour moi des luttes qui sont au cœur de cette contradiction, de ce conflit.

Pour aller plus loin, visionner la vidéo de l’atelier animé par Françoise Vergès à notre Université d’été, présentant son ouvrage Un féminisme décolonial auprès de jeunes et de travailleuses immigrées et précaires de différents pays :


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