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Coronavirus et profits

Versement ou non des dividendes : des stratégies différentes pour accumuler plus de profits

En pleine crise sanitaire, les entreprises adoptent différentes stratégies sur la question du versement ou non, des dividendes. Des opérations qui, en définitive, visent toutes à la maximalisation des profits, au détriment des intérêts des travailleurs qui, eux, devront payer les pots cassés des crises sanitaire et économique.

Julian Vadis

16 avril 2020

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Sous pression de l’opinion publique, le gouvernement « incite » les entreprises à réduire leurs dividendes et interdit à celles touchant les aides d’État d’en verser

Dans une interview accordée au Journal du Dimanche ce 5 avril, Bruno Le Maire a abordé la question du versement des dividendes aux actionnaires. Après avoir réaffirmé qu’ « aucune des grandes entreprises qui font appel à l’État pour leur trésorerie ne devra verser de dividendes », le ministre de l’Économie et des Finances a appelé les entreprises qui ne toucheront pas ces aides de l’État « à diminuer d’au moins un tiers le versement des dividendes en 2020, comme l’ensemble des banques françaises va le faire ».

Ces propos font échos aux dispositions annoncées fin mars, dans le cadre d’un projet de loi visant à encadrer le versement des dividendes. Sous pression de l’opinion publique, cette annonce vise avant tout à faire passer la pilule des aides accordées aux entreprises, par le biais des suspensions d’impôts et de cotisations. Mi-avril, le plan d’urgence qui s’élevait à 45 milliards et qui avait été voté à l’unanimité au Parlement est passé à 100 milliards, renforçant la nécessité politique de réclamer un « effort » du grand patronat, au moins de façade.

Il est vrai que, en ces temps de crise sanitaire combinée avec une crise économique d’une ampleur qui devrait s’avérer bien supérieure à celle de 2008, les estimations de versement de dividendes sont revues à la baisse. Comme l’indique BFM Bourses, les actionnaires du CAC 40 devraient subir un manque à gagner d’au moins 18 milliards d’euros de dividendes, sur un total de 54,3 milliards d’euros. Autrement dit, même si les dividendes versés aux actionnaires seront, dans l’immédiat, inférieurs à ce qui était prévu, une partie substantielle entrera malgré tout dans leurs coffres. Et surtout, la « compensation » est très intéressante pour les entreprises elles- mêmes, car les sommes qui ne seront pas attribuées en tant que dividendes aux actionnaires seront alors directement reversées … dans les caisses de ces entreprises. Une manière de réinvestir dans les profits à venir.

Loin de toutes « valeurs morales », le versement ou non de dividendes sont les deux termes d’une alternative froidement calculée

Si les procédures varient selon le statut juridique de la société, le versement des dividendes est, en dernière instance, décidé en assemblée générale des associés ou actionnaires. Ce sont donc ces organes décisionnaires qui définissent ces versements et en fixent les montants, en fonction des bénéfices et des sommes distribuables. Précision importante, ces versements se décident en fin d’exercice, lors de l’assemblée annuelle en charge de valider les comptes de l’exercice. Mais il est tout à fait possible qu’une assemblée ultérieure, au maximum 9 mois après la clôture des comptes, décide d’une distribution exceptionnelle de dividendes. Alors que nous approchons concrètement de ces assemblées de clôtures d’exercice, il est donc tout à fait possible, pour les entreprises ayant d’ores et déjà annoncé qu’elles ne verseraient pas de dividendes, de réactiver ce mécanisme de distribution exceptionnelle a posteriori.

Ainsi donc, comme l’explique Amid Faljaoui, directeur des magazines francophones de Roularta dans un article paru sur Tendances Trends ce 1er avril 2020 « l’interdiction de distribuer des dividendes s’impose aussi auprès des entreprises de manière naturelle, car elles n’ont pas besoin qu’on leur dise qu’elles doivent garder cet argent pour des jours plus difficiles ». En d’autres termes, le choix ou non de verser des dividendes pour une entreprise, en cette période particulière de crise sanitaire, dépend de variables que l’entreprise ne manquerait pas d’analyser elle-même : sa propre santé économique, les évolutions du marché au sein de sa branche d’activité, les opportunités à plus long terme qui peuvent s’ouvrir ou non, et la place qu’occupe l’entreprise et/ou la branche au sein de la superstructure capitaliste. Il s’agit d’un donc d’un froid calcul stratégique visant à tracer la voie la plus sûre vers une accentuation des profits à court, moyen et long terme. En d’autres termes, les mesures annoncées par le gouvernement, entre engraissement sur les fonds publics et possibles sanctions financières, ne sont que de nouvelles données arithmétiques à prendre en compte dans le calcul visant à définir s’il est plus ou moins avantageux de maintenir ou non le versement des dividendes.

Ce sont ces calculs, fondés sur la même finalité, qui amènent différentes entreprises et secteurs à adopter des stratégies différentes. Prenons trois exemples concrets : le système bancaire français, la pétro-chimie et l’aéronautique.

En prévision de la crise financière à venir, prudence maximale (et imposée) du côté des banques

On le sait, économistes et politiciens de tout poil assurent que les banques, à l’échelle mondiale, sont plus solides qu’elles ne l’étaient au milieu des années 2000, la crise de 2007/2009 ayant mis à nu la fragilité du système bancaire, symbolisée par la chute du géant Lehman Brothers. La France, et plus largement l’Europe, cherchent désormais clairement à limiter au maximum l’impact de la crise économique à venir dans le secteur bancaire. Il faut dire que, comme le pointait Lénine dans son ouvrage centenaire L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, l’émergence des banques comme secteur monopolistique des échanges marchands a été à la base de l’avènement du capitalisme financier, se substituant au modèle du libre-échange. Dès lors, le système bancaire a pris un caractère absolument central dans le fonctionnement de l’ensemble du système économique, à échelle mondiale.

Ainsi, Bruno Le Maire a assuré que l’ensemble des banques françaises allaient suspendre leurs distributions de dividendes, afin de remplir au maximum le fonds de caisse, pour faire face au scénario d’une crise économique dont le ministre lui-même prédit qu’elle sera d’une ampleur inédite depuis 1945.

Mais, dans cette perspective, la demande de non-versement des dividendes s’accompagne de menaces réelles et sévères visant à contraindre plus fortement les banques. Ainsi, Andrea Enria, président du conseil de surveillance de la Banque Centrale Européenne (BCE), affirme, dans des propos relayés dans un article de Capital du 2 avril, vouloir « instiguer un engagement fort des banques pour préserver chaque euro de leur capital qui pourrait être utile pour financer l’économie. Si les banques décident de ne pas se contraindre avec nos recommandations, nous pourrons décider d’autres mesures. Nous pouvons aussi prendre des mesures légales s’il le faut ». On ne saurait faire plus explicite. Le gouvernement français, dans son insistance concernant le secteur bancaire, est aussi sur cette ligne.

Total : Afficher sa solidité pour rassurer les investisseurs, en pleine crise du secteur pétrolier

Le secteur de la pétro-chimie est, quant à lui, dans une période particulière. Lundi 9 mars, un krach pétrolier provoquait un lundi noir sur les marchés financiers. Les tensions entre l’Arabie Saoudite et la Russie, sur fond de non-accord concernant la régulation de la production, a largement fait chuter le prix du baril de brut. Une situation qui s’est inscrite au moment où la crise sanitaire se développait en Europe.

La situation est extrêmement tendue et fluctuante sur ce sujet. A tel point qu’il aura suffi d’un tweet de Donald Trump le 2 avril, annonçant un accord entre l’Arabie Saoudite et la Russie pour baisser leur production de 10 à 15 millions de barils par jour, pour que le cours du brut reparte largement à la hausse, et ce bien que l’information ait été démentie par Poutine lui-même. Aujourd’hui, la situation semble avoir trouvé une forme de stabilité précaire et conjoncturelle, après l’annonce d’un accord entre l’Arabie Saoudite et la Russie sur une baisse de la production de pétrole brut le 9 avril dernier. Toutefois, la situation économique générale et le risque de dépression aura nécessairement un impact sur le marché pétrolier.

Dans ce cadre, Total s’est illustré en versant 1,8 milliards de dividendes à ses actionnaires, provoquant au passage un petit scandale.

Dans les faits, la direction de Total a annoncé se passer des aides de l’État, optant plutôt pour une politique de versement de dividendes. L’objectif est clair : afficher haut et fort la solidité de l’entreprise, malgré le coronavirus et les menaces qui planent sur le secteur pétrolier, afin de rassurer les actionnaires. En ce sens, il s’agit d’une stratégie de court terme, prévenant une chute potentielle de la valeur de ses actions en bourse, dans cette période d’incertitude. Le froid calcul de Total démontre que, pour la multinationale, accepter les aides de l’État en faisant l’impasse sur les dividendes aurait été une solution plus risquée sur le court et le moyen termes. La possibilité ouverte d’un rebond des cours du brut, comme nous le voyons avec le simple tweet de Trump, n’étant pas à exclure. Reste à connaître la profondeur de la crise économique à venir et les impacts possibles sur le secteur de la pétro-chimie. Un pari à double tranchant.

Airbus : une stratégie de moyen-long terme sur fond de crise de Boeing

Dans le secteur aéronautique, la situation est, elle aussi, singulière. Avec des carnets de commandes remplis, le secteur n’est pas face à une crise immédiate. Cependant, deux éléments se combinent. La crise du Covid-19 a, bien entendu, cloué au sol les avions, et la compagnie aérienne se retrouve en réelle difficulté, ce qui peut avoir un impact sur les ventes d’avions sur le court terme. Mais plus important, sur le moyen-long terme, c’est une crise de surproduction qui menace le secteur. En effet, le duopôle Airbus / Boeing table, depuis des années, sur une croissance linéaire de la demande, notamment en pariant sur l’émergence d’une nouvelle classe moyenne, en particulier en Asie. Sauf que ce pari de long terme ne sera pas éternel, et la courbe ascendante de demandes en termes de transport aérien commence déjà à tendre à la stabilisation.

Au-delà de ces éléments, la donnée qui change radicalement la donne dans le secteur aéronautique est bien entendu la crise de Boeing, qui a éclaté fin janvier 2020. Ainsi, le fiasco du 737 max, censé être la figure de proue du géant américain dans les prochaines années, a conduit à un effondrement spectaculaire des ventes pour Boeing, à hauteur de 53%. Cette crise du 737 max, combinée à la crise du Coronavirus, a amené Boeing à annoncer un plan de départ volontaire début avril. Si aujourd’hui le nombre de départs visé n’est pas encore communiqué par la direction de Boeing, l’objectif est clair : faire payer cette double crise aux travailleurs.

Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, comme on a coutume de dire, Airbus voit dans la crise de Boeing une formidable occasion de gagner des parts de marchés sur son concurrent historique. Une aubaine, précisément puisque sur le moyen-long terme, le marché en lui-même risque de se contracter. C’est cette conjoncture qui détermine le choix d’Airbus face à la question du versement des dividendes, privilégiant le moyen-long terme par rapport à un court terme qui n’est pas menaçant.

En effet, avec la crise de Boeing, Airbus mise sur le fait que sa propre valeur boursière ne risque pas de s’effondrer, et la décision a donc été prise de ne pas verser de dividendes. Dans la situation de duopôle, le géant français apparaît clairement comme la valeur sûre du secteur, d’autant plus s’il parvient à gratter des parts à son concurrent. Ainsi donc, l’opération apparaît plus rentable sur le moyen terme, y compris pour les actionnaires eux-mêmes pour qui il demeure toujours la possibilité d’une distribution exceptionnelle dans les 9 mois suivant la clôture des comptes. Plus encore, la possibilité de voir Airbus engranger de nouvelles parts de marché est aussi la promesse de voir des bénéfices décupler, au-delà de toute espérance, pour l’exercice suivant, et donc de dividendes eux-aussi décuplés.

En d’autres termes, l’heure est à l’offensive pour Airbus. En ce sens, le pari d’accepter l’aide financière de l’État, et de marcher main dans la main avec l’impérialisme français à la conquête de ces nouveaux marchés, est plus lucratif sur le moyen terme que celui de passer outre et de verser les dividendes. Loin de toute volonté « d’exemplarité » dans la période, cette froide logique trouve son pendant dans la politique ultra-agressive menée contre les salariés d’Airbus et de la sous-traitance aéronautique : il faut produire coûte que coûte, et fournir des avions, pour glaner les marchés de Boeing. C’est pourquoi la direction d’Airbus est aussi déterminée à maintenir la production, et a fait des pieds et des mains pour être classée « catégorie 2 » sur le baromètre des entreprises essentielles, aux côtés des entreprises de l’agro-alimentaire par exemple, pour recevoir un maximum de masques. Ces mêmes masques qui manquent cruellement aux personnels soignants. Autrement dit, pour gagner les parts de marché de Boeing, Airbus se prépare à sacrifier la santé de ses salariés et celles des ouvriers de la sous-traitance aéronautique.

Pas une miette ne reviendra aux travailleurs ! Exigeons un droit de regard sur les comptes des grandes entreprises !

Dans ce contexte de crise sanitaire, le versement ou non des dividendes dépend donc avant tout de la préservation des profits et marges des différentes entreprises et secteurs. Quitte à ce que, pour payer les dégâts de la crise sanitaire et économique à venir, ce soit les travailleurs qui payent la note. En définitive, ces différentes stratégies concernant les dividendes sont autant de promesses de précarisation des salariés et de chômage de masse.

Ce qui est aussi transversal à l’ensemble des entreprises, c’est bien l’annonce massive de risques de faillites pour imposer de nouvelles attaques aux travailleurs. En ce sens, il est indispensable d’exiger l’ouverture des livres de comptes. Comme l’explique Trotsky dans son Programme de Transition, « aux capitalistes, surtout de petite et moyenne taille, qui proposent parfois eux-mêmes d’ouvrir leurs livres de comptes devant les ouvriers - surtout pour leur démontrer la nécessité de diminuer les salaires - les ouvriers répondent que ce qui les intéresse, ce n’est pas la comptabilité de banqueroutiers ou de semi-banqueroutiers isolés, mais la comptabilité de tous les exploiteurs. Les ouvriers ne peuvent ni ne veulent adapter leur niveau de vie aux intérêts de capitalistes isolés devenus victimes de leur propre régime. La tâche consiste à reconstruire tout le système de production et de répartition sur des principes plus rationnels et plus dignes. Si l’abolition du secret commercial est la condition nécessaire du contrôle ouvrier, ce contrôle est le premier pas dans la voie de la direction socialiste de l’économie ».

Ainsi, en ces temps de crise sanitaire où les capitalistes jouent avec nos vies pour maintenir leurs profits, et alors que le patronat attaque tout azimut, sur la question du temps de travail ou bien encore des congés, il est clair que la classe ouvrière doit être à l’offensive. En ce sens, exiger d’avoir accès aux comptes, ouvrant la porte à la réorganisation de la production selon les besoins humains et non selon les profits capitalistes, est absolument central dans la période à venir. Les différentes stratégies du grand patronat sur la question des dividendes, prêt à sacrifier nos vies sur l’autel du profit, en atteste.


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