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Dangereuse escalade dans le conflit syrien

Vers une guerre entre la Russie et la Turquie ?

Juan Chingo La probable chute d'Alep, qui ferait entrer en crise la politique d'Erdogan dans le conflit syrien, risque d'être un nouveau pas en avant qui pourrait entraîner la Turquie dans une guerre avec la Russie.

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L’armée turque a poursuivi pendant une seconde journée les bombardements sur les positions des milices kurdes en Syrie. Comme le raconte le correspondant du Monde à Istanbul : “L’armée turque a pilonné à l’artillerie, samedi 13 et dimanche 14 février, les positions de la milice kurde syrienne du Parti de l’Union démocratique (PYD) autour de la ville d’Azaz, dans la province d’Alep, dans le nord de la Syrie, faisant craindre un embrasement régional. Lors d’un incident séparé survenu samedi dans la région du Hatay, l’armée turque a échangé des tirs d’artillerie avec les forces syriennes loyales à Bachar Al-Assad. Samedi, Damas a accusé Ankara d’avoir injecté une centaine de combattants salafistes et de « mercenaires turcs » dans la région d’Alep. Les combattants, venus de la région d’Idlib tenue par la rébellion, auraient transité par le territoire turc pour entrer en Syrie via la porte de Bab Al-Salama, où des dizaines de milliers de réfugiés sont entassés dans des conditions précaires. Véritable poumon stratégique pour le ravitaillement en armes et en nourriture de la rébellion anti-Bachar à Alep, le corridor a été coupé récemment par les forces de Damas et les Kurdes du PYD soutenus par les bombardiers russes. Située à 20 kilomètres de la Turquie, la ville d’Azaz reste la principale « poche d’air » de la rébellion, de plus en plus acculée. Dépitée par l’avancée kurde, la Turquie a tiré plus de cent obus vers les villages situés au sud d’Azaz ainsi que sur l’aéroport militaire de Minnigh, fraîchement repris par les miliciens kurdes aux rebelles salafistes d’Ahrar Al-Cham, soutenus par le pouvoir islamo-conservateur turc, et aux djihadistes du Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida »

L’échec fracassant de la politique syrienne d’Erdogan

La collaboration militaire russe en Syrie, malgré ses effectifs limités, a réussi non seulement à redonner le moral aux troupes de l’armée syrienne, mais aussi pas à pas à engranger quelques victoires tactiques et certaines plus centrales : dans les dernières semaines, pour la première fois, les forces syriennes ont réussi à reprendre quelques villes d’importance stratégique. De leur côté, depuis les premiers jours de février, les bombardements russes ont frappé très intensément les foyers de Daesh dans des secteurs cruciaux du front de guerre. Ceci a permis à l’armée syrienne d’avancer lentement vers la frontière entre la Turquie et la Syrie, menaçant dans le même temps les forces de Daesh qui restent déployées dans le nord d’Alep. De cette façon, les russes et les syriens menacent de couper la route d’alimentation d’importance vitale qui relie Daesh à la Turquie.
Dit d’une autre manière, Assad est en train de parvenir à ce que le nord de la Syrie soit de nouveau sous son contrôle, ce qui implique que le « grand plan » d’Erdogan pour la Syrie s’effondre complétement. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une défaite mineure : pendant près de 5 ans, Erdogan a inondé la région avec des dizaines de milliers de militants, de ressources, de munitions, sans compter le saccage qu’il a fait sur l’infrastructure industrielle d’Alep. Aujourd’hui, il ne pourrait comprendre que tout ceci lui échappe des mains, dans le silence complice des Etats-Unis, par incapacité ou manque de volonté (ou les deux). Cerise sur le gâteau, le scénario de cauchemar pour la Turquie serait sur le point de se concrétiser : « Précédés par un tapis de bombes russes, les miliciens kurdes du PYD, la formation politique dominant le Kurdistan syrien, sont en train de réaliser le scénario qu’Ankara redoutait plus que tout en effectuant la jonction entre le canton kurde d’Afrine, au nord-ouest d’Alep, et celui de Kobané, situé à 100 km plus à l’est. De cette façon, les territoires limitrophes de la Turquie côté syrien risquent de se retrouver aux mains du PYD, qu’Ankara tient pour « terroriste », puisqu’il est une filiale du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie). L’affaire empoisonne les relations avec l’allié américain qui arme et soutient les miliciens kurdes, allies de premier plan dans la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) ».

Erdogan a très clairement critiqué les Etats-Unis, remettant en cause leur loyauté. Le 10 février, Erdogan a pesté contre les Etats-Unis, disant que Washington était responsable d’une « mère de sang » en soutenant le PYD, et en demandant « Etes-vous avec nous ou avec cette organisation terroriste ? » Erdogan a par ailleurs critiqué la visite de Brett McGurk, envoyé des Etats-Unis, auprès de la coalition anti-EI avec des fonctionnaires du PYD à Kobané. « Comment pouvons-nous avoir confiance en [les Etats-Unis] ? Qui sont vos partenaires – les terroristes de Kobané, ou nous ? ». En conclusion, la chute d’Alep signifierait une défaite cuisante pour la Turquie et serait une grande perte pour le prestige d’Erdogan. Il se retrouve acculé, ce qui le rend plus aventureux et plus dangereux.

La Russie se prépare pour une éventuelle guerre

La bataille pour le contrôle d’Alep s’annonce comme le nouvel épicentre de la guerre en Syrie, comme nous l’avions anticipé au moment de la chute d’un avion russe à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Depuis cet épisode, la Russie s’est préparée pour une éventuelle guerre contre la Turquie. Dans les derniers jours, Moscou a décidé de renforcer sa capacité de feu en dépêchant, samedi, son navire lance-missiles Zeliony-Dol en Méditerranée. Quelques jours auparavant, des exercices militaires d’une ampleur sans précédent avaient eu lieu en mer Noire, en mer Caspienne et dans la région militaire du sud de la Fédération de Russie, une démonstration de force clairement destinée à impressionner Ankara. Dans le même temps, les russes ont lancé une initiative de paix, qui devrait commencer le 15 février. L’objectif du côté russe de faire accepter cet accord aux Etats-Unis est transparent : il s’agit de rompre l’élan de la Turquie à lancer une invasion de la Syrie. Les diplomates russes, renforcés par les résultats sur le théâtre des opérations, sont en train de faire tout leur possible pour éviter ce scénario.

Entamer un affrontement belliqueux avec la Turquie n’est pas un problème principalement militaire pour Moscou. Les russes ont un grand avantage sur la Turquie : ils possèdent de nombreux équipements militaires de longue portée, armés avec des bombes à gravité et des missiles croisés, capables d’attaquer les troupes turques à n’importe quel endroit, que ce soit en Syrie ou en Turquie même. De fait, la Russie possède aujourd’hui la capacité de toucher les aéroports turcs, ce que la Turquie ne peut pas empêcher, ni répondre par des représailles du même ordre. En revanche, le risque pour la Russie de se lancer dans une guerre totale avec la Turquie serait que l’OTAN l’interprète comme une « agression » de la Russie contre un Etat membre, surtout si la fameuse base aérienne de Incrilik (d’où ont débuté les attaques des Etats-Unis dans les deux guerres en Irak) est touchée.

Quelle est la position de Washington ? Le retour du danger nucléaire

Une intervention turque paraît difficilement réalisable sans l’aval de Washington. Mais selon le correspondant du Monde, ce scénario « mettrait la Turquie en délicatesse avec l’OTAN, dont elle est membre. Ankara, devenu agresseur, ne pourrait invoquer l’article 5, qui assure l’assistance mutuelle au cas où l’un de ses membres est agressé. Washington et Paris ont exhorté dimanche Ankara à cesser ses tirs vers la Syrie ». Les Etats-Unis ont par ailleurs ignoré les critiques d’Erdogan concernant son soutien aux milices kurdes de Syrie. Mais si les choses évoluent négativement, ce qui est clair c’est que concernant n’importe quelle guerre entre la Russie et la Turquie, l’OTAN aura à prendre une décision fondamentale : une alliance se préparerait-elle pour partir en guerre contre une puissance nucléaire comme la Russie pour protéger un aventurier comme Erdogan ? Ce n’est pas le plus probable, mais les guerres peuvent toujours aller vers l’escalade, et dans un conflit entre la Russie et l’OTAN, le risque d’affrontement nucléaire est très haut. Tout cela va à l’encontre du fait que les Etats-Unis acceptent qu’Erdogan poursuive son avancée. Mais dans le même temps, les Etats Unis sont face à un problème plus global : comment éviter que la Russie ne sorte vainqueur de la guerre en Syrie ? A la conférence sur la sécurité de Munich à la fin de la semaine, le faucon américain John McCain préparait déjà les esprits à un changement de la position américaine : « l’appétit vient en mangeant, a observé le sénateur républicain à propos de l’attitude de la Russie en Syrie. Ce film, on l’a déjà vu – en Ukraine. » Les Etats-Unis peuvent-ils se permettre d’apparaître aussi faibles pendant une année électorale ? Plus en général et tenant compte du fait que Daesh n’est pas en capacité d’imposer une défaite à Assad, on ne peut pas exclure que les Etats-Unis laissent faire la Turquie (avec l’aide du régime saoudien qui a décidé d’envoyer des renforts à la base militaire de Incirlik) et tente ainsi d’emporter la guerre ou bien de diviser la Syrie en plusieurs « zones de responsabilité », le tout sous prétexte de la lutte contre Daesh.

Comme nous le voyons, la fameuse “guerre contre le terrorisme” n’est rien d’autre qu’un prétexte pour les intérêts politiques et géopolitiques des pouvoirs réactionnaires de la région, de la bureaucratie restauratrice et autoritaire russe et des différents impérialismes, aussi bien la France que les Etats-Unis. La nécessité d’un mouvement anti-guerre est en ce sens de plus en plus cruciale.


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