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Le prix du gaz

Total, atout de l’ingérence française au Mozambique

L’Etat français protège les intérêts économiques de Total au Mozambique ; Total à travers ses investissements représente un atout majeur pour la France lui permettant de renforcer ses positions stratégiques dans la région.

Philippe Alcoy

4 février 2021

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Le Mozambique n’est pas un pays qui historiquement a intéressé la France, au-delà de certaines questions de protection d’intérêts français dans la région du canal du Mozambique et l’Océan indien du sud. Cependant, cette situation a commencé à changer à partir de 2010 quand on a découvert des réserves pharamineuses de gaz dans les eaux territoriales mozambicaines : 5 000 milliards de mètres cubes qui ont propulsé le Mozambique à la neuvième place de par ses réserves. Ces découvertes ont très rapidement attiré l’intérêt d’une multitude d’entreprises multinationales du secteur des hydrocarbures, de la logistique, des banques, de la sécurité privée, dont des capitaux français. Parallèlement, l’Etat français a cherché à accentuer sa « coopération » militaire avec les forces armées mozambicaines afin de protéger les futures installations gazières de la piraterie, de lutter contre « l’immigration illégale » mais aussi renforcer ses positions stratégiques.

Même si des multinationales et des banques françaises telles que la Société Générale, la BNP, le Crédit Agricole, TechnipFMC, Schlumberger, Bolloré, EDF, Natixis et même Total ont été impliquées dans la région depuis les découvertes des gisements gaziers, l’intérêt de l’impérialisme français s’est accentué à partir de 2019 quand Total a acheté les actifs mozambicains du pétrolier nord-américain Anadarko. Cela a donné le droit à Total d’exploiter les ressources gazières du Bloc 1, où se trouvent les principales réserves de gaz. Un projet que l’on évalue à entre 20 et 25 milliards de dollars, soit l’investissement privé en cours le plus important du continent africain. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un projet d’investissement plus large impliquant également les multinationales américaine -ExxonMobil- et italienne -ENI- pour un total d’au moins 60 milliards de dollars.

Autrement dit, le Mozambique est devenu un vrai « Eldorado » pour tout un ensemble d’entreprises multinationales de divers secteurs qui espèrent réaliser d’énormes profits grâce aux ressources naturelles mozambicaines.

Montée des tensions sociales et militarisation de la région

Cependant, ces réserves gazières se trouvent principalement au large de la province de Cabo Delgado, à l’extrême nord du pays, l’une des régions les plus délaissées par le pouvoir central depuis l’indépendance du Mozambique en 1975, dont une partie importante de sa population est musulmane. La découverte du gaz et l’intérêt soudain du gouvernement du Frelimo (parti au pouvoir depuis la guerre d’indépendance) n’a fait qu’accentuer les tensions sociales auprès d’une population locale qui encore une fois sera mise à l’écart et ne profitera pas de l’exploitation des ressources naturelles de la région.

C’est ainsi qu’à partir de 2017 se développe une rébellion islamiste qui a prêté allégeance à l’Etat Islamique. Ce conflit a fait déjà plus de 1000 morts et l’on calcule à près 500 000 le nombre de déplacés. Si au début du conflit les islamistes s’attaquaient aussi bien aux militaires mozambicains qu’aux civils, depuis les premiers mois de 2020 on note cependant qu’ils ont changé de stratégie. Désormais ils tentent de se lier à la population locale, en distribuant de l’aide humanitaire, afin de gagner le contrôle territorial de larges parcelles du territoire de la province, à l’image de Daesh au Moyen-Orient. Et c’est ce qu’ils ont réussi à faire depuis août dernier, ce qui leur permet d’avoir aujourd’hui une base territoriale d’où lancer leurs attaques.

Bien que pour le moment les islamistes n’aient pas lancé de grandes offensives contre les installations gazières en construction de Total et des autres multinationales, il y a quelques semaines ils ont mené une attaque à seulement un kilomètre des installations de la multinationale française dans la péninsule d’Afungi, la forçant à évacuer son personnel sur place. C’est dans le cadre de cette dégradation de la situation sécuritaire que Total, dans la voix de son président Patrick Pouyanné, a fait appel aux autorités européennes et françaises pour qu’elles envoient une « assistance » militaire au Mozambique ; en même temps il a essayé de convaincre le président mozambicain, Felipe Nyusi, d’accepter cette éventuelle assistance.

Mais pour le moment le gouvernement mozambicain a choisi de faire plutôt appel à des sociétés privées de mercenaires, notamment le groupe Wagner de mercenaires russes puis les sud-africains de Dyck Advisory Group. Mais cette stratégie se révèle peu payante et aussi bien les mercenaires privés que les militaires mozambicains connaissent des revers importants permettant aux islamistes par exemple de prendre le contrôle de la ville de Mocimboa da Praia à quelques kilomètres au sud des installations gazières. En outre, les forces militaires mozambicaines ont été mises en cause pour des exactions contre les populations civiles du nord.

Autrement dit, la découverte du gaz apparaît comme une « opportunité en or » pour le gouvernement mozambicain, les bureaucrates d’Etat ainsi que pour les multinationales. Mais pour les habitants de Cabo Delgado le gaz ressemble de plus en plus à un cauchemar ; des populations qui se trouvent au milieu du feu croisé des islamistes, des mercenaires et de l’armée mozambicaine. Et maintenant, des puissances comme la France prétendent s’immiscer ce qui risque d’aggraver la situation.

Total et le Frelimo, main dans la main

Face à l’avancée des islamistes et à la dégradation de la situation sécuritaire, certains évoquent la possibilité que les multinationales abandonnent au moins une partie de leurs investissements dans le pays. Des rumeurs affirmaient que Total envisagerait de déménager sa base logistique depuis Afungi au Mozambique vers l’île de Mayotte, sous contrôle colonial français. L’entreprise a démenti mais il est indéniable que la situation l’inquiète. De leur côté ExxonMobil et ENI, qui envisagent également de développer une base logistique à Afugi, ont repoussé leur décision sur un investissement de près de 30 milliards de dollars.

Mais la réalité c’est que ces entreprises ont beaucoup d’intérêts dans le pays et n’envisagent nullement de partir. Cependant, la rébellion islamiste peut retarder les investissements. C’est en ce sens qu’elles font pression sur le gouvernement local et sur les gouvernements impérialistes pour faire en sorte de mettre fin à la menace des forces islamistes. Or, les options militaires apparaissent impuissantes à calmer la situation sociale dans la région. Car le problème est bien plus profond. Comme l’explique Benjamin Augé dans une analyse d’août 2020 pour l’IFRI (Institut Français de Relations Internationales) : « les raisons de cet enracinement d’Al Shebab dans cette région sont en partie à chercher du côté de l’appauvrissement de la population, de l’absence de service public et de perspectives pour la jeunesse. De plus, la communauté à majorité chrétienne des Maconde – actuellement au pouvoir avec Filipe Nyusi – marginalise une autre des principales communautés de Cabo Delgado : les Mwani. Cette dernière à dominante musulmane se sent exclue, ce qui favorise la radicalisation de sa jeunesse ».

La politique ouvertement en faveur des multinationales de la part du gouvernement mozambicain ne fait qu’accentuer le ressentiment de la population. « Pendant des décennies, les habitants [de Cabo Delgado] n’ont bénéficié que d’un soutien très limité de la part du gouvernement. Le récent échec de la réinstallation des populations pour faire place à l’exploitation des ressources minérales, notamment le gaz naturel et les rubis, a exacerbé le mécontentement envers l’État. Des milliers de personnes ont perdu leurs moyens de subsistance dans l’agriculture et la pêche. En conséquence, certains considèrent l’État, et non les insurgés, comme l’ennemi. La corruption est également très répandue et les gens en veulent au gouvernement de ne pas redistribuer ce qu’ils considèrent comme leur part des richesses minérales et des ressources de la région », peut on lire dans Stratfor.

En effet, la monopolisation du pouvoir politique par le Frelimo depuis l’indépendance en 1975 et les politiques mises en œuvre par le gouvernement notamment à partir du début des années 1990 quand il a abandonné toute référence au marxisme dans un tournant brusque néolibéral et pro-marché, sont à la base de cette situation sociale au nord du pays. La marginalisation et l’exclusion des populations de cette région favorisent le surgissement et développement de rébellions armées. Ainsi, toujours selon Stratfor, « une intervention extérieure peut dégrader les capacités [des islamistes], mais la simple existence de ressources en GNL et l’importance économique et politique croissante du nord du Mozambique entraîneront à long terme une violence à caractère politique dans la région. Une stratégie de développement et d’investissement significative à Cabo Delgado rendrait la région moins vulnérable à de tels risques. Mais il faudrait pour cela que Maputo ait les revenus nécessaires pour financer une telle stratégie, ainsi que la volonté de diffuser son pouvoir politique ».

Autrement dit, ce qui alimente la rébellion islamiste est avant tout le régime du Frelimo, principal partenaire de Total et de la France dans le pays. L’impérialisme français le sait très bien mais il a besoin de son partenaire mozambicain, donc il préfère envisager une option militaire, ce qui serait désastreux pour la population locale comme l’exemple du Mali et le Sahel le démontre.

Les réticences de Maputo face à une intervention étrangère

Cependant, si le Mozambique n’a pas encore fait appel à l’assistance militaire des puissances étrangères autre que des partenariats limités à la formation de ses forces armées c’est que le gouvernement reste réticent à l’idée. En effet, le Frelimo est un appareil profondément corrompu qui contrôle avec zèle chaque parcelle du pouvoir politique et économique dans le pays. Dans ses discours le parti affirme que ses réticences quant à une intervention étrangère obéissent à un souci de « souveraineté nationale ». En réalité, ce parti est profondément pro-business et n’a aucun problème à appuyer les intérêts des capitaux étrangers contre sa propre population, comme l’exemple de Cabo Delgado le montre.

Les véritables raisons sont ailleurs. En effet, laisser des forces militaires étrangères agir sur le sol mozambicain pourrait exposer le Frelimo au risque de perdre certaines marges de manœuvre face à des puissances étrangères qui pourraient utiliser les questions de démocratie, de lutte contre la corruption ou de défense des droits humains pour obtenir de plus grands avantages dans les négociations financières (le pays étant très fortement endetté) et de sur les ressources naturelles.

Evidemment, ni Total ni la France n’ont de problème à travailler avec les pires régimes de cette planète. Elles l’ont démontré largement à travers l’histoire. Mais on a aussi vu comment elles ont su manipuler les questions de démocratie pour obtenir des avantages économiques ou politiques dans plusieurs régions du monde.

Le gouvernement mozambicain reste réticent également à permettre que les pays voisins envoient des soldats sur son sol étant donné leur implication lors de la guerre civile mozambicaine où des pays comme l’Afrique du Sud ont soutenu les ennemis du Frelimo, le Renamo, dont des combattants sont toujours actifs dans certaines régions du pays. Le déploiement de forces armées des pays voisins pourrait encourager ces groupes armés encore actifs et menacer le pouvoir du Frelimo bien plus que la rébellion islamiste au nord. L’ingérence de puissances étrangères pose un risque pour le pouvoir sans partage du Frelimo.

Impérialisme français, hors d’Afrique !

Il serait partiel de penser que l’Etat français ne défend au Mozambique que les intérêts économiques de Total. Comme nous le disions plus haut, les gisements de gaz au nord du pays ne bénéficient pas seulement Total mais aussi d’autres entreprises françaises de logistique, de BTP, de sécurité, des banques. Mais l’Etat français a d’autres intérêts dans la région ; ceux-ci l’ont poussé par exemple à passer un accord de coopération militaire avec le Mozambique en 2004.

En effet, l’impérialisme français doit assurer la protection de toute une série de possessions coloniales qui lui donnent accès au contrôle de routes maritimes commerciales de premier ordre comme c’est le cas du canal de Mozambique. La France a en effet des intérêts géopolitiques de premier ordre dans la région ; la découverte du gaz dans les eaux territoriales du Mozambique n’a fait qu’approfondir ces intérêts. En outre, l’industrie du gaz au Mozambique et les services liés, sont convoités par d’autres puissances telles que la Chine, la Russie, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud, les Etats-Unis, l’Italie. La France défend ainsi ses intérêts particuliers dans la zone mais aussi ceux de l’UE qui ne verrait pas d’un mauvais œil l’importation du gaz mozambicain pour diversifier encore plus ses fournisseurs de gaz.

Comme on voit, les enjeux économiques et géopolitiques au Mozambique sont en train de devenir très importants pour beaucoup de multinationales et de puissances impérialistes et régionales. Dans le cas du Mozambique nous voyons un exemple clair de la complicité entre les grandes multinationales et les Etats impérialistes. Les autorités mozambicaines voient dans l’exploitation du gaz une opportunité pour s’enrichir et faire de leur pays l’un des principaux exportateurs de la ressource ; il a besoin des multinationales pour exploiter les gisements. De ce point de vue Total est un partenaire stratégique. Total voit dans le gaz mozambicain une opportunité en or de faire des profits pharamineux et pour renforcer sa position mondiale. L’Etat français pour sa part protège les intérêts économiques de Total et profite de la position stratégique de l’entreprise vis-à-vis du gouvernement mozambicain pour tenter d’avancer ses positions géopolitiques à travers la pression et l’ingérence.

A l’heure où dans un coin de la région parisienne, les raffineurs de Grandpuits sont en lutte contre Total, la situation au Mozambique rappelle la nécessité de faire converger la lutte contre les multinationales avec celle de la lutte contre les puissances impérialistes.


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