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Mal logement à Bordeaux

Témoignage. Effondrements rue de la Rousselle à Bordeaux : à 9 mois du drame, où en est-on ?

Dans la nuit du 20 au 21 juin 2021, deux immeubles s'effondrent rue de la Rousselle, en plein centre de Bordeaux. Neuf mois plus tard, alors que d'autres bâtiments se sont effondrés successivement dans divers quartiers, les habitants restent face à de nombreuses incertitudes. Nous avons interrogé C., étudiant et habitant de la rue de la Rousselle, qui a été évacué comme ses 109 voisins ce soir-là.

Petra Lou

23 mars 2022

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Crédits photo : Yvan Plantey pour Radio France

Alors qu’il a fini ses examens, C., étudiant à Montaigne, ne s’attendait pas, comme aucun de ses voisins, un soir d’été, à entendre un gros « boom » à sa fenêtre. La veille de la fête de la musique, il y a neuf mois, deux immeubles dégringolent rue de la Rousselle. « Ça s’est déroulé très vite. Il était minuit passé, j’étais chez moi, la fenêtre grande ouverte parce qu’il faisait très chaud, et j’ai entendu un énorme bruit qui a fait vraiment tout tremblé, les murs, tout. Un bruit long, où tu sentais que quelque chose dégringolait, je me suis dit ça doit être une voiture qui a foncé dans un bâtiment...jamais de la vie tu te dis, deux immeubles viennent de s’effondrer ».

Témoignage d’une nuit chaotique : le cas de rue de la Rousselle n’est qu’un symptôme du mal logement bordelais

Neuf mois plus tard, il témoigne de cette nuit chaotique au micro de Révolution Permanente : « Je regarde par la fenêtre mais comme je suis côté cour je voyais rien du tout. Je grimpe dans la cage d’escalier, et quand je me suis retourné, il y avait de la poussière partout, je ne voyais rien, je voyais plus l’escalier tellement la poussière était épaisse. Je commence à entendre des gens qui criaient au secours, à l’aide, ou qui appelaient les pompiers. J’ai pas réfléchi je me suis dit je vais descendre, il y a peut être des gens qui ont besoin d’aide. Il était minuit, j’ai enfilé mes espadrilles et une veste. Et quand je suis arrivé devant la porte de l’immeuble dans le hall elle était défoncée, il y avait des pierres partout, une énorme poutre en métal qui avait défoncé la porte. Fallait escalader pour sortir, et j’étais un peu paniqué au début, je me demande « on sort, on rentre, on fait quoi ? ». Je voyais des gens qui étaient sur les gravats qui paniquaient, du coup avec mes voisins on sort, on aide des gens, c’était pas évident, on captait pas ce qu’il se passait. Il y avait même des gens en sang ; d’autres qui s’activaient à chercher des personnes pour s’assurer qu’elles étaient pas sous les gravats. En tout, il y en avait 5 dessous, dont un blessé grave, mais qui a priori ils s’en sont tous sortis. »

Avec les souvenirs encore marqués dans la mémoire, il nous décrit la scène telle qu’il l’a vécu cette première nuit : « Donc deux bâtiments sont tombés, celui en face du mien qui était inoccupé car en travaux depuis très longtemps, et un qui était habité en face. Tout paraît immense, on descend avec les voisins, beaucoup de monde dans la rue, tout le monde sous le choc. On savait pas trop quoi faire, et le temps s’est fait très long, jusqu’à ce que la police dise à tout le monde de descendre, commençant à faire un périmètre. On savait même pas si les autres immeubles menaçaient de s’effondrer aussi. Le temps est long, les pompiers finissent par arriver, ils essaient de capter, est ce qu’il y a encore des gens à l’intérieur, combien, qui il faut aller chercher, tous ces trucs donc en interrogeant les différents voisins. Là un énorme orage, tout le monde est parti en courant, les voisins ont tous ouvert leurs garages pour accueillir les gens, les blessés, il y a eu un élan de solidarité qui était assez fort.

Le temps était très long, on avait aucune information, on nous donnait aucune réponse, j’ai attendu trois heures dans la rue, il était 3H du matin avant qu’on nous prévienne vraiment. Je venais de capter que j’avais ni portefeuille, ni clefs, ni rien. Il est 3H, j’étais descendu juste pour voir. Au final les pompiers ils nous tiennent un peu au courant, il y a 5 personnes sous des pierres mais a priori tout va bien, des grues arrivent etc dans la nuit. Il y avait pas encore des solutions de relogement, c’est que le lendemain qu’on a eu le palais des sports Cours Victor Hugo. »

Le premier rapport remis par l’expert judiciaire désigné par le tribunal administratif à la demande de la Ville, une semaine plus tard, fait un constat alarmant : les immeubles n°19 et 21 désormais en poussière présentaient un « très fort risque d’effondrement », et un « risque d’effet domino ».

C. continue de raconter son récit : « Au matin les victimes avaient été sorti des gravats ils avaient mis un périmètre. La Sécurité civile qui était là offrait des repas si besoin, ils avaient ouvert le gymnase. on n’avait pas d’informations, la sécurité civile nous renvoyait vers les flics qui nous renvoyaient vers la sécurité civile, nous on se demandait si on pouvait aller récupérer nos affaires, moi mon portefeuille au moins !

Personne savait rien, on ne savait pas l’état des immeubles, tout le monde pensait que d’autres immeubles allaient s’effondrer c’est assez angoissant pour tout le monde. J’ai croisé des voisins qui étaient au palais des sports. On m’a prêté des vêtements, j’ai fait une douche chez une pote mais c’est tout j’avais rien, ni d’affaires, ni d’infos. À ce moment-là, on a aucune procédure administrative et juridique tout est encore beaucoup dans le flou ; ça s’est vu, personne ne savait rien.

On a été contacté trois jours plus tard, les pompiers nous ont proposé de faire une liste d’affaires à aller chercher mais le strict minimum, en expliquant où chaque chose était dans l’appartement pour qu’ils puissent trouver. Il y a plus de 130 personnes qui ont été évacuées, dix immeubles concernés, ça fait pas mal de logements à aller visiter. Nous on ne pouvait pas y aller c’était que les pompiers. Personnellement j’ai demandé mon ordi pour travailler, les chargeurs, mon portefeuille, mes clefs et une paire de chaussures et rien de plus ! Dans ma tête je me suis dit dans deux semaines je récupère mes affaires et mon appartement. »

Mais l’avancée des procédures est longue au démarrage. Les premières réunions permettent de faire un premier état des lieux, avec le maire du quartier Bordeaux centre, des élus, la métropole qui se charge en bâtiment, le chef des pompiers, des membres de la police, tout un tas d’experts en bâtiments ainsi que les habitants concernés par l’évacuation, au palais des Sports. Les pompiers expliquent qu’il y a tout de même un blessé grave.

« Même si avec la solidarité on peut faire pleins de choses-là on était coincé par toute cette machine administrative, juridique etc. Les arrêtés de péril ont mis longtemps à tomber. Les agences, les propriétaires, personne savait, après peut-être ils savaient et ils ont fait traîné mais bon j’en sais rien honnêtement. Donc ça a mis longtemps avant qu’ils proposent des solutions de relogement, qui sont obligatoires, l’arrêté de péril déclenche ça normalement. En attendant, soit tu allais au gymnase, soit tu te démerdais chez des proches. »

Parmi les différents acteurs des collectivités du public ou du privé, c’est la panique à bord. Tout le monde se renvoie la patate chaude. En guise de première aide, le CCAS a proposé une aide immédiate de 100€ en liquide. Notre témoin commente : « c’est déjà ça, mais c’est très peu, rien que pour s’acheter des produits de première nécessité, bah c’est rien. Sans parler de celles et ceux qui ont des enfants, en situation de précarité... »

Dans toute procédure de travaux, il faut trouver une maîtrise d’œuvre, trouver les financements : « Parce que le problème il est privé, donc a priori t’es responsable de ta propriété, c’est pas le problème de la mairie, mais la mairie qui a essayé en vain de réveiller les propriétaires a fini par engager elle-même les financements nécessaires au commencement de la maîtrise d’œuvre. Tout traîne, parce que personne se met d’accord. Donc ils ont commencé à mettre des croix en bois dans les fenêtres et ouvertures pour solidifier la façade, des énormes poutres pour fortifier, donc en gros c’était la première étape. C’était prévu en 3 phases. Tout était chaotique. Il y a un collectif qui s’est monté, donc la formation d’un seul interlocuteur pour tous les habitants déjà. Imagine au début t’as 110 personnes qui appellent tous les jours au téléphone pour avoir des infos !

Mais la réalité de la majorité des habitants est compliquée, par exemple il y a des gens qui avaient des voitures dans les garages où c’était pas possible d’accéder alors qu’ils en avaient besoin pour le travail… tout un tas de problématiques auxquelles on ne pense pas ! »

Début août ils ont fini les travaux avec énormes échafaudages devant, les croix de Saint-André pour fortifier. Cette ruelle à côté ils ont mis une fortification pour pas que ça s’effondre aussi dans la foulée. Et donc tout ce travail était terminé début août. Ensuite il y a eu les vacances classiques des entreprises de bâtiment pendant trois semaines. Mais après de septembre à novembre il ne s’est rien passé, donc trois mois encore d’attente. De ce que je sais, il y aurait des privés qui aurait demandé une enquête de leur, pour savoir qui était le coupable… Sauf que tant que l’enquête était lancée et pas conclue, les travaux ne pouvaient pas être lancés.

Cette période-là était très longue. Je voudrais au moins un manteau, des chaussures, ok je peux racheter des vêtements mais j’ai pas envie d’acheter tout en double, à ce moment-là j’avais pas un sou »

Si en septembre, les habitants des autres immeubles ont pu retourner dans les bâtiments, pour les trois immeubles menacés, on ne pouvait toujours pas récupérer ses affaires, ni aller sur place. Parmi les propriétaires, cela a ouvert de nombreux conflits. C’est seulement le 22 décembre, après la mise en place des premières phases de travaux et d’énormes temps de latence, que les habitants restants ont pu récupérer leurs affaires dans leurs logements vétustes.

« Ils voyaient pas les liens de cause à effet, pourquoi protéger les victimes en lien avec les effondrements, enfin je trouve quelque chose d’assez aberrant. Ils avaient l’air de dire que d’un point de vue juridique, c’est compliqué. C’est vrai qu’il y avait aucun outil, mais le problème c’est que ce n’était pas un cas isolé à Bordeaux, on a vu des effondrements cours Victor Hugo en août, quelques semaines auparavant au quartier Saint Michel… Quand t’as des problèmes dans un logement tu peux signaler, si ton propriétaire fait rien, tu déclares s’il y a un péril imminent. Mais par exemple le problème c’est qu’avec le privé, on peut pas avoir l’historique. C’est pas une surprise Bordeaux a fait l’objet de spéculation immobilière depuis sa rénovation avec Juppé. Mais bon rénover des façades c’est pas rénover un bâtiment en soi. Ce quartier là c’est le vieux Bordeaux, c’est classé patrimoine mondial de l’UNESCO tu peux pas faire n’importe quoi. C’est marrant de pas s’occuper autant de ce patrimoine, tant sur le plan culturel mais surtout social, parce qu’il y a des gens qui vivent dedans quoi, et les passants dans la rue dans l’espace public !

Quand on a fait les réunions franchement j’étais étonné de voir le nombre d’habitants qui disent qu’eux aussi ont des fissures, ont fait même parfois des signalisations… Alors que tous les hivers ça fuit, qu’il faut refaire le plafond, rien n’est fait pour la toiture… On s’occupe pas de ces problèmes là parce qu’il faut payer, et qu’à Bordeaux par exemple on a beaucoup de marchands de sommeil, qui proposent des logements pas forcément très chers mais pour des populations plus précaires qui vont pas se plaindre. Ils vont avoir un bénéfice ils ont le loyer qui rentre, même si c’est moins cher »

Et le point culminant de la colère des habitants s’est retrouvé envers les assurances : « " Ah mais votre logement il y a pas d’incendie, pas d’inondation... donc pas d’indemnités ! " C’est pour ça que tout le monde est énervé contre les assurances, car elles n’ont pas indemnisé. Si le CCAS va aider les personnes dans le besoin pour l’achat de biens quotidiens par exemple, mais quand t’as une famille, des enfants, que t’es précaire, c’est compliqué… ».

Neuf mois plus tard, C. que nous interrogeons est en colère. Si aujourd’hui il est relogé par son propriétaire qui, comme ses confrères voisins se voit obligé de proposer des alternatives à ses locataires dorénavant sans toit, notre témoin n’a pas encore l’impression d’avoir enfin tourné la page. In fine, l’impression est que tous ces acteurs, privés ou publics, sont chacun de manière partagée des responsables irresponsables.

Ne pas attendre qu’un drame survienne : il faut mettre fin au mal logement et l’ingérence capitaliste !

La colère qu’exprime C., notre témoin, est sur le manque de prises en charges et de moyens alloués pour faire véritablement face à un problème qui est en réalité systémique. Le 1er mars, le mur porteur d’un immeuble inoccupé au Quai Richelieu s’est effondré, évacuant 16 voisins dans le périmètre. Une situation scandaleuse, qui malgré la croissance de l’attractivité de la métropole au travers de la politique de gentrification, démontre de nombreux problèmes profonds concernant le logement en général. Si l’ère Juppé a marqué un tournant pour la ville, connue à l’époque comme « la Belle Endormie » aux façades noircies, les travaux entamés depuis 1995 jusqu’à aujourd’hui entre tous les projets de rénovation des quais, mais plus récemment au travers de l’actuel projet Euratlantique dans la continuité de la LGV, ont rendu à la ville une « renaissance spectaculaire et attractive », pour citer Le Journal des Arts. Mais si la plupart des façades ont retrouvé leur couleur d’origine, l’émulation de ces projets immobiliers a finalement donné une frénésie immobilière, augmentant considérablement les loyers et jetant toujours plus loin de la métropole les ménages les plus modestes. Mais ces rénovations n’ont, de loin, pas réglé la questions des logements vétustes et mal entretenus. Bordeaux est une ville qui a été bâtie à partir de la pierre girondine, une pierre friable et poreuse, qui combinée avec la minéralisation des sols qui les rends instable, fragilise encore plus les immeubles anciens.

Si l’État a accordé en décembre 2021 une enveloppe de 134.000€ à Bordeaux Métropole pour financer la gestion de crise, le mal-logement à Bordeaux est une problématique majeure. Selon la DREAL, il y aurait près de 6 % des résidences principales du parc privé potentiellement indignes en Nouvelle Aquitaine, ce qui représente plus de 143 000 logements. Si les causes sont naturels par les spécificités bordelaises, les responsabilités sont partagés entre les propriétaires qui n’investissent que peu dans l’entretien des immeubles, et les choix politiques de la métropole ces dernières décennies. Si il est fréquent d’entendre que Juppé a rénové la ville, son "ère" est aussi celui d’une négligence et d’une inconséquence terrible concernant le logement : en 10 ans prés de 900 mises en périls d’immeubles pour risque effondrement n’ont pas été suivis à Bordeaux !

Le cas de la rue la Rouselle n’est donc pas isolé dans le vieux Bordeaux. Quelques jours plus tard, un habitant suivi par SudOuest, témoignaientnt d’une soixantaine de fissures inquiétantes présentes dans son immeuble. Deux semaines plus tôt, rue Planterose, dans le quartier Saint Michel, deux immeubles de la propriété d’InCite se sont effondrés. Des logements vétustes pourtant connus, dont les travaux étaient prévus...et n’ont pas été menés les laissant à l’abandon pendant plus de 6 années.

Selon un rapport de Bordeaux Métropole et l’ANAH (Agence nationale de l’Habitat) consultable à la Direction de l’Habitat et de la Politique de la Ville de Bordeaux Métropole, il y aurait « près de 4700 résidences principales du territoire appartiennent aux catégories 7 et 8 du classement cadastral » soit des « logements dont on sait qu’initialement ils étaient de qualité très vétuste ».

De même alors que la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) explique en 2017 que le chiffre de logements potentiellement indignes est faible, et les élus souhaitent avorter la comparaison avec Marseille – où plusieurs effondrements d’immeubles ont tué des résidants – la liste d’arrêtés périls et de menaces d’effondrements est longue. Cité par SudOuest, Francis Guyeysses, architecte travaillant souvent avec InCite, se souvient d’un immeuble de la rue des Faures « tellement pourri que le maçon ne voulait pas entrer pour faire les travaux ».

Face au mal-logement, il faut immédiatement réquisitionner sans indemnités tous les logements vides et vacants. Parallèlement, il faut exproprier l’ensemble des marchands de sommeil et en finir avec ce business consistant à faire vivre dans des conditions indignes et dangereuses les franges les plus précaires de notre classe. Mais cette problématique exige d’autre part un programme ambitieux de rénovation de logements et de bureaux vides ainsi qu’un plan de construction de logements sociaux de très haute qualité, éco-compatibles et durables, qui aurait le double avantage d’apporter une réponse de fond au problème de mal-logement et de créer des emplois tout en résolvant le problème concrètement des passoires thermiques et énergétiques.

Dans la mesure où la mairie, les propriétaires privés et même l’Etat apparaissent incapables de gérer cette problématique et de régler le problème structurel du mal-logement, il s’agit de porter ces mots d’ordre aux côtés des habitants concernés par le mal-logement avec l’ensemble des organisations syndicales, politiques et associatives, dans des comités populaires de quartiers et s’atteler à la lutte pour le droit fondamental à un toit, pour vivre dans la dignité.


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