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Suicides, dépressions, et burn out : les conséquences directes de l’organisation néolibérale du travail

C’est la réalité morbide du monde du travail aujourd’hui. Alors que se tient le procès de France Telecom relatif à la vague de suicides des années 2007 à 2010, nombreuses sont les enquêtes qui constatent un mal-être profond et généralisé des salariés, dont les traductions les plus abouties sont le burn out et le suicide, en expansion chez les travailleurs.

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Les chiffres recensés par les enquêtes sociologiques et psychiatriques sont sans appel. Tandis que 36% des travailleurs déclarent avoir déjà fait un burn out (enquête CFDT, 2017), 58% d’entre eux confient avoir déjà pleuré à cause de leur travail, et 29% présentent un niveau dépressif élevé (Cabinet Stimulus, 2017).

Des maladies professionnelles généralisées avec la réorganisation du travail des années 70

Plus facilement appelé burn out, l’épuisement professionnel est une maladie mondialement reconnue comme étant directement liée aux conditions de travail ou du moins à l’environnement de travail (Organisation Mondiale de la Santé, OMS). Caractérisée par un sentiment de fatigue intense et de perte de contrôle, les études établissent un rapport direct entre cette maladie et les transformations du monde du travail de ces dernières décennies.

Né dans les années 70, le néolibéralisme se fixe notamment pour objectif conscient d’atomiser les grandes concentrations ouvrières issues du taylorisme, et qui avaient permis ou du moins favorisé la construction d’un mouvement ouvrier combatif dont la démonstration la plus aboutie a été Mai 68.

En effet, si la période dite des Trente Glorieuses est caractérisée par la dureté des conditions de travail et la réduction des salariés à des exécutants de micro-tâches dans la chaîne de production, la stratégie de gestion des travailleurs par le patronat était fondée sur la dimension collective. D’une part au niveau de la production, où les travailleurs étaient concentrés dans les mêmes usines dans l’optique de réaliser des économies d’échelle ; D’autre part au niveau politique, où les travailleurs étaient soumis aux classifications par postes de travail, à des horaires identiques pour tous, et à un rythme unique d’augmentation des salaires.

Cette organisation taylorienne du travail a eu pour conséquence de créer des conditions de travail et de vie similaires pour les ouvriers, ce qui a favorisé des formes d’adaptation et de résistance orientées vers la solidarité, l’entraide, l’élaboration de valeurs et d’identités communes.

L’individualisation du travail est donc la réponse trouvée par le patronat dès le début des années 70 pour anéantir le mouvement ouvrier combatif né dans les grandes concentrations ouvrières des Trente Glorieuses. Après Mai 68, plus grande grève générale de l’histoire du mouvement ouvrier français, il était urgent pour la bourgeoisie de réorganiser profondément la gestion du travail. Ce sont aux Assises nationales du patronat à Marseille en 1973 que sont jetées les premières bases des méthodes managériales post-fordistes. La combinaison décidée va entamer un double processus : d’une part l’individualisation du travail par des nouvelles techniques de gestion et de management, d’autre part l’atomisation des concertations ouvrières, terreau fertile d’un rapport de force en défaveur de la bourgeoisie, notamment par la généralisation de la sous-traitance et des contrats précaires.

Les classes dominantes vont alors chercher à imposer un nouveau modèle d’entreprises post-fordistes, où le travail se fonde sur l’hyperpersonnalisation. La nouvelle organisation issue de ce revirement stratégique de la bourgeoisie se caractérise par l’individualisation systématique de la gestion des salariés, depuis l’entretien d’embauche où les qualités personnelles remplacent les qualifications professionnelles jusqu’au licenciement qui se fait désormais majoritairement sur des motifs « personnels », en passant par la systématisation des rendez-vous d’évaluation et de définition des objectifs et des performances.

Si ces techniques généralisent la souffrance au travail et l’accentuent considérablement, il serait erroné de croire que les méthodes antérieures étaient source d’épanouissement pour les salariés. La souffrance est en réalité inhérente à l’exploitation capitaliste, quelle que soit sa forme. Marx déjà en 1844 soulignait combien « le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. ».

Un phénomène de masse relégué à la sphère privée

Les conséquences de cette gestion individuelle des travailleurs équivalent pour ces derniers à un isolement de leurs collègues et à une mise en concurrence accrue qui rend incertaines la reconnaissance et les perspectives de carrière. Les salariés se sentent évalués, comparés, jugés, et l’objectif numéro 1 devient alors de prouver qu’ils sont à la hauteur des enjeux de l’entreprise, et qu’ils méritent leur place.

Mais ce fonctionnement « moderne » du travail repose précisément sur le caractère inatteignable des objectifs qui sont fixés pour les salariés et que ces derniers prennent à leur compte. En effet, au-delà de l’individualisation de la gestion du salarié sur le lieu de travail, ces méthodes individualisent aussi les conséquences d’une telle organisation de la production, et tend à responsabiliser les salariés sur les résultats de l’entreprise, toujours en-deçà des attentes fixées par la direction. Les salariés finissent par intérioriser ce mécanisme, ce qui accroît la concurrence et par extension le sentiment de solitude dès lors que chacun cherche à démontrer à ses supérieurs et ses collègues qu’il est le plus performant. Ces derniers ne sont plus des semblables que le travail et le patron usent tout autant que lui, mais deviennent les concurrents directs à l’évolution de carrière, à l’augmentation des salaires, mais aussi à la reconnaissance de la part de la hiérarchie.

L’échec qui est vécu est alors le terreau fertile de l’épuisement professionnel et de la dépression. Dès lors que le travail est étroitement lié aux compétences du salarié et à sa détermination, « tout ce qui se joue au travail devient une question de vie ou de mort » (Danièle Linhart).

La force, du point de vue du patronat, de ces méthodes brutales est de reléguer à la sphère du personnel les conséquences psychiatriques d’une telle gestion des salariés. Mais loin d’être une sensibilité particulière de certains travailleurs, le burn out est donc non seulement la conséquence de l’organisation contemporaines des méthodes de production, mais aussi une souffrance vécue massivement par les salariés, et qui tend à se répandre. Ainsi, 70% des salariés confient avoir l’impression d’être « une machine » (enquête CFDT), et 51% estiment que leur charge de travail est « excessive ».

Appelée précarité subjective par Danièle Linhart, ces maladies touchent la majorité des catégories professionnelles, à l’exception des patrons d’entreprise. Les ouvriers, employés, mais aussi les cadres sont victimes de burn out alors même que ces derniers jouissent généralement du point de vue des standards professionnels d’une certaine stabilité (de par un contrat à durée indéterminée ou un salaire largement au-dessus de la moyenne).

Mais il est évident que cette souffrance psychologique est alimentée et recoupe en partie la précarité objective. En effet, les secteurs professionnels les plus touchés par ces maladies sont ceux de la santé (42%) et du spectacle (31%). Le mouvement des gilets jaunes, largement composé de travailleurs issus de ces secteurs, n’a eu de cesse de dénoncer les conditions de travail désastreuses et les coupes budgétaires opérées par les gouvernements.

Par ailleurs, les femmes sont 8% plus touchées que les hommes par les maladies liées à l’hyperstress. D’une part car elles sont davantage exposées à la précarité financière, issue des inégalités salariales, de l’absence de perspectives professionnelles, ou de la nécessité d’élever une famille en tant que mère isolée. D’autre part car elles sont aussi davantage victimes de harcèlement moral et sexuel de la part de leur hiérarchie comme a pu le révéler le mouvement MeToo.

Burn out, suicide et dépression : la responsabilité patronale

S’il se décline en de multiples souffrances, le burn out peut souvent mener à la dépression chronique et au suicide. En France, entre 300 et 400 suicides au travail sont dénombrés par an, sans compter ceux qui sans se passer au travail, y sont directement liés. La 2e chambre civile de la Cour de cassation avait ainsi reconnu en 2007 qu’un suicide commis « à un moment où le salarié ne se trouve plus sous la subordination de l’employeur constitue un accident du travail dès lors que le salarié établit qu’il est survenu par le fait du travail ».

Ce sont ces techniques qui ont poussé près de 60 travailleurs de la SNCF à se suicider depuis 2017. « Avec le nombre de suicides, je ne comprends pas ! On en est au même point que France Télécom. Je vois des CDD pleurer dans les vestiaires. Ce monde là, je ne peux pas, je ne peux plus », témoigne Sophie, agent commerciale à Saint Lazare. Toujours à la SNCF, Ingrid a souffert d’isolement de la part de sa direction une fois qu’elle a pu retourner au travail après 6 mois d’arrêt maladie pour dépression : « Ma hiérarchie ne veut pas que je reprenne le travail donc je suis assise 4h sur une chaise à attendre que le temps passe, on m’appelle jamais, on me propose aucun poste ».

Mais l’omerta qui entourait jusqu’alors cette responsabilité est progressivement mise à mal par des travailleurs qui relèvent la tête. Les témoignages de ces cheminotes qui osent raconter et dénoncer la souffrance subie à la SNCF en sont le premier exemple. Le procès de l’ex PDG de France Telecom relatif à la vague de suicides dans la boite de 2007 à 2010 en est un deuxième.

Enfin, la levée de bouclier parmi les cheminots et le monde syndical contre le licenciement d’Éric Bezou en est aussi la démonstration. Lanceur d’alerte depuis des années aux côtés de ses collègue mis en difficulté par la direction, il refuse aujourd’hui de subir la répression syndicale qui s’abat sur lui pour s’être mis à genoux en contestation de son gel de carrière. La campagne contre son licenciement est un appui pour tous les travailleurs victimes de cette souffrance. Mais pour être en mesure de lutter jusqu’au bout contre ce phénomène de masse qu’est la souffrance au travail, il est du devoir des organisations syndicales de prendre à bras le corps ce combat, qui est pour l’instant mis sous le tapis par les directions de ces-mêmes organisations.


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