Pénibilité du discours patronal

Retraites : ils ne nous auront pas à l’usure

Suzanne Icarie

Retraites : ils ne nous auront pas à l’usure

Suzanne Icarie

Depuis les annonces du 13 janvier, tous les soutiens de la réforme des retraites affectent de parler d’usure plutôt que de pénibilité, avec quel objectif ?

Usure ou pénibilité ? Si le but des ministres et de leurs alliés est de dissimuler que c’est l’organisation capitaliste du travail qui vieillit et détruit précocement les corps, leurs conseillers en communication auraient été mieux inspirés de ne pas suggérer l’usage d’un terme qui résume à lui tout seul deux siècles de résistances au travail et de stratégies ouvrières de survie.

Depuis les annonces d’Élisabeth Borne sur la réforme des retraites, plusieurs journalistes commentent le soin que prennent tous les ministres d’employer le terme « d’usure » plutôt que celui de « pénibilité ». Cela fait quelques années que le président du MEDEF Geoffroy Roux de Bézieux déploie fréquemment la même parade rhétorique. Elle serait notamment commode pour justifier la disparition, à la demande des organisations patronales, de quatre des critères de pénibilité qui avaient été édictés sous la présidence de François Hollande.

L’usure, une expérience au centre des cultures ouvrières

Il paraît qu’en parlant d’usure plutôt que de pénibilité, le gouvernement et le patronat espèrent s’épargner des débats et des considérations sur le caractère intrinsèquement destructeur de l’organisation du travail capitaliste. Si c’est le cas, cette substitution pourrait se révéler contre-productive pour leur camp. Depuis les débuts du capitalisme industriel, c’est en effet la volonté de ne pas (se) crever au travail qui pousse les travailleuses et les travailleurs à s’organiser et à résister aux tendances les plus mortifères du mode de production capitaliste.

Contrairement aux autorités politiques et scientifiques qui ont déployé depuis le XIXe siècle des trésors d’inventivité et de rhétorique pour nier le fait que le travail capitaliste tue, les ouvrières et les ouvriers composent quotidiennement avec cette réalité depuis plus de deux siècles. Ils ont développé à propos de l’usure de leurs propres corps des savoirs pratiques dont les élites patronales ont parfois dû tenir compte. À partir des années 1850, les patrons créent des caisses pour concurrencer les sociétés de secours mutuels mises en place par les ouvriers pour indemniser les travailleurs devenus inaptes à force de s’user au travail. Ils sont obligés de s’aligner sur certaines pratiques des sociétés de secours qu’ils cherchent à détruire, notamment l’âge de versement des pensions pour inaptitude et vieillesse. Selon les branches de l’industrie, il s’établit entre 55 et 60 ans, qu’il s’agisse de sociétés ouvrières ou de caisses patronales [1].

Quand la parole des ouvriers renouvelle la recherche

Au début des années 1980, c’est en prêtant davantage attention à la parole des travailleuses et des travailleurs que des chercheurs ont emprunté ce terme « d’usure » aux cultures ouvrières pour essayer de mieux prendre en charge la souffrance au travail. L’étude des maladies liées au travail a ainsi été renouvelée par le psychiatre Christophe Dejours et son ouvrage Travail : usure mentale [2]. En enquêtant sur les lieux de travail avec l’aide d’autres chercheurs comme Danièle Kergoat, Dejours arrive à la conclusion que « l’usure » au travail ne s’explique pas par les fragilités individuelles de travailleurs qui « devraient aller consulter » pour améliorer leur santé mentale. L’usure résulte en fait de l’énergie déployée par certains professionnels pour survivre à une organisation du travail qui ne prend pas en compte leur parole ni leur besoin, tout à fait normal, de reconnaissance et de considération.

De la même façon, « l’usure » est une catégorie revendiquée par les ouvriers et militants eux-mêmes pour parler du vieillissement au travail, notamment dans un contexte de travail à la chaîne. Chez Peugeot, « l’usure » est une hantise pour la main-d’œuvre dont une grande partie fait l’objet, à partir de 50 ans, de restrictions médicales établies par les médecins du travail : dans certains ateliers, comme l’atelier montage, cette proportion atteint 50 % des salariés [3]. Cette situation n’est d’ailleurs pas sans provoquer des conflits entre les travailleurs eux-mêmes afin d’accéder aux quelques postes plus supportables, ceux qui sont « hors de chaîne » ou en « préparation ».

On voit donc bien que la notion d’« usure » permet d’arriver à des conclusions opposées à celles du gouvernement et du patronat. Plutôt que d’attendre que les plus usés soient envoyés chez le médecin du travail et mis en pré-retraite au cas par cas, il est important de réfléchir en amont aux moyens pour que le travail cesse d’être une forme d’assujettissement de la majorité des travailleuses et des travailleurs. Régler la question de la souffrance au travail suppose en réalité une autre organisation du travail, décidée démocratiquement et respectueuse des corps.

Dans le domaine des sciences sociales, Alain Cottereau fait partie des auteurs qui ont contribué à faire de l’usure une notion permettant de réécrire « par en bas » l’histoire des expériences et des mobilisations ouvrières. Dans sa longue préface critique à la réédition du Sublime ou le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être de l’entrepreneur Denis Poulot, essai publié initialement en 1870, Cottereau montre que lorsqu’ils dénoncent la « paresse », petits et grands patrons visent en réalité l’insoumission ouvrière à l’ordre capitaliste. Ce que Poulot stigmatise sous le nom de « sublimisme » est le choix de certains ouvriers de ne pas se consacrer uniquement à la production et à la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire le choix de vivre un peu pour soi et pas pour les exigences du capital.

Si les « sublimes » de 1870 sont le plus souvent des hommes qualifiés disposant d’un certain pouvoir de négociation, Poulot utilise le même terme pour qualifier celles parmi leurs compagnes qui sont « solidaires face à l’exploitation dans le travail [4] ». Le plus souvent, ces femmes « sublimes » sont elles-mêmes des salariées de l’industrie qui ont fait ou font encore l’expérience quotidienne de l’usure au travail.

Dans un article de 1983 [5], Cottereau défend l’idée que les ouvrières et les ouvriers sont confrontés au XIXe siècle à deux modèles d’usure. Les hommes connaissent majoritairement une « usure continue et cumulative » au travail. En l’absence de dispositifs étatiques de prise en charge du risque vieillesse, certains d’entre eux sont contraints d’accepter, parfois dès 35 ou 40 ans, des « emplois de vieillesse » dans lesquels ils sont particulièrement exploités et moins payés. Les jeunes ouvrières subissent elles une forme d’usure plus intensive : quand elles n’échappent pas au travail par la mise en ménage, elles ont tendance à mourir encore plus jeunes que les ouvriers. Les précoces interruptions de carrière féminines rappellent que le départ est, pour les travailleurs, la forme la plus élémentaire pour résister à l’usure inhérente au travail capitaliste .

Le retour du refoulé

Toujours en 1983, Alain Cottereau affirmait qu’emprunter aux cultures ouvrières le mot d’usure permettait de « parler d’abord de la santé des ouvriers [6] ». Pour lui, il s’agissait de ne pas se cantonner aux discours officiels et administratifs qui ont souvent appréhendé à retardement et avec imprécision les souffrances psychiques et physiques impliquées par l’organisation capitaliste du travail. Signaler que l’usure n’était pas encore, au début des années 1980, un concept couramment mobilisé dans les sciences humaines et sociales était également un moyen de prouver que, depuis les débuts de la révolution industrielle, des mécanismes de refoulement avaient fonctionné à plein au sein des élites intellectuelles pour ne pas étudier les effets de la « pression productiviste permanente » du capital sur les corps et les esprits des travailleurs.

Parmi ces mécanismes de refoulement, Cottereau signale notamment que les ouvriers ont rarement été autorisés à mener librement des enquêtes sur leur propre santé. De telles enquêtes s’apparentent pour l’historien à des « transgressions exceptionnelles » qui ont pour cadre des moments où le rapport de force est particulièrement favorable aux travailleurs. Hors de ces périodes, le langage de « l’usure » fait partie des ressources dont notre classe dispose pour donner sens à son « expérience de la démesure du travail » et pour se structurer politiquement.

En abandonnant toute référence à « la pénibilité », les membres du gouvernement et du parti d’Emmanuel Macron cherchaient à placer l’organisation et les conditions du travail hors du champ des débats sur leur réforme des retraites. Dans cette perspective, le choix du mot « usure » constitue cependant un étonnant exemple de « retour du refoulé ». Afin de ne plus prononcer le nom d’un dispositif de régulation du capitalisme progressivement déconstruit par Emmanuel Macron, ses partisans finissent inconsciemment par formuler dans les mêmes termes que les travailleuses et les travailleurs une vérité qui éclaire les fondements de notre société : ce mode de production use les corps jusqu’à la mort.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Cottereau, Alain, « Usure au travail, destins masculins et destins féminins dans les cultures ouvrières, en France, au XIXe siècle », Le Mouvement Social, n°124, juillet – septembre 1983, p. 81-82.

[2Devenu un « classique » depuis sa première publication en 1980, Travail : usure mentale a été réédité en 1993, 2000 et 2008. Il est considéré comme le livre fondateur de la « psychodynamique du travail », discipline qui vise à prendre en compte l’importance de l’organisation du travail dans la vie psychique de chacun.

[3Hatzfeld, Nicolas. « Ergonomie, productivité et usure au travail. Une décennie de débats d’atelier à Peugeot-Sochaux (1995 – 2005) », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 165, no. 5, 2006, pp. 92-105.

[4Cottereau, Alain, « Vie quotidienne et résistance ouvrière à Paris en 1870 », étude préalable à la réédition de Poulot, Denis, Le Sublime ou le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être. Paris, François Maspero, 1980, p. 31

[5Cottereau, Alain, « Usure au travail, destins masculins et destins féminins dans les cultures ouvrières, en France, au XIXe siècle », Le Mouvement Social, n°124, juillet – septembre 1983, p. 71-112

[6Cottereau, Alain, « L’usure au travail : interrogations et refoulements », Le Mouvement Social, n°124, juillet – septembre 1983, p. 3
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