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« Retour aux frontières » : François Ruffin remet au goût du jour son protectionnisme « de gauche »

Depuis plusieurs jours, les déclarations de François Ruffin sur le « retour des frontières » ont fait le tour des médias. Si LREM y est allé de ses déclarations hypocrites osant dénoncer un « projet liberticide », les réactions sur la gauche n'ont pas eu la même visibilité. Cédric Herrou, symbole de la solidarité avec les migrants, a ainsi interpellé le député : « Vous pensez que la fermeture de frontière se pratique avec des sourires ? Les gens qui fuient, passaient, passent et passeront et si vous voulez arrêter ce mouvement ça sera par la violence ». Une critique juste qui illustre bien ce qui se cache derrière les déclarations du député insoumis.

Damien Bernard

7 décembre 2020

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Crédits photo : Photo Denis Charlet. AFP
 
Interrogé sur France Inter mercredi dernier au sujet de l’évacuation des migrants de la place de la République à Paris, le député insoumis François Ruffin affirmait qu’il « y a un devoir d’humanité à avoir » avant d’ajouter : « tant qu’on n’aura pas revu les accords de Dublin, on va se retrouver incapables de gérer tous ces dossiers ». Une prise de position équivoque que François Ruffin a cependant clarifiée dans un post Facebook, en réponse à la polémique ouverte, où il affirme au sujet de la libre circulation des migrants : 

«  Pour eux, et pour eux seuls, d’ores et déjà, la libre circulation n’existe pas. Et je ne la prône pas, là non plus : avec un impératif d’humanité (aujourd’hui inexistant), qui ne laisse personne dormir à la rue ou mourir en Méditerranée, avec de la coopération internationale (aujourd’hui insuffisante), notre pays doit pouvoir continuer à décider qui il accueille, et selon quels motifs (politiques, économiques, climatiques). Et une fois admis ici, les arrivants doivent bénéficier de tous les droits, à égalité, n’être pas traités comme des sous-habitants.  »

Complétant ses propos tenus sur France Inter, les déclarations de François Ruffin n’en sont pourtant pas moins problématiques. S’il dénonce à juste titre la "libre-circulation" à deux vitesses entre d’un côté les « Européens du Nord » qui peuvent voyager « tous azimuts », et de l’autre, les «  pauvres  » qui « subissent les frontières  », sa position demeure celle de définir de nouveaux «  critères  » pour décider quels seront les migrants légitimes à s’installer sur le territoire français et ceux qui ne le seront pas. 

Des "critères" pour accepter les "bons" et refuser les "mauvais" migrants. De l’humanité, vraiment ?

Sur son post Facebook, François Ruffin distingue deux catégories de migrants : ceux qui seront « admis » car ils correspondent aux bons « motifs politiques, économiques, climatiques  » et les autres. Une logique qui n’aboutit ni plus ni moins qu’à un « tri » des réfugiés. Un tri déjà largement en place comme en témoigne notamment le parcours impossible des demandeurs d’asiles, et le faible nombre de personnes qui obtiennent l’autorisation d’entrer « légalement » sur le territoire. De ce point de vue, la proposition de François Ruffin interroge. S’agit-il de maintenir le statu quo ou de durcir les conditions d’entrée sur le territoire ? En pointant que la France est en incapacité de « gérer tous ces dossiers (de demandeurs d’asile) », c’est plutôt un durcissement qui est sous-entendu.

En effet, la logique politique de Ruffin instille l’idée que les « critères  » existant actuellement, certains définis par les accords de Dublin, seraient trop permissifs : il y a trop de demandes d’asiles à l’heure actuelle que la France ne peut pas «  gérer  ». Pourtant, ces « critères  » ne sont rien pour ceux qui aujourd’hui bravent la Méditerranée au péril de leurs vies pour trouver exil en Europe. Ils visent ainsi un aspect essentiellement dissuasif à destination des migrants qui souhaiteraient venir sur le territoire pour de « mauvaises raisons ». Il s’agit ainsi de renforcer les conditions d’accès sur le territoire moyennant le retour des « frontières ». Une logique générale que l’habillage « humaniste » donné par François Ruffin (ceux qui seraient « admis » seraient traité à « égalité ») ne permet en rien de modifier sur le fond : que deviendront ceux qui ne sont pas « admis » et ceux qui, déjà nombreux sur le territoires ne respectent pas les « critères » ?

C’est ce que note notamment l’éditorialiste Thomas Legrand dans un édito pour France Inter : « Il développe - après le début de la polémique de mercredi - sur son compte Facebook - sa position … Il y parle de l’immigration… et affirme que la France doit traiter dignement les étrangers qu’elle accueille… Seulement elle doit aussi pouvoir décider, je cite, "qui elle accueille et pour quel motif". Mais il ne précise pas ce qu’il conviendrait de faire de ceux que l’on n’a pas autorisés à venir. Prôner le retour des frontières contraignantes, normalement, c’est les faire respecter, interdire l’entrée du territoire, voire expulser les clandestins, renchérir certains produits… voilà ce que la gauche pro frontières a rarement le courage d’assumer. »

En effet, par quels moyens donc, les restrictions supplémentaires à la liberté de circulation se mettraient-t-elles en place ? Une contradiction que dénonce avec force et justesse Cédric Herrou, connu pour être le symbole de la solidarité avec les migrants. Il est ainsi l’une des rares voix à gauche, en dehors du NPA, à avoir dénoncé la position de François Ruffin comme « à côté de la plaque » : « Vous pensez que la fermeture de frontière se pratique avec des sourires et des "-non merci mais vous ne pouvez pas entrer ..." ? Les gens qui fuient passaient, passent et passeront et si vous voulez arrêter ce mouvement ça sera par la violence car ce mouvement est tout simplement légitime et nécessaire pour ceux qui le vivent, il ne s’arrêtera pas par des sourires et des caresses. »

A côté de la plaque M François Ruffin... Vous pensez que la fermeture de frontière se pratique avec des sourires et des ...

Publiée par Cédric Herrou sur Mercredi 2 décembre 2020

Une position qui n’est pas nouvelle, mais qui signe une clarification sur la droite
 
Si François Ruffin a raison sur une chose, c’est sur le fait que sa position sur les frontières n’est pas nouvelle. En effet, s’il évite de s’exprimer sur la question de l’immigration dans les médias comme le pointe Libération, il n’a jamais caché sa position. En septembre 2018, sur le plateau de France Info, François Ruffin n’hésitait ainsi pas à affirmer : « On ne peut pas dire que la France va accueillir tous les migrants, ce n’est pas possible. »

Pour justifier cela, François Ruffin se référait même à Michel Rocard sans se délimiter de sa politique qui, au contraire de l’image humaniste que certains ont voulu lui donner, visait à justifier une accentuation de la politique répressive sur les migrants. Le premier ministre d’alors expliquait le 13 décembre 1989 : « Puisque, comme je l’ai dit, comme je le répète, même si comme vous je le regrette, notre pays ne peut accueillir et soulager toute la misère du monde, il nous faut prendre les moyens que cela implique. » Avant de préciser : « Renforcement nécessaire des contrôles aux frontières », et « mobilisation de moyens sans précédent pour lutter contre une utilisation abusive de la procédure de demande d’asile politique ».  

Cette prise de position sur la question des frontières exprime donc d’un côté une forme de continuité, comme François Ruffin l’affirme dans son post Facebook en racontant comment il explique aux animateurs du RESF qu’il côtoie : « Vous savez, je ne suis pas ‘sans frontière’. Je suis au contraire pour des frontières ». De l’autre, elle implique une forme de clarification sur la droite du programme de la France Insoumise dont la totalité des figures - y compris Clémentine Autain, signataire de la tribune pour l’accueil des migrants, sont restées muettes face à ces déclarations, dans un silence complice, voire concerté.

De fait, les propos de Ruffin évoquent certaines déclarations du leader des Insoumis. Le 9 septembre 2018, Jean-Luc Mélenchon s’exprimait ainsi en opposition à la liberté d’installation : « Les gens ne partent pas par plaisir, l’exil est une souffrance et le pied-noir qui vous parle le sait. » Avant d’ajouter n’avoir « jamais cru à la liberté d’installation » en expliquant « c’est une fausse liberté. Il faut mener une politique raisonnable et le devoir d’humanité est indispensable ». Une ligne correspondant peu ou prou à celle de François Ruffin que Mélenchon réitérait à Marseille, en 2018, en affirmant : « Oui, il y a des vagues migratoires, oui, elles peuvent poser de nombreux problèmes aux sociétés d’accueil quand certains en profitent pour baisser les salaires en Allemagne. Nous disons : honte à ceux qui organisent l’immigration par les traités de libre-échange et qui l’utilisent ensuite pour faire pression sur les salariés. » 

Des "frontières" pour quoi faire ? Le retour du protectionnisme de "gauche"

Pour François Ruffin, les restrictions sur la libre-circulation et « le retour aux frontières » devraient également viser « les gens du Nord  » ainsi que les « marchandises ». « Je suis favorable aux retours des frontières sur : capitaux, marchandises et personnes. Mais je vais vous dire je suis favorable au retour des frontières aussi pour les gens du Nord qui vont voyager partout dans le monde. » note-t-il en ce sens.

On ne peut que partager le combat contre l’évasion fiscale, les accords de libre-échange - autant d’outils supplémentaires aux mains des grands capitalistes pour opérer des ponctions sur nos impôts et asservir toujours plus le monde du travail. Pourtant la réponse qu’y oppose Ruffin est celle du « retour aux frontières  » nationales et d’une forme de protectionnisme de « gauche ». Un protectionnisme qu’il a également défendu récemment à propos de la fermeture de Bridgestone à Béthune en évoquant la nécessité, selon lui, d’un rétablissement des barrières douanières « des quotas d’importations, des taxes aux frontières, des barrières douanières et des taxes kilométriques ». 

Or, cette réponse est éminemment contestable. Elle s’appuie en effet sur l’illusion de la possibilité d’un « bon » capitalisme national. Comme si les périodes de repli national avaient favorisé l’émancipation des travailleurs et des plus précaires… Un mythe qui s’appuie sur deux piliers réactionnaires. Le premier, l’idée que le patronat « français » serait l’allié des ouvriers « français ». Pourtant, tout démontre le contraire : le patronat français licencie, précarise et délocalise à tours de bras pour maximiser ses profits et il est largement représenté dans les 657 plans de licenciements organisés depuis mars. Vallourec, Renault, Daher, Orchestra, Auchan : rendre responsable la « mondialisation » c’est chercher à innocenter ces entreprises « bien de chez nous ». Ensuite, une telle démarche tend inéluctablement à faire de « l’étranger » le responsable de tous les problèmes. Et là encore, cette idée tend à exonérer totalement les classes dominantes françaises, qui sont pourtant celles qui organisent la mise en concurrence des travailleurs, la précarisation des conditions de travail de toutes et tous, l’exploitation des sans-papiers mais qui sont aussi les seules à en bénéficier réellement.

Des illusions qui existent au sein de notre classe et sur lesquelles s’appuient le discours de Ruffin, dont Olivier Besancenot pointait la contradiction dans un débat sur le protectionnisme. « Comment expliquer que tout une série de secteurs non délocalisables, la Poste, bâtiment, hôtellerie, transports, soient les secteurs en France qui soient les plus victimes de la précarité et des bas salaires, là on ne peut pas dire que c’est la concurrence étrangère qui est responsables du nivellement salarial par le bas. Dans l’industrie et le textile, c’est clair qu’il y a eu des phénomènes de délocalisation, mais là aussi ça reste une minorité, 15%, 20%, 30% qui s’expliquent par des délocalisations, une minorité. Qu’est-ce qu’on fait des 70% qui restent, qui ont perdu leur boulot, avec les drames, et qui ne proviennent pas des délocalisations ? » notait-il alors.
 

 

Ni libre-échange, ni protectionnisme

De fait, cette prise de position de François Ruffin intervient dans un contexte particulier où les conséquences sociales de la crise économique s’abattent brutalement sur le monde du travail : licenciements massifs, augmentation de la précarité, fermeture d’usine, dont témoigne l’exemple de la délocalisation de Bridgestone. Une situation d’urgence sociale qui est propice à l’émergence de fausses solutions et de raccourcis.

Or le libre-échange et le protectionnisme ne sont que les deux faces d’une même pièce. Certes, en période de développement relativement « normal » du capitalisme, le libre-échange et les accords commerciaux tendent à se multiplier. Mais en temps de « crise », les solutions protectionnistes tendent à être ressorties du placard pour répondre aux besoins de certaines franges des capitalistes mises à mal par la concurrence internationale : barrières douanières, taxes, restriction à la liberté de circulation des capitaux, marchandises et personnes. 

Que ces solutions soient repeintes aux couleurs de la « gauche » et cherchent à répondre au sentiment, largement partagé, que la mondialisation capitaliste fait partie des responsables ne changent rien au problème : le protectionnisme et le «  le retour aux frontières  » tendent, en définitive, à pointer le travailleur étranger comme le problème et à exonérer le système dans son entièreté et la classe capitaliste. Or, tout en combattant les accords de libre-échange, il s’agit en premier lieu de s’opposer aux capitalistes qui se trouvent sur notre propre sol, qu’ils soient français ou étrangers.

Dans le cas de la délocalisation de Bridgestone notamment, plutôt que le protectionnisme comme solution illusoire contre les délocalisations, il s’agirait pour le monde du travail de faire tout en sorte pour garder l’outil de production en main. Plutôt que d’ériger de fausses solutions, la seule façon d’empêcher les licenciements reste pour les travailleurs de prendre en main leurs propres affaires en imposant au patronat un rapport de force sur le terrain de la lutte de classes. C’est en reprenant des méthodes radicales comme l’occupation des usines menacées de fermeture que les ouvriers pourront se défendre, pas en plaçant leurs espoirs dans l’alliance avec le patronat national contre les travailleurs et les entreprises étrangères.

Un retour à la stigmatisation des "travailleurs détachés" qui "volent leur pain aux travailleurs" ?

Dans une conjoncture où le racisme et la xénophobie ont pignon sur rue, le positionnement de François Ruffin n’est ni anodin ni dû au hasard. Il fait suite à la prise de position de Jean-Luc Mélenchon sur le rétablissement d’un service militaire pour les jeunes dans le sillage de l’annonce de sa candidature à la présidentielle de 2022. Elles sont l’expression de la volonté de mettre en avant le « protectionnisme de gauche » comme une réponse à la crise.

Avec ce retour au « protectionnisme de gauche », c’est aussi un retour aux vieilles antiennes qui avaient amené en 2016 Jean-Luc Mélenchon à déclarer, avant de se rétracter : « Je crois que l’Europe qui a été construite, c’est une Europe de la violence sociale, comme nous le voyons dans chaque pays chaque fois qu’arrive un travailleur détaché, qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place ». 

Une rhétorique qui résonne avec les déclarations en pleine crise sanitaire, où le leader de la FI affirmait au sujet des routiers européens : « Dans ce pays, il y a un million de travailleurs européens avec des contrats de travailleurs détachés routiers. Ce qui signifie que vous avez un million de personnes habilitées à passer d’un pays européen à un autre, d’un pays confiné à un autre qui ne l’est pas, sans que vous n’ayez aucune condition de garantie sanitaire ». Des déclarations qui concordent avec la logique de "retour aux frontières" exprimée par François Ruffin qui souhaite remettre en question la liberté de circulation.

La liberté de circulation et d’installation : une revendication de principe pour tout internationaliste

Face à une logique qui vise à refuser toute idée de libre-circulation des personnes, notamment des migrants, il est nécessaire de remettre en ordre les termes de l’équation. Comme l’affirme Julien Salingue : « de quel droit « notre pays », au lourd passé colonial et au non moins lourd présent néo-colonial, placé dans le peloton de tête des pilleurs de richesses des pays du Sud, des pollueurs, des fauteurs de guerre et des marchands d’armes, pourrait-il décider « qui il accueille » selon des critères qu’il fixerait et imposerait au reste des populations du monde ? », avant de citer Daniel Tanuro : « Nous n’avons pas pu arrêter le pillage du Sud par les entreprises du Nord ; de quel droit demanderions-nous à des hommes et des femmes du Sud de renoncer à venir au Nord dans l’espoir de récupérer un peu de ce qui a été volé à leurs peuples ? »

En effet, la position de Ruffin tend à effacer du tableau la position dominante que continue d’occuper la France à l’échelle internationale, et le rôle réactionnaire de ses multinationales comme Total qui exploitent et oppriment partout dans le monde. Dans ce cadre, la focalisation sur les frontières, et donc les travailleurs étrangers, dissimule les véritables responsables de la crise à combattre. Une position qui fait par ailleurs le lit de l’extrême-droite qui ne peut que capitaliser sur les ambigüités entretenues par une partie de la gauche sur ces questions.

A l’inverse, pour lutter contre ces préjugés et contre les responsables de la crise, il est fondamental de tenir une position internationaliste ferme en ne cédant rien sur ces thématiques. Réaffirmer que les travailleurs sans-papiers, surexploités ne sont pas le problème, mais aussi revendiquer leur régularisation sans condition. Refuser de céder le moindre pouce de terrain aux théoriciens réactionnaires de « l’appel d’air » ou de la « concurrence déloyale ». Défendre une liberté de circulation et d’installation inconditionnelle, en rappelant qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’une affaire de choix politiques et de lutte pour une réelle répartition des richesses et un autre modèle de société qui mettent fin à toutes les dominations.


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