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Pourquoi se suicide-t-on à l’ENS ?

Camille Münzer Dans un article intitulé « A Normale Sup’, le tabou du suicide des étudiants » le journal en ligne Streetpress essaye de rendre compte du phénomène complexe des suicides à l’Ecole Normale Supérieure. Pourtant, on reste sur notre faim lorsqu’il s’agit de comprendre les raisons profondes qui peuvent pousser des jeunes étudiants d’une école d’élite dont le futur est garanti à se tuer.

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Il faut d’abord commencer par se demander si le phénomène des suicides à l’ENS est quantitatif, si on se suicide plus aux Ecoles normales que dans le reste de la société. Si vous êtes étudiant à une des Ecoles normales supérieures, peut-être que vous êtes déjà familiers de la rumeur qui dirait qu’il y a « un suicide par an ». Mais il suffit de se pencher sur les statistiques existantes sur le suicide pour relativiser cette affirmation. Le taux de décès par suicide en France métropolitaine en 2011 est de 16,2 pour 100 000, ce qui correspond, plus ou moins, à 0,0162%. Ensuite, si l’on se tient aux rumeurs relayées par Streetpress selon lesquelles « il y aurait au moins un suicide par an », cela correspondrait à 1 sur 2400 étudiants à l’ENS par an (doctorants compris), ce qui revient à un taux de 0,042%, c’est-à-dire 2,5 de plus que le taux de décès par suicide national. C’est-à-dire qu’on se suiciderait donc, en moyenne, plus à l’ENS que dans le reste de la population en France.

Néanmoins, il est nécessaire de distinguer la mesure du suicide par un appareil d’enregistrement statistique imparfait de la représentation dont on peut se faire du phénomène, à partir d’expériences personnelles et également de la représentation construite par les médias. D’un côté, on n’a que des rumeurs pour élaborer des estimations sur le taux de suicides à l’ENS, puisqu’il est presque impossible d’accéder aux chiffres fiables sur les suicides dans les ENS. Dans ce cas, il suffirait que pendant une année il n’y ait pas de suicides pour que le taux de suicides se divise par deux et se rapproche alors du taux national. On n’a donc pas le matériel statistique pour affirmer qu’on se suicide plus à l’ENS qu’ailleurs.

De l’autre, en tant qu’étudiants à l’ENS nous avons peut-être déjà connu quelqu’un qui s’est suicidé, ou assisté personnellement au moment de l’arrivée des ambulances un matin. Cette expérience directe du suicide déforme notre représentation de celui-ci et ne permet pas de faire de généralisation. L’Ecole étant un univers relativement clos, nos proches sont nos semblables, ce qui fait que la population de suicidés qu’on connaît directement n’est donc pas représentative du phénomène.

Enfin, d’après Baudelot et Establet, sociologues experts sur le suicide, «  le suicide est d’abord victime de son importance ». Et d’autant plus que lorsqu’il s’agit d’individus socialement « dominants » comme les normaliens (on y reviendra). Selon les auteurs, « comparé à l’homicide, le suicide est banal : le journal ne le rapporte que lorsque, à un titre ou à un autre, il est exceptionnel  ». Effectivement, si les médias ne rendent pas compte des dizaines de suicides par jour en France, ils le font lorsque c’est le moyen qui sort du commun, ou lorsque la qualité de la personne est exceptionnelle : ici le fait que ce soient des normaliens.

On peut conclure qu’il n’y aurait peut-être pas plus de suicides à Normale Sup’ qu’ailleurs. Mais peut-être les raisons pour lesquelles on se suicide sont spécifiques.

Il y a deux explications de ce phénomène à deux niveaux différents. Un premier niveau s’en tient à son expression phénoménale, aux propos tenus par des normaliens ayant vécu des épisodes dépressifs ou ayant fait des tentatives de suicide. Une des personnes enquêtées par Streetpress dit qu’après être arrivé à l’ENS, elle a vécu « une immense déception sur tous les plans : les profs, souvent à l’arrache, un campus totalement déprimant, un avenir qui ressemble à celui de tous les profs. » Une autre dira que l’Ecole n’offre que « des débouchés qui ne font pas rêver ». Il existe une catégorie du sens commun normalien pour décrire cette déception et ce déboussolement vécu en première année d’ENS : il s’agit du « blues du conscrit ». Ce sentiment bien réel traduit souvent un « tout ça pour ça ? ». C’est-à-dire, toutes ces années de travail en classe préparatoire pour des cours mal préparés par des professeurs peu investis, le stress et la pression des examens pour être condamnés à une vie, certes confortable, mais peu épanouissante de professeurs agrégés du secondaire en banlieue ?

La réponse de la direction de l’ENS-Ulm a été de mettre en place une permanence psychiatrique tous les vendredis matins pour accueillir les normaliens en dépression. Pourtant, malgré ces efforts, une fois que l’agenda des rendez-vous du psychiatre spécialiste des jeunes adultes est rempli, celui-ci ne peut que signer en flux tendu des prescriptions d’antidépresseurs, sans offrir de solution structurelle au malheur d’appartenir à une catégorie de dominants dominés.
On voit que cette première explication reste à la surface du phénomène sans voir ce qui pourrait se cacher derrière les discours sur une Ecole « décevante » et une perspective de carrière peu attirante.

Pour comprendre pourquoi on se suicide à l’ENS, il faut se rappeler la nature du recrutement social des étudiants à l’ENS, et quelles transformations a subi ce recrutement. Il y a, depuis les années 1980, une hausse constante du recrutement social des étudiants des écoles normales, c’est-à-dire une tendance à l’ « embourgeoisement » de la composition de l’Ecole. Bourdieu établit à la fin des années 1980 que le normalien type cessait progressivement d’être le fils d’un instituteur de province pour devenir le fils d’un professeur de Paris, avec, une présence de plus en plus importante de fils de cadres du privé.
Entre 1988 et 1992, 80% de la profession du père des élèves de l’ENS appartiennent seulement à trois catégories : cadres d’entreprises, enfants de la fonction publique (enseignants) et intellectuels libéraux. Où 43% proviennent de Cadres d’entreprises et intellectuels libéraux et où 40% de l’école et la fonction publique, dont 33% d’enseignants. Seulement 5% proviennent des classes populaires (fils d’ouvriers et/ou d’employés).

Si on regarde le recrutement social entre 2008 et 2013, on voit que celui-ci devient encore plus élitiste avec une particularité : la proportion d’enfants d’enseignants et de la fonction publique tend à baisser au profit d’enfants de cadres du privé (11,5%) et des professions libérales (12,4%). Quelle est la conséquence de cette hausse du recrutement ? Cet « embourgeoisement » a lieu au en même temps que le déclin des ENS dans le champ des grandes écoles. C’est-à-dire que, d’une part, alors que l’ENS est une institution marquée par une destination ouvertement pédagogique, elle accueille de plus en plus d’enfants de la bourgeoisie. De l’autre, un écart important se creuse entre l’ENS (et Polytechnique) et les grandes écoles de commerce destinées aux enfants de la bourgeoisie d’affaires. L’ENS et Polytechnique ont été reléguées à leur mission officielle de former des professeurs et des intellectuels d’une part et des ingénieurs de l’autre, c’est-à-dire à des fonctions subordonnées dans l’intérêt de la bourgeoisie française aujourd’hui. La direction de l’ENS-Ulm est parfaitement consciente du déclassement de son institution et elle le fait savoir. On le voit dans les tractations pathétiques de sa direction avec le pôle économique et politique du pouvoir pour mettre en place des « master ENS-HEC », une « filière diplomatie », etc., offrant un débouché qui correspond plus aux expectatives de la nouvelle composition sociale de l’ENS-Ulm, mais également dans le projet de mettre l’ENS plus directement au service des cadres supérieurs et dirigeants d’entreprises avec l’Institut de l’Ecole Normale Supérieure. Le but est de sortir l’ENS des débouchés dans les métiers de l’enseignement, donc de faire que l’ « avenir objectif » des normaliens soit revu à la hausse, donc que les expectatives et l’avenir du probable coïncident finalement.

Dans l’état actuel du champ universitaire, où l’université publique et l’enseignement national en déclin constituent le principal débouché pour les élèves de l’ENS, une partie des normaliens sont déjà « socialement morts ». Comme le disait déjà Nizan au début des années 1930, la philosophie, et, par extension, la science, n’est pas la mise en œuvre des bonnes intentions à l’égard des hommes. Entre le suicide et la mise au service des dominants de nos savoirs il y a une troisième voie ouverte il y a longtemps par Nizan : « Les philosophes d’aujourd’hui rougissent encore d’avouer qu’ils ont trahi les hommes pour la bourgeoisie. Si nous trahisons la bourgeoisie pour les hommes, ne rougissons pas d’avouer que nous sommes des traîtres. »


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