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Retour en arrière pour comprendre le présent

Brésil. Qui est Luiz Inácio Lula da Silva ?

Lula a été le premier chef d’État de gauche de l’Histoire du Brésil et devrait être, en janvier, le premier à occuper pour une troisième fois le Palais du Planalto, le siège de la présidence à Brasilia. Une telle carrière politique ne saurait s’expliquer sans des liens très profonds que continue à entretenir Lula avec ce que les spécialistes du Brésil appellent « son peuple ».

Claude Piperno

31 octobre 2022

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Lula à la tribune, en 1979, lors d’une assemblée générale de métallurgistes en grève se tenant dans le stade Vila Euclides de São Bernardo do Campo. Crédits : Juca Martins

Les résultats sont tombés peu après la fermeture des bureaux de vote, hier, et malgré un score extrêmement serré, c’est Lula qui l’emporte contre le président sortant. Par-delà l’horreur que peuvent inspirer Bolsonaro et l’extrême droite brésilienne, il est parfois compliqué de saisir, de ce côté-ci de l’Atlantique, les raisons de l’extrême polarisation du débat, de la détestation dont Lula fait l’objet au sein de certaines fractions des classes dominantes mais aussi des espoirs que sa victoire a suscités dans des secteurs consistants des classes populaires, et ce bien que son colistier soit un représentant du grand patronat et du capital financier. Impossible de comprendre tout cela sans avoir en tête la trajectoire politique de Lula et, en filigrane, l’histoire du Parti des travailleurs (PT) et de la Centrale unique des travailleurs (CUT), respectivement ce qui continue à être, aujourd’hui, le plus grand parti de gauche et la plus grosse centrale syndicale de toute l’Amérique latine.

Du Nordeste aux grandes grèves de l’ABC

Né en 1945, originaire du Nordeste, région d’une pauvreté extrême, il est élevé par sa mère, seule, avec ses huit frères et sœurs. Il fait partie, à l’instar de plusieurs millions de « nordestinhos » métis, d’ascendance afro-brésilienne, de cette énorme vague de migrants internes arrachée aux campagnes et qui atterrit dans la ceinture industrielle de Sao Paulo. Ce seront eux la colonne vertébrale du boom économique de l’Après-guerre. Un boom pour le patronat brésilien et pour les multinationales qui s’installent dans le pays car, pour les travailleuses et les travailleurs, c’est loin d’être la prospérité - quand bien même leurs conditions de vie seraient « un peu meilleures » que dans leur région d’origine. « Un peu meilleures », en effet, car si Lula et sa famille ont accès à un logement et à l’eau potable, à la différence de la misère noire qu’ils connaissaient à Caetés, son village de naissance, dans l’État de Pernambouc, il commence à travailler enfant, à 12 ans, comme cireur de chaussures, pour subvenir aux besoins des siens. Embauché par la suite comme tourneur dans différentes usines de la sous-traitance automobile, il perd l’un de ses doigts sur une presse hydraulique, en 1964. Sa première épouse, elle, meurt en couches, faute de soins adéquats, en 1971. C’est le lot dramatique de centaines de milliers de familles ouvrières issues de l’exode rural. En cela, Lula est le portrait inversé des classes dominantes traditionnelles du pays : celui en qui les Brésiliennes et les Brésiliennes du peuple peuvent s’identifier. Dans ce Brésil qui a tour à tour été gouverné, depuis le début du XIX°, par un empereur venu tout droit du Portugal pour éviter comme dans le reste de l’Amérique latine une indépendance républicaine, puis, à partir des années 1890, par l’élite blanche de Sao Paulo, qui a dirigé le Brésil en lien étroit avec les grands latifundistes et propriétaires sucriers et caféiers, mis au pas, ensuite, par des militaires qui instaurent une dictature aux ordres de Washington, entre 1964 et 1985, Lula passe, au contraire, pour « le fils du Brésil », selon le titre du biopic qui lui a été consacré, sorti dans les salles en 2009, à la fin de son premier mandat.

Dans les interviews qu’il a pu donner, Lula reconnaît volontiers ne pas avoir été, d’entrée de jeu, intéressé par la politique. Bientôt, néanmoins, la répression qui frappe son frère, ouvrier communiste, incarcéré et torturé par les militaires, de même que les épreuves de la vie et de l’exploitation trempent son caractère. C’est l’expérience que vivent des centaines de milliers de jeunes prolétaires des grandes usines de l’ABC pauliste, acronyme de ces trois communes, Santo André, São Bernardo do Campo et São Caetano do Sul, où se concentrent les principales usines du pays. Par la force des choses, presque, il fait du syndicalisme et, malgré la répression qui est la règle sous le régime militaire, il devient l’un des principaux visages de la contestation ouvrière contre le patronat brésilien et transnational dans la banlieue de Sao Paulo. C’est l’époque, au cours de la fin des années 1970, des grandes grèves ouvrières. La participation aux débrayages est telle que, parfois, des stades entiers sont réquisitionnés par les grévistes pour y tenir leurs AG.

La fondation du PT, de la CUT et les épreuves électorales

C’est dans la foulée de cette vague de luttes qu’est fondé en février 1980 le Parti des travailleurs qui réunit syndicalistes, militants d’extrême gauche, notamment trotskystes, et catholiques progressistes. Par la suite, c’est au tour de plusieurs organisations rattachées au PT de voir le jour à l’instar de la CUT, en 1983, ou du Mouvement des travailleurs sans terre (MST), en 1984, qui vont bientôt constituer le tissu social du pétisme.

Le parti est une véritable organisation de masse, constituée d’ouvriers et d’employés. Sans être révolutionnaire, il affiche un profil anti-système et représente la bête noire du régime, autant sous la dictature que sous la « démocratie restaurée », qui prend corps après 1985 quand les généraux font un pas de côté. Ils sont en effet forcés de céder le pouvoir aux civils, pressés comme ils le sont par une situation sociale et politique intérieure difficilement tenable et lâchés par leurs alliés de Washington. Mais pour le patronat le « retour à la démocratie » ne représente pas un chamboulement radical. Il permet simplement de « tout changer pour que rien ne change », notamment, au niveau économique. Lula, qui est la figure la plus populaire du PT compte tenu de sa trajectoire militante, fait partie de l’aile la plus modérée du parti. Son charisme et ses soutiens au sein de l’appareil font de lui le candidat naturel du PT aux présidentielles de 1989, 1994 et 1998. La quatrième tentative sera donc la bonne : il remporte la présidentielle de 2002 au second tour avec 61% des voix. En 2006, encore plus populaire que quatre ans auparavant, il remporte à nouveau la présidentielle avec un score similaire. Cette fois-ci son concurrent est Geraldo Alckmin, représentant du patronat « pauliste » et, aujourd’hui, son candidat à la vice-présidence. Par la suite, c’est sa dauphine, Dilma Rousseff, qui remporte les élections, en 2010 (56% des voix) puis en 2014 (51%), puisqu’il lui est impossible de briguer un troisième mandat.

De la municipalité de Porto Alegre à la conquête de Planalto, la gauche et le mythe Lula

A la fin des années 1990 et au début des années 2000, vue depuis l’Europe, la « vague rose-rouge » qui traverse l’Amérique latine semble d’autant plus séduisante pour les partisans d’un « autre monde possible » que la gauche de gouvernement achève sa mue sociale-libérale avec Blair, en Grande-Bretagne, Jospin, en France, ou encore Schröder, en Allemagne. Le premier gouvernement Lula mais également plusieurs expériences réformistes antérieures, à l’instar de la gestion de la ville de Porto Alegre par la gauche du PT, dans la seconde moitié des années 1990, représentent selon certains des perspectives prometteuses. En Europe, la gauche radicale et une partie de l’extrême gauche trotskyste, à commencer par le courant lié au Secrétariat unifié de la Quatrième internationale (SUQI) représenté en France par la LCR, s’enthousiasment de la dynamique et soutiennent la direction du PT. Ainsi, Porto Alegre avec son « budget participatif » et avec les Forums sociaux mondiaux qui s’y organisent, deviennent l’une des Mecque de la radicalité politique.

En 2002, l’élection de Lula suscite également beaucoup d’expectatives à gauche, et ce alors même que son vice-président, José Alencar, du Parti libéral, droitier et conservateur, sera son inamovible vice-président, symptomatique du degré de « réformes socialistes » que le pétisme appliquera : à peu près rien de structurel. Dès 2003, franchissant toutes les lignes rouges politiques et stratégiques du mouvement révolutionnaire, la section brésilienne du SUQI, Démocratie socialiste, intègre le gouvernement en la personne de Miguel Rossetto, ministre du Développement agraire après avoir été vice-gouverneur de l’État de Rio Grande do Sul, dont Porto Alegre est la capitale. Ce soutien sans faille de Démocratie Socialiste au gouvernement Lula suscite un certain débat, sans pour autant que cela ne semble représenter un problème de principe pour son courant international. Rossetto, pourtant, sera bien à la peine pour faire appliquer, depuis son ministère, le moindre début de réelle réforme agraire, comme cela avait été promis au MST et aux paysans sans-terre. En revanche, il fait partie, comme la gauche du PT, de l’ensemble des mécanismes de canalisation et de contrôle du mouvement social, ouvrier, paysan et dans la jeunesse qui donnent à Lula la marge de manœuvre nécessaire pour gouverner sur un programme en continuité avec le néo-libéralisme de son prédécesseur, à peine repeint en rose, pour la plus grande joie du grand capital.

Redistribution et lutte contre l’extrême pauvreté

Lula est pourtant arrivé au pouvoir avec des promesses de gauche et dit vouloir s’en prendre à la misère, aux inégalités criantes du pays et à un système basé sur une extrême rigidité de ses sous-bassement sociaux et racistes. Avec plusieurs programmes sociaux ambitieux de redistribution de la richesse nationale, notamment le plan « Bolsa familia » et « Fome zero », il s’attaque aux poches d’extrême pauvreté, fait reculer les inégalités et ouvre, de façon paradigmatique, certaines des universités les plus élitistes du pays aux minorités et aux classes populaires. C’est ce qui fait dire à certains qu’il aurait été « vraiment à gauche ».

En réalité, pour mener à bien ses politiques sociales, Lula bénéficie d’un alignement des astres tout particulier, à savoir un cours élevé des prix des matières premières, soutenu par la demande chinoise jusque dans la première moitié des années 2010, et une assise sociale importante, sous-tendue par un appui des directions du mouvement social (CUT, mouvement des paysans sans-terre, etc.). Sa politique n’est aucunement anticapitaliste, encore moins socialiste. Il met simplement en place, avec un certain succès, des mécanismes redistributifs. Il réussit, surtout, le tour de force qui consiste à préserver et à consolider les intérêts de l’establishment, du grand capital brésilien et des multinationales, tout en contentant sa base. Comme le soulignait, à la fin de son second mandat, l’économiste Pierre Salama, sous Lula, le nombre de pauvres diminue et plus d’un tiers des Brésiliens augmentent leurs revenus mais, pour une infime partie de la population, la croissance des revenus est encore plus forte, avec une augmentation, par exemple, des millionaires, entre 2006 et 2007, de 20%. Les inégalités diminuent donc mais pas tant grâce aux transferts sociaux qu’en raison de la reprise de la croissance, de la nature de cette croissance et de ses effets sur le marché du travail, dépendant moins des dispositions sociales de Lula que de la frénésie avec laquelle l’économie brésilienne dévore les matières premières du pays.

Ainsi, la politique pétiste, que Lula présente comme une politique « gagnant-gagnant », a surtout été favorable au grand patronat qui s’est montré, comme à son habitude, bien ingrat. En effet, dès lors que le vent commence à tourner, ce sont les classes populaires qui subissent les premiers contrecoups liés à la contraction de la situation économique.

Le déclin pétiste sous Dilma et la poussée bolsonariste

C’est alors Dilma Rousseff, successeure désignée de Lula, qui arrive aux commandes en 2011. Si Lula ne s’est pas attaqué aux ressorts structurels du système, sources d’inégalités criantes et d’injustices, il ne s’est pas non plus attaqué aux travers du régime, à ses éléments de continuité avec l’ancienne dictature - les militaires s’étant auto-amnistiés en 1979 - pas plus qu’à la corruption endémique du système politique brésilien qui touche, également, le PT. En 2013, sur fond de contestation sociale de la jeunesse et d’une fraction du mouvement ouvrier en raison du ralentissement économique, des contre-réformes mises en place et des coupes sombres qu’opère le gouvernement pétiste, Rousseff se retrouve de plus en plus affaiblie.

Rousseff continue alors à bénéficier du soutien de la bureaucratie syndicale, qui lui assure un certain contrôle du mouvement social, mais elle est de plus en plus dépendante de ses alliés de droite et du « centre », le « centrão », le « marais » politique brésilien qui est le pivot du système depuis la fin de la dictature. Ce faisant, elle devient l’objet d’un chantage systématique de ses alliés, tout aussi corrompus, voire davantage, que ses propres soutiens au sein du PT, qui se retrouvent dans le viseur de la justice. Les magistrats, en réalité, répondent à un agenda politique bien particulier : après plusieurs années de bons et loyaux services de la gauche, il est temps, pour la bourgeoisie, avec la bénédiction de Washington, de s’en débarrasser et de préparer le retour de la droite et des « tucanos » qui ont dirigé le pays depuis la fin de la dictature. C’est ainsi qu’ils orchestrent une campagne putschiste « constitutionnelle », à grand renfort d’accusations judiciaires. Rousseff est renversée par un front conjoint de l’opposition de droite et de ses anciens alliés centristes du Parlement. C’est son propre vice-président, Michel Temer, l’homme aux mille casseroles et aux dizaines d’accusations de véritable corruption qui lui succède. Cela aboutit à la destitution de Rousseff, en 2016, et à la proscription de Lula, emprisonné pour corruption, qui ne peut se présenter en 2018. Mais contrairement aux plans échafaudés par la droite libérale traditionnelle, maîtresse du jeu politique entre la fin de la dictature et l’arrivée au pouvoir de Lula, ce n’est pas elle qui revient au pouvoir mais un outsider inconnu, sorte de Trump tropical que personne n’avait vu venir.

En renforçant l’arbitraire politique, par le biais d’un pouvoir judiciaire anti-pétiste aux ordres du capital, en accentuant également un autoritarisme croissant, symbolisé par l’impeachment constitutionnel contre Rousseff en août 2016, la droite traditionnelle brésilienne creuse sa propre tombe. Ce n’est pas, en effet, le bien mal nommé Parti de la sociale-démocratie brésilienne - qui a donné au pays des présidents et les gouverneurs des principaux États du pays, dont celui de Sao Paulo – qui tire les marrons du feu, comme espéré. La voie a été ouverte à Bolsonaro.

Et maintenant ?

On connaît la suite : les quatre années de présidence délirante de Bolsonaro qui a mécontenté l’ensemble de l’establishment qui l’avait pourtant appuyé en 2018, du patronat – à part les secteurs liés à l’agrobusiness, aux grands centres commerciaux et à la grande distribution, qui l’ont appuyé jusqu’à la dernière campagne, pour sa politique climato-sceptique et de non fermeture pendant la pandémie – jusqu’à l’administration étatsunienne.

Persuadé que, pour gagner, il faut plus que jamais déplacer l’élection vers le centre, Lula a promis un retour aux « jours heureux » de sa première présidence. Face à « l’intolérance et à l’autoritarisme » de Bolsonaro, Lula défend « la paix et la démocratie ». Avec de telles « promesses » en guise de ligne politique, en se présentant avec le soutien du patronat, de la droite libérale et avec la bénédiction de l’impérialisme étasunien, sans programme défini autre qu’un renforcement des aides sociales en direction des plus démunis, l’étoile du PT semble pâlir, malgré tout ce que Lula continue à incarner en termes de symbole pour des dizaines de millions de Brésiliennes et de Brésiliens. En tout cas, ce n’est pas de cette façon qu’il sera possible de briser le bloc électoral et aussi social du bolsonarisme qui, malheureusement, ne représente aucunement un phénomène passager, appelé à disparaître.

La jeunesse des années 2020, qui n’a connu que la pandémie et le bolsonarisme, les salariés, qui ont vu leurs conditions de vie attaquées, les classes populaires brésiliennes, qui continuent à faire face à la brutalité du système, de sa police et de son racisme structurel, l’ensemble du monde du travail aurait dû avoir droit à autre chose qu’une candidature Lula-Alckmin pour les représenter. A contre-courant de la majeure partie de l’extrême gauche qui a intégré, dès le premier ou au second tour, la campagne du PT pour la présidentielle, les législatives ou au niveau régional, c’est pour une option radicalement anti-système et socialiste que militent, au Brésil, nos camarades du Mouvement Révolutionnaires des Travailleuses et des Travailleurs. Pour que, par-delà les expectatives qui subsistent et les illusions qui existent, les travailleurs et les travailleuses se préparent à riposter aux mauvais coups, bien réels, que prépare le gouvernement « de gauche » de Lula, plus encore conditionné comme il le sera par un Congrès où il n’a pas la majorité.


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