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Afrique du Sud. Interview

Partie 2 : #FeesMustFall, entre lutte des classes et décolonisation, une défaite historique pour le gouvernement

Entretien avec Niall Reddy, propos recueillis par Guillaume Loïc Nous publions ici la deuxième et avant-dernière partie de l'interview de Niall Reddy, militant sud africain du Democratic Left Front et étudiant de l'Université du Cap. Dans l'extrait précédent, Niall revenait sur le mouvement #RhodesMustFall, qui, au printemps dernier, avait vu s'éveiller un nouveau militantisme étudiant en Afrique du Sud, au croisement du réveil de la question noire dans le régime post-apartheid et d'une participation renouvelée à la lutte des classes. Ici, il poursuit la réflexion autour de la grande mobilisation qui s'est développée à partir de la mi-octobre contre la hausse des frais d'inscription. Un combat qui en cristallisait d'autres à l'échelle de la société sud-africaine, et s'est soldé par une première grande défaite pour le gouvernement.

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G. L. : Ce nouvel acteur politique dont tu parlais la dernière fois, ces étudiant-e-s qui, en faisant déboulonner la statue de Cecil Rhodes, se battaient pour une université décolonisée et au service des travailleur-se-s, c’est lui qui a lancé quelques mois plus tard le mouvement #FeesMustFall, n’est-ce pas ?
N. R. : Oui, à ceci près que cette deuxième mobilisation a pris une ampleur jusque-là inégalée, et notamment en s’étendant à toutes les universités populaires du pays, ce qui n’était pas le cas de #RhodesMustFall. Dans ces dernières, l’ANC (ndlr : Congrès National Africain, parti historique de Nelson Mandela au pouvoir en Afrique du Sud) était jusque-là restée bien plus forte, si bien que c’était un nouveau verrou qui sautait. Cette fois par exemple, c’est le campus de Wits qui a été au cœur du mouvement. Son « conseil représentatif étudiant », l’instance officielle de délégation étudiante, pourtant composé d’une majorité d’élu-e-s ANC, a animé le mouvement, rompant objectivement avec le gouvernement.

G. L. : Tu dirais qu’il y a une rupture du mouvement étudiant avec l’ANC ?
N. R. : C’est un peu plus compliqué que ça, et pour le comprendre il faut avoir en tête le positionnement bien particulier qui est celui du principal parti de gouvernement depuis la chute de l’apartheid. Sur le terrain, dans les mouvements sociaux, l’ANC continue à se présenter comme le parti de la libération, alors que dans le même temps l’ANC est l’Etat. La force de ce pouvoir, sa capacité à contenir la contestation, vient de cette ambiguïté. Et c’est aussi grâce à elle qu’il a été possible pour le conseil étudiant de Wits de lancer un appel à la mobilisation nationale. Il faut savoir que l’Afrique du Sud possède le plus fort taux de confluctualité sociale au monde, nous sommes un pays en lutte permanente. Et la majorité de ces conflits sont animés par l’ANC ! Cela n’implique donc en aucun cas de rupture avec la direction de ce parti. Et c’est dans ce cadre qu’a agi l’alliance des jeunesses progressistes (PYA) en l’occurrence...avant de se faire déborder.

G. L. : Comment s’est développée la mobilisation après cet appel ?
N. R. : Au départ, le mouvement été très dirigé vers l’administration universitaire. Mais il y a eu un tournant avec le délogement des bâtiments occupés de l’Université du Cap (UCT), avec matraquages et gaz lacrymogènes. La répression a joué un rôle de radicalisation. Tout de suite, les étudiant-e-s ont répondu par des manifestations vers les commissariats. Au Cap en particulier, des milliers d’entre elles et eux ont marché vers le Parlement. La police était surprise, et de manière incroyable les manifestant-e-s ont été capables d’entrer et de se retrouver aux portes même du bâtiment ! C’était du jamais vu, et à nouveau on a assisté aux attaques de la police, aux coups de matraque, au gaz, tout cela sous les caméras. A partir de là, la mobilisation étudiante est devenue une question nationale. Quelques jours après, une nouvelle manifestation s’est dirigée vers les bâtiments du gouvernement, et notamment celui du Ministre de l’éducation nationale, qui n’est autre que le Secrétaire général du Parti communiste ! Les étudiant-e-s interpellaient directement Zuma, qui a dû répondre.

G. L. : Qui sont ces étudiant-e-s, quel est le visage de cette révolte qui en catalyse plusieurs au sein de la société sud-africaine contemporaine ?
N. R. : A l’UCT l’ANC a toujours été plus faible que dans les autres facs, et en général les représentant-e-s étudiant-e-s sont issus de la mouvance libérale blanche. Mais il y a aussi toujours eu un petit groupe de marxistes. Dans les dernières années, ce secteur a commencé à avoir une politique très pro-ouvrière, en lien avec ce qui se passait dans le pays, et en s’impliquant notamment dans d’importantes luttes contre la sous-traitance sur le campus, aux côtés des travailleur-se-s qui la subissent. Ils organisaient la solidarité étudiante avec ces conflits, et ont gagné une petite audience, sans s’impliquer encore, à ce moment-là, dans les questions qui touchent directement les étudiant-e-s. Avec d’autres, ce nouveau milieu a lancé en 2013 le Forum des étudiant-e-s de gauche, qui est un syndicat étudiant de gauche assez large.

G. L. : Est-ce qu’il y a d’autres secteurs qui sont à l’origine de ce réveil politique ?
N. R. : Oui, en effet, il faut aussi mentionner les militant-e-s de la conscience noire et du panafricanisme, qui étaient au départ un petit contingent à l’UCT et qui ont joué un rôle important, notamment avec la montée en puisse du mouvement de décolonisation. Parmi eux, on trouve des tenants de l’essentialisme noir, qui affirment que la contradiction principale de notre société est entre Noirs et Blancs, et que la lutte des classes est une donnée soit secondaire, soit inexistante. Ils et elles prônent donc une réappropriation collective de la conscience noire, pour un empowerment collectif, mais sans analyser ce qu’est le système capitaliste et ses conséquences sur les luttes de libération. Ce courant a développé une forte hostilité contre ce qu’ils appellent « la gauche blanche », en y incluant le marxisme. Mais le réveil de la question raciale va bien au-delà de ce secteur, et le concept de décolonisation qui a émergé est porté par toute une nouvelle génération militante, qui n’est pas liée à l’ANC – et c’est une grande nouveauté – mais ne l’est pas non plus à la gauche marxiste. C’est cette génération qui a été aux avant-postes de #RhodesMustFall, et qui a été le point de départ d’une certaine réunification du milieu militant radical sur la fac, avec par exemple une implication croissante du Forum des étudiant-e-s de gauche dans les luttes de décolonisation, et une prise en considération plus grande des questions de lutte des classe chez les militant-e-s de la conscience noire.

G. L. : Tu veux dire qu’il y a une certaine homogénéisation dans les objectifs, dans le programme de ce mouvement étudiant ?
N. R. : C’est vrai en général, et cela se fait dans le sens d’une radicalisation. Mais dans le même temps le mouvement est marqué par le fort turn-over qui y règne. Certain-e-s militant-e-s plus ancien-ne-s sont là mais il y a aussi un grand renouvellement en permanence, et cela tend à rendre instable l’idéologie et le programme de cette nouvelle avant-garde. Certain-e-s sont pour le socialisme, d’autres veulent s’appuyer sur l’Etat actuel et promeuvent des nationalisations, d’autre encore mettent en avant la priorité de la réforme agraire. Mais beaucoup en tous cas voient la race comme la contradiction principale aujourd’hui. Ils et elles pointent la continuité dans la direction blanche de l’économie. Bien sûr il y a une élite noire, mais ce n’est pas elle qui est le cœur du pouvoir économique, et la grande majorité des Noir-e-s restent écarté-e-s et exploité-e-s.


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