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Scandale

Orpéa. Maltraitance, argent détourné, syndicats attaqués : Camille Lamarche, lanceuse d’alerte, raconte

Dans « Les Fossoyeurs », Victor Castanet révèle, au terme de 3 ans d’enquête, l’horreur du « business de l’or gris » chez Orpéa, leader mondial des EHPAD. Camille Lamarche, juriste pendant 11 mois dans l’entreprise est l’une des sources du livre et a contribué, par ses enregistrements, à lancer l’alerte. Pour Révolution Permanente, elle revient sur son expérience.

Elsa Marcel

1er février 2022

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Crédits photo : AFP

Propos recueillis par Elsa Marcel

RP : Peux-tu nous raconter comment de juriste en alternance, tu es devenue l’un des principales sources des « fossoyeurs » ?

Dans le cadre de mon parcours universitaire j’ai réalisé une alternance en 2018, pendant 11 mois, au service « Ressources humaines » du groupe Orpéa. Je travaillais au siège de cette grosse structure très hiérarchisée. Tout en haut de mon service, il y avait : le DRH Groupe, la DRH France puis mon N+1 et les responsables RH, les petites mains du service. On travaillait directement en lien direct avec les directeurs de résidence qui eux sont physiquement en contact avec les salariés.

C’est un service qui fonctionne totalement en vase clos et où règne un important sentiment d’impunité. Résultat : les responsables partent du principe que pour atterrir là-bas, tu adhères forcément, au moins implicitement à la politique sociale de cette grande machine.

C’est dans ces circonstances que je me suis retrouvée à partager le bureau d’un Responsable relation du travail, mon chef d’équipe qui est un particulièrement actif dans la mise en place de cette pratique de marginalisation de syndicats contestataire, particulièrement de la CGT.

En réalité, comme le mépris de classe est constant dans cette entreprise, je suis transparente à leurs yeux. Devant moi, lui et la DRH France parlaient de tout, sans même me regarder, y compris des méthodes douteuses mises en place par le service. Assez rapidement, je me dis que ce à quoi j’assiste me pose un vrai problème éthique. En fait, je me demandais comment j’allais passer un an dans cet environnement.

Et un jour, je les ai regardés et je me suis demandée ce qu’il se passerait si je les enregistrais. Mon responsable et la DRH France, avaient une discussion sur comment favoriser le développement du syndicat UNSA pour donner l’illusion d’une pluralité syndicale tout en maintenant la toute-puissance de « Arc-en-ciel », le syndicat maison développé par la Direction. Et c’est comme ça que j’ai commencé à accumuler beaucoup d’enregistrements qui prouvent leurs pratiques.

RP : L’ouvrage évoque un « système Orpéa » qui organise des détournements de fonds publics massifs tout en maltraitant les résidents. De quoi s’agit-il ?

Je ne suis pas directement dans les établissements, je ne peux donc pas témoigner de ces faits. Mais ce qui est documenté dans le livre c’est qu’Orpéa a développé une méthode de rationalisation extrême des coûts. On a beaucoup parlé de l’établissement des bords de Seine à Neuilly car c’est le plus luxueux et que les familles peuvent dépenser jusqu’à 12 000 euros par mois pour une chambre. Mais Orpéa a toute une gamme d’établissements, alors, au regard des révélations, je ne peux qu’imaginer l’état de ceux qui sont moins chers !

Déjà, le livre révèle que tout est rationné. Dans une interview un cuisinier nous rapporte qu’il doit nourrir les résidents pour 4 euros 20 par jour et par résident. Mais on apprend également que les couches, le matériel médical sont rationnés, le personnel aussi.

Plus structurellement, le secteur de l’EHPAD est subventionné par de l’argent public pour tout ce qui relève de l’achat de matériel médical. Or, d’après l’auteur, Orpéa aurait mis en place un système de RFA "Remise de fin d’année" avec ses fournisseurs. A titre d’exemple pour les couches de protection des résidents, le fournisseur reverserait en fin d’année au siège 28% du montant total des commandes effectuées par les résidences. Ainsi, si l’Etat subventionne à hauteur de 100.000 euros les couches pour les résidents, Orpéa commande pour 100.000 euros de couches et récupèrerait en fin d’année 28.000 euros qui lui seraient reversés par le fournisseur. Concrètement, Orpéa aurait capté 28.000 euros d’argent public qu’il n’a dans les faits pas dépensé pour l’achat de couches.

La même pratique existerait sur le personnel occupant des postes « médicaux » et de « soin ». Le « coût salarial » d’une infirmière est pris en charge par les conseils régionaux et l’ARS. En gros, les collectivités locales donnent de l’argent à l’entreprise pour qu’elle paye ses salariés. Plutôt que de doter tous les postes en CDI, Orpéa embaucherait des CDD qu’ils ne renouvellent pas quand les taux d’occupation sont bas. Dans ce cas, la Société garderait l’argent du poste. De même, Orpéa utiliserait également des salariés « faisant fonction ». Ainsi au lieu d’embaucher l’aide-soignante pour laquelle ils ont reçu le financement, ils embaucheraient des personnes moins qualifiées pour les rémunérer moins. Encore une fois, la différence, serait pour eux. C’est ce système que le livre décrit précisément.

RP : On a beaucoup parlé de la maltraitance des résidents, mais les « fossoyeurs » décrit aussi une véritable maltraitance à l’égard du personnel. D’ailleurs des grèves ont été déclenchées à la suite de la parution de l’ouvrage dans plusieurs établissements. Peux-tu nous en dire plus ?

Dans le secteur de la dépendance, il y a déjà un problème structurel de sous-effectif. Les dotations publiques ne sont pas très élevées et permettent de couvrir un nombre restreint de salariés par rapport aux résidents. C’est une sorte de minimum. D’après le livre, Orpéa, non content de se contenter du minimum alloué, fraude et diminue la masse salariale en dessous de la dotation.

Or, le personnel dans les résidences est souvent très précaire et mal payé, au minimum de la convention collective. Il s’agit de femmes, qui régulièrement sont obligées de faire des vacations ailleurs pour finir leur mois.

D’après les témoignages qui affluent, les salaires sont souvent tellement bas qu’elles se retrouvent obligées d’accepter des CDD pour pouvoir bénéficier de la prime de précarité et avoir un salaire décent.

Le manque de personnel produit une souffrance double. Physique bien sûr, car elles sont obligées de faire des tâches contraignantes physiquement, comme déplacer les résidents alors que les établissements sont sous-dotés en "rails" (qui permettent de ne pas porter le poids des patients), ce qui génère beaucoup d’accidents du travail. Mais c’est aussi une souffrance psychique, les aides-soignantes côtoient quotidiennement des résidents en grande souffrance et sont mises dans l’impossibilité de réaliser correctement leur travail. C’est très difficile à vivre. Il n’y a qu’à écouter les nombreux témoignages reçus dans les médias ces derniers jours pour s’en rendre compte.

De mon côté, au siège, on connaît des méthodes de management par la peur, fondées sur une hiérarchie extrêmement ferme. Et puis à notre étage, le DRH a des pratiques particulièrement ahurissantes. Pour vous donner une idée, le DRH Groupe a privatisé tous les toilettes hommes de l’étage pour ne jamais être incommodé par la présence d’un collègue du service. Et tout ça est totalement banalisé par les équipes qui finissent par accepter par peur ou pour pouvoir progresser dans l’entreprise.

RP : Si tout cela a tenu jusqu’à aujourd’hui c’est aussi grâce aux méthodes de répression syndicale féroce qui sont mises en place. En tant que juriste au service RH, tu as vu tout ça de très près, comment ça marche ?

La Direction a communiqué en prétextant d’éventuels « dysfonctionnements ». Mais en réalité c’est un fonctionnement systémique, pensé et réfléchi. Toutes les pratiques de marginalisation des syndicats contestataires ont un coût pour l’entreprise mais ils jugent que le bénéfice est plus grand.

Par exemple, il existe un service « relation collective du travail », dont la mission principale est de faire en sorte qu’il n’y ait pas de contestation au sein de l’entreprise. Leur travail au quotidien ? Passer des coups de fil pour étouffer les conflits sans laisser de trace. C’est une prise de risque consciente et mesurée.

Leur objectif central est de promouvoir leur syndicat maison dit « Arc-en-ciel » et marginaliser tout ceux qui pourrait avoir une ligne plus contestataire, notamment la CGT. Il y a pour commencer des vraies méthodes de surveillance, on demande aux directeurs d’établissements d’avoir une vision des « intentions de vote des salariés » ou de prendre des photos s’il y a des grèves ou des manifestations. Puis il y a tout un tas de manœuvres pour noyer la CGT et s’assurer qu’elle ne soit jamais majoritaire. Par exemple, quand Orpéa acquiert une nouvelle résidence, elle n’intégrera la SA « Orpéa » qu’une fois que la CGT ne présente plus de risque en son sein.

Et en face de ça, vous allez trouver le syndicat maison « Arc-en-ciel ». Un « syndicat » qui n’en n’a que le nom car il est d’une proximité avec la direction. C’est la DRH qui organise le déplacement des élus et des représentants. Il existe aussi tout un jeu qui vise à mettre en scène l’obtention de revendications par ARC. J’ai un exemple très claire en tête : quand j’étais là bas, il y avait un établissement ou les salariés se plaignaient de ne pas avoir reçu les polaires d’hiver. Elles allaient arriver de toute façon et la direction savait que ce sujet ne lui coutait rien. Elle a donc envoyé un représentant de ARC mimer une « négociation » avec la Direction locale pour obtenir les polaires. Quelques jours plus tard les polaires étaient là. En réalité avec ARC-En -Ciel la direction feint un dialogue social.

En plus de tout ça, j’ai pu constaté de véritables entorses à la législation relative aux élections professionnelles.

Chez Orpéa, les élections sont organisées à la fois sur place et par correspondance et on doit donc envoyer à tous les salariés les bulletins de vote et les professions de foi. A chaque fois, qu’une partie du courrier nous est retourné car mal adressé, les responsables RH appellent les directeurs pour connaitre les intentions du salarié. Si le salarié « vote bien », comprendre, « arc-en-ciel », le matériel est renvoyé. Si ce n’est pas le cas, on garde son matériel de vote.

De même, pour établir les listes électorales, la direction demande aux directeurs d’établissements de ne renouveler jusqu’aux élections que les CDD des salariés qui votent ARC. Ces salariés sont alors électeurs et figurent sur les listes électorales. La encore, le but est de favoriser Arc-en-Ciel.

Dernier exemple, le service des relations collectives ne permettait pas de mettre les logos sur les bulletins de vote car le plus connu est celui de la CGT et ils avaient peur que ça pousse les salariés à voter pour ce syndicat. Mais leur problème, c’est que certains salariés ne savent pas lire. La RH a donc suggérer aux directeurs des résidences d’appendre à ces salariés a reconnaitre le bulletin « ARC » pour « bien voter » le moment venu … C’est d’un cynisme effroyable.

RP : Plus en général, à ton avis, sur quoi repose ce grand business de l’or gris. Le nom de Xavier Bertand est cité à plusieurs reprises, qu’est ce cela dit de la dimension politique de cette affaire ?

Dans son ouvrage, Victor Castanet évoque la proximité de certains dirigeants d’Orpéa avec Xavier Bertrand. Personnellement, je n’ai pas été témoin de ces agissements.

Mais le livre décrit plus précisément ce mécanisme. En France on ne peut pas ouvrir un EPHAD comme ça, il faut des autorisations de l’ARS. Par contre c’est un business juteux, qui rapporte beaucoup d’argent alors même que les autorisations sont gratuites. Le journaliste montre bien que dès qu’on est titulaire d’une autorisation, on peut s’enrichir énormément, simplement en construisant seulement la structure qui est revendue tout de suite après pour des millions d’euros. Il y a donc un intérêt majeur pour les entreprises du secteur privé de la santé à obtenir ces autorisations pour développer leur business. Et c’est là ou, d’après l’enquête de l’ouvrage, Xavier Bertrand interviendrait. Il aurait permis l’obtention de dizaines d’autorisation, sans appel d’offres, pour Orpéa, notamment dans sa région, l’Aisne. Dans les réunions il aurait même été appelé « l’assureur », celui qu’on sollicite quand un dossier est bloqué.

Selon moi tout cela est tout sauf un dysfonctionnement. C’est réfléchis au sein de l’entreprise. Par ailleurs, cela fait des années que des réformes successives ont donné la possibilité à ces entreprises de se développer librement sans avoir de compte à rendre à personne. On les laisse frauder. Espérons que « Les Fossoyeurs » permette que tout cela change enfin.


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