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Interdiction du voile pour les avocates

"On m’empêche d’être avocate car je porte le foulard". Entretien avec Me Sarah M. et Me Clara Gandin

Début mars, la Cour de cassation a validé le règlement intérieur du barreau de Lille qui interdit aux femmes musulmanes de porter le voile avec la robe d’avocat. Sarah, l’avocate qui a contesté cette disposition, et son avocate Me Clara Gandin, ont accepté de répondre aux questions de Révolution Permanente.

18 mars 2022

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Propos recueillis par Romane B

Crédits photo : Julio PELAEZ

Le 2 mars 2020, la Cour de cassation s’est prononcée sur la légalité du règlement intérieur du barreau de Lille selon lequel « l’avocat ne peut porter avec la robe ni décoration, ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique ». Si cette disposition concerne plusieurs types d’appartenance, elle vise en réalité directement le port du hijab par des avocates, et a été prise en réaction à l’arrivée à l’école des avocats de Lille d’une élève-avocate qui portait le hijab et souhaitait le garder pour prêter serment. 

Révolution Permanente a pu rencontrer Sarah, avocate au barreau de Lille, ayant contesté devant les tribunaux le règlement intérieur qu’elle juge discriminatoire, ainsi que son conseil, Maître Clara Gandin, avocate au barreau de Paris exerçant en droit des discriminations au travail.

RP : Bonjour Sarah et Clara, est-ce que vous pourriez rappeler en quelques mots les événements qui se sont produits en 2018 et 2019 qui vous ont conduit devant la Cour de cassation ?

Sarah : « Fin 2018, je suis rentrée à l’IXAD, l’école des avocats de la région Nord-Ouest. Dès la rentrée, j’ai été convoquée par le président et le vice-président de l’IXAD au sujet du port de mon voile. Au cours de cet entretien, ils m’ont immédiatement mis la pression en m’expliquant que mon voile allait poser problème pour mon petit serment, qui est celui qu’on prête lorsqu’on est élève-avocat, pour mes examens, et pour mon serment. Ils m’ont affirmé que les magistrats allaient très sûrement refuser que je prête le petit serment avec le voile et que si je ne prêtais pas serment, je ne pourrais pas étudier à l’IXAD, et donc pas devenir avocate.

Juste avant mon petit-serment, le président de la Cour d’appel de Douai m’a convoquée. Il m’a affirmé qu’à l’heure actuelle il n’y avait aucune interdiction légale de porter le voile, mais que ce serait bientôt le cas. Il m’a dit que si je continuais comme ça, j’allais droit dans le mur. 

En juin 2019, j’ai appris que le barreau de Lille avait modifié son règlement intérieur pour interdire le port de signe religieux avec la robe. »

Clara Gandin : « Cette modification est issue d’une délibération du 24 juin 2019 du barreau de Lille pour inclure dans le règlement intérieur du barreau de Lille une disposition qui dit : « L’avocat ne peut porter avec la robe ni décorations, ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique ». Elle a été copiée par d’autres barreaux, notamment Bordeaux, et avait été votée pour la première fois par le conseil de l’Ordre du barreau de Paris, en 2015. »

RP : Comment avez-vous contesté cette décision ?

CG : « Nous l’avons tout d’abord contestée devant le bâtonnier. La première décision du bâtonnier était une fin de non-recevoir qui considérait que Sarah n’était pas recevable à contester la modification du règlement intérieur des avocats puisqu’elle était élève-avocate, et non avocate. D’ailleurs les trois décisions ont jugé Sarah irrecevable. En creux, on peut lire que la Cour de cassation se prononce uniquement pour les activités de représentation, de défense et d’assistance, et que les élèves-avocates ne sont pas concernées par l’interdiction, le serment n’étant pas non plus visé. 

Devant la Cour de cassation, nous étions contre l’ordre des avocats du barreau de Lille, et contre l’État représenté par l’avocat général, avec à ses côtés le ministère de la Justice. Pour notre part, nous avions le Défenseur des droits qui nous soutenait, et qui a notamment rendu une décision limpide dans laquelle il considère que ce règlement porte atteinte à une liberté fondamentale, et a un impact discriminatoire. » 

RP : Quelle a été la réponse de la Cour de cassation ?

CG : « Le 2 mars, la Cour de cassation a donc rendu une décision dans laquelle elle donne raison au barreau de Lille. Elle a avancé plusieurs arguments qui, à mon sens, méritent d’être regardés de plus près.

Tout d’abord, pour rejeter notre pourvoi, elle a mis en avant « l’indépendance de l’avocat ». Ce n’est pas écrit dans la décision, mais l’idée qui a été développée à l’audience, c’est que porter le voile porterait atteinte à « l’indépendance intellectuelle » de l’avocat. D’une part, il y a une confusion entre les obligations d’impartialité et de neutralité qui pèsent sur les juges, et la situation des avocats. A l’audience, il a été dit que l’avocat doit donner une apparence de neutralité, mais ça ne ressort absolument pas de nos principes. Les avocats ne sont pas neutres ! Plus encore, cette « indépendance intellectuelle » sous-entend que lorsqu’on a une foi, et qu’on la manifeste par une pratique ou des signes extérieurs, vestimentaires, alors on n’est pas indépendant. Donc, in fine, ce que dit la Cour de cassation c’est que lorsque l’on croit, on n’est pas indépendant intellectuellement. Pourtant, pleins d’avocats s’exposent dans les médias et sur les réseaux sociaux comme catholiques, et prennent des positions publiques assumées en lien avec leurs croyances religieuses, notamment anti-avortement. Et ça ne pose de problème à personne ! Par contre, lorsqu’il s’agit de la pratique religieuse musulmane, là ça leur pose souci. En réalité, ce règlement intérieur vise seulement les femmes qui portent le foulard.

D’autre part, la Cour de cassation, pour rejeter notre pourvoi, s’est appuyée sur l’argument du droit au procès équitable. Ce droit au procès équitable se traduit d’abord par l’égalité entre les justiciables, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’avocat ne doit pas renvoyer une image qui pourrait biaiser le juge. In fine, ce que la Cour de cassation semble dire, c’est qu’il revient aux avocates qui portent le foulard (ou à cet égard tous les avocats présentant des signes « distinctifs ») d’anticiper et de prévenir l’impact des biais discriminatoires de certains magistrats sur les décisions rendues à l’égard de leurs clients. C’est très problématique comme raisonnement : on s’adapte au fait qu’éventuellement des juges pourraient être influencés dans leurs décisions par la vision d’avocates portant le foulard… en interdisant aux femmes de le porter. 

Enfin, le droit au procès équitable renvoie également à la notion de l’égalité entre les avocats. L’avocat général, qui représentait l’État pendant l’audience, l’a formulé ainsi : « L’avocat c’est la robe, toute la robe, rien que la robe ! ». Comme si nous étions tous identiques, et que rien ne dépassait de la robe. C’est objectivement faux : pleins de signes nous différencient. Par exemple, en manifestation, de nombreux avocats portent des insignes à caractère syndical ou politique. C’était même le cas en audience pendant la grève des avocats, j’ai moi-même plaidé avec l’insigne de mon syndicat. C’est très bien et j’y suis favorable car nous ne sommes pas neutres ! Les avocats prennent des positions publiques, il y a des défenses politiques, des défenses de rupture, qui viennent contester le droit applicable, les procédures injustes. Par essence, le droit de la non-discrimination est aussi très politique. Le droit tout entier est politique, c’est un instrument qui est fait par le législateur et dépend d’un contexte, d’une époque, d’une culture, qui évolue. Donc venir parler de neutralité, ça n’a vraiment pas de sens avec notre profession, on passe notre temps, ou bien à demander l’application du droit dans un certain sens, ou bien à essayer de le faire changer. 

De la même façon, en 2018, la Cour de cassation avait jugé qu’il n’y avait aucun problème pour que les avocats portent sur leur robe des décorations, aucune rupture d’égalité entre les avocats : un comble ! Utiliser l’argument de la neutralité uniquement lorsqu’il s’agit du voile est hypocrite. C’est une neutralité à géométrie variable. »

RP : Vous avez donc l’impression qu’il s’agit d’une décision hypocrite qui vise en réalité spécifiquement les femmes musulmanes ? 

S : « Oui, c’est très hypocrite. Certains avocats affirment haut et fort qu’ils sont membres du Rassemblement national, comme par exemple Gilbert Collard qui est le bras droit de Marine Le Pen, mais personne ne lui reproche de ne pas être neutre. Par essence l’avocat n’est pas neutre, il est partisan. Partisan de son client, parfois partisan d’une cause, comme Gisèle Halimi qui a défendu le droit à l’avortement et des causes politiques. 

D’ailleurs, un rapport du défenseur des droits daté de 2018 montre que les femmes étrangères et de religion minoritaire sont les principales victimes de discrimination dans la profession. Pourtant, malgré ce rapport, les discriminations à l’encontre des femmes musulmanes avocates s’approfondissent, comme le montre la décision de la Cour de cassation. 

Cette décision est extrêmement violente. Ce que les jugent disent, c’est que pour pouvoir accéder à la profession pour laquelle nous avons étudié, galéré, pour laquelle nous avons été formées et qualifiées, alors nous devons retirer un vêtement. On me demande de me déshabiller pour pouvoir exercer mon métier, sans aucune raison. A plusieurs reprises dans cette affaire, des personnes ont assimilé le voile au terrorisme. Par exemple, une magistrate de la Cour nationale du droit d’asile avec qui je faisais un stage m’a dit : « Imaginez que vous soyez en audience avec votre voile devant les victimes de terrorisme ! ». 

CG : « D’ailleurs, à l’audience devant la Cour de Cassation c’était aussi la démonstration de l’un de nos adversaires qui a demandé si on imaginait une avocate porter un foulard à un procès anti-terroriste. Et quand on lit leurs conclusions, le foulard est présenté comme un signe presque politique, qui est porté pour envoyer un message personnel à l’adresse des avocats et des magistrats. C’est extrêmement problématique, et exprime à mon sens un sexisme et un racisme culturel systémiques. C’est une dynamique d’exclusion très violente. »

RP : Vous n’êtes pas la seule à qui l’on a demandé d’enlever son voile pendant la cérémonie du petit serment, récemment à l’EFB une histoire similaire s’est produite. Quelle réaction cela suscite chez vous ?

S : « J’ai pu m’entretenir avec cette élève-avocate. Ce qu’elle a vécu était d’une grande violence : ils l’ont dévoilée, en la prenant sur le fait accompli et la menaçant de ne pas pouvoir prêter serment. Ils lui ont mis une énorme pression pour le retirer. Depuis cette histoire, elle n’est pas bien, ça a été d’une énorme violence pour elle. Ces personnes ne se rendent pas compte de l’impact psychologique de leurs actes. Moi aussi, pendant toute cette période, je faisais régulièrement des crises d’angoisse. »

CG : « Bien que la décision de la Cour d’appel de Douai et celle de la Cour de Cassation ne s’appliquent pas aux élèves-avocats, il y a aussi un impact sur ces derniers. Il y a eu un incident récent à Paris, mais également ailleurs à plusieurs reprises. Lorsqu’on devient élève-avocat, on ne porte même pas la robe, ce sont vraiment des préjugés qui jouent, et la projection d’une obligation de neutralité alors qu’on est encore étudiant. »

RP : Quel impact va avoir cette décision sur votre façon d’exercer votre métier ?

S : « Au départ, j’étais spécialisée en droit pénal. A cause de la décision de la Cour de cassation, je vais devoir renoncer à cette spécialisation et me reformer dans une autre spécialisation. Une énième fois, je dois tout recommencer à zéro. Cette histoire a un impact psychologique très fort chez moi. Je dois renoncer à toutes les matières qui nécessitent de plaider en audience, ce qui réduit énormément mon champ de possibilités. Tous mes camarades ont trouvé une collaboration. Pour ma part, je n’ai pas pu avoir de collaboration viable, car je ne peux pas aller en audience. J’en suis venue à un point où, alors que je suis avocate, le fait même d’aller dans un tribunal m’angoisse car j’en suis exclue, je sens que je ne suis pas la bienvenue. Jusqu’à aujourd’hui j’ai du mal à accepter dans ma tête que je suis avocate car je suis exclue de la profession. Le message que l’on m’envoie c’est : « fais ce que tu veux mais loin de nos yeux, hors de notre vue ».

Honnêtement, la décision de la Cour de cassation m’a aussi impactée dans le sens où j’ai perdu foi en la justice. Cette décision est motivée par des décisions politiques. Elle impacte ma santé et mes droits fondamentaux pour des raisons qui n’en valent absolument pas la peine. Je suis d’autant plus choquée que les barreaux sont prêts à réduire leurs propres libertés dans leur ensemble pour pouvoir réduire la mienne. Qui est-ce que je dérange avec mon voile ? »

RP : Comment cette décision a-t-elle été reçue dans la profession ?

S : « Beaucoup d’avocats pensaient que c’était déjà interdit, alors qu’en réalité cette interdiction est venue après mon entrée à l’élève des avocats. Malheureusement j’ai remarqué que les avocats dont la parole est la plus relayée sont ceux qui sont pour l’interdiction. »

CG : « C’est un sujet qui clive énormément la profession, qui reflète les débats qui ont lieu au sein de la société française depuis de nombreuses années. Malheureusement les voix qu’on entend le plus sont celles qui sont pour l’interdiction des signes religieux et en particulier du foulard dans la profession. Récemment, y a eu une tribune dans Marianne que je trouve parfaitement indigente à titre personnel, qui véhicule des propos que je considère islamophobes et racistes. C’est d’autant plus grave que ces pratiques et politiques d’exclusion à l’égard des musulmans en France, et particulièrement des musulmanes, interviennent dans une période d’élection où les discours islamophobes imprègnent tout le débat public. C’est pourquoi nous sommes nombreux à avoir signé une tribune critiquant cette idée de neutralité qui aboutit à des discriminations intolérables, et développant une vision inclusive et libérale de notre profession. » 


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