La radicalisation par la grève

Nouvelle racaille ouvrière

Alimaj Tacsam

Nouvelle racaille ouvrière

Alimaj Tacsam

Il est 5h, Belliard s’éveille. Au cours de la longue mobilisation des machinistes de la RATP, le dépôt de bus du 18ème arrondissement a reconduit quotidiennement ses piquets, foyers de lutte et de fête. Protagoniste de la grève, une nouvelle génération de travailleurs des quartiers, Blacks/Blancs/Beurs, est appelée à faire sentir sa présence dans l’avenir des luttes de classes en France.

« MR en colère, la retraite n’est pas une tombola à points ». C’est ce que l’on peut lire sur une banderole suspendue devant l’entrée du dépôt de bus de Belliard, dans le 18eme arrondissement de Paris. « MR », c’est-à-dire « machinistes-receveurs ». Dans le jargon de la RATP, ce sont les chauffeurs des bus qui, à Belliard comme dans les autres centres, ont impulsé, animé et porté la grève contre la reforme des retraites pendant près de deux mois. Et si la banderole délavée par sa longue exposition aux quatre vents commence à perdre de sa fraicheur, les grévistes, qui aujourd’hui ne sont plus en grève illimitée, retournent néanmoins souvent sur le piquet pour les grosses journées de mobilisation en attendant et en espérant que le mouvement trouve un nouveau souffle. La reprise du boulot, au moment où les fiches de paie de janvier -parfois à moins de 5 euros- commencent à tomber, a été pour beaucoup plus dure que la grève. Et même si la philosophie des temps forts ne convainc pas grand monde, voire déplaît davantage qu’elle ne plaît, les nouvelles journées de grève permettent au moins aux grévistes de se retrouver à nouveau sur le piquet.

Pendant plusieurs semaines le piquet a été un rendez-vous obligé pour eux et leurs soutiens, un foyer de lutte et de fête. Et quand la fête commence vers 4h30 du matin, la direction est discrètement présente ainsi que les policiers, eux manifestement moins discrets. « Ils sont toujours là, rigole Faouzi, on dirait qu’ils sont devenus grévistes eux aussi ». Keffieh autour du cou et bonnet de la RATP vissé sur la tête, Faouzi fait partie du noyau dur des grévistes du dépôt, une grosse vingtaine, quotidiennement fidèles au piquet. Ce sont eux qui ouvrent la danse tous les matins, dans l’obscurité, en allumant les braseros et en cassant les palettes pour alimenter le feu. Agent de maintenance et syndiqué à la CGT, Faouzi travaille à la RATP depuis douze ans et il en est à sa première grève. « J’ai lu que la toute première grève de la Régie, c’était en 1917. A l’époque, quatre mois, pour exiger la journée de 8 heures. Là, avec presque deux mois de grève, nous avons même dépassé les journées de 1986 et de 1995. Mais bon, on n’est pas là pour faire un score, on est là pour le retrait de cette réforme ». Et si l’objectif du retrait n’est pas aujourd’hui atteint, Faouzi ne regrette rien de son expérience : « Pour moi ça a été la première fois. C’est peut-être pour ça que je n’ai plus envie d’arrêter ».

Il n’est pas le seul à avoir découvert le debrayage comme une belle surprise au cours de la mobilisation contre le projet de loi qui a débuté le 5 décembre dernier. Ils sont nombreux, en effet, les machinistes de la RATP (pour la plupart des hommes, à quelques exception), à Belliard comme ailleurs, à avoir été confrontés à la première grève dure de leur vie. « J’avais fait grève en 2007, raconte Stéphane, à la Régie depuis treize ans, peu après avoir été embauché. Mais à l’époque c’était pour le statut, ça ne concernait que nous et la SNCF. Et puis ça avait duré moins : que deux semaines. Là, par contre, c’est autre chose ». Et de cette grève reconduite pendant presque deux mois par des milliers de travailleurs et travailleuses des transports, il faut bien dire qu’elle a été quelque chose , autant pour les protagonistes qui l’ont vécue au quotidien, en entretenant la flamme de la mobilisation et celle du piquet au feu de bois de palette, que pour l’histoire des luttes des classes en France.

Une nouvelle génération de travailleurs Black/Blanc/Beur, courageuse et combative, a gagné le devant de la scène au cours de cette longue bataille. Des jeunes et des moins jeunes, qui ne dépassent néanmoins rarement la quarantaine, « issus de l’immigration » et des quartiers populaires, qui jusqu’à présent se disaient « pas politiques » et qui avouent ne s’être jamais posé la question de la lutte de classe, tout en l’ayant subie et combattue au jour le jour, depuis toujours.

Christophe a travaillé un peu partout avant de débarquer à la RATP, il y a de cela huit ans. Il a été apprenti boulanger, postier, il a fait les chantiers, il a bossé en tant que magasinier à Carrefour et, à chaque fois qu’il a quitté son boulot ou que le boulot l’a quitté, c’est parce qu’il avait du mal à se laisser faire. C’est un peu avec le même esprit qu’il s’est lancé dans la mobilisation, « parce que les retraites, non, c’était pas possible, c’était trop ». Mais face aux militants qui font l’éloge du courage politique des grévistes, il réagit et rougit presque comme s’il agissait d’un compliment excessif. « Quand on me dit que je suis un guerrier, précise-t-il, ou qu’on est en train de mener une bataille politique historique, je ne sais pas quoi dire. J’ai l’impression que ça fait beaucoup. Nous on est juste en grève. Mais si eux le disent, alors peut-être que c’est vrai », s’amuse-t-il.

Pourtant Christophe reconnaît lui-même que le fait d’être « juste » en grève a tout changé. Tout d’abord le rapport entre collègues qui, auparavant, ne se connaissaient qu’à peine et qui maintenant se reconnaissent en tant que grévistes. « Je travaille ici depuis quatorze ans, mais avant je ne parlais qu’à ceux qui bossent avec moi, sur le 26, qui fait Saint-Lazare-Nation, parce que la direction organise de temps en temps des repas de ligne », explique Bannebé. « Là, le truc incroyable, c’est qu’en deux mois, on a établi des rapports différents. Et c’est quelque chose qui va durer, quoi qu’il en soit. Tout ça grâce à cette grève ».

Ce sont près de 1150 personnes qui travaillent sur le dépôt de Belliard. La grève y a été majoritairement portée par les machinistes, à l’exception de quelques cadres à contre-courant, qui se comptent sur les doigts d’une main. Pendant la mobilisation, le taux de grévistes s’est maintenu autour de 50%-60% et beaucoup de non-grévistes étaient néanmoins solidaires de leurs collègues mobilisés. Le blocage du dépôt était rarement à l’ordre du jour à cause de la présence constante des forces de l’ordre invitées par la direction. Elles changeaient d’uniforme en suivant le lever du soleil – d’abord la BAC, quand il fait encore gris-nuit, puis les CRS, dès qu’il fait jour. Et elles n’ont pas hésité à réprimer à coup de gaz et de matraques, à Belliard comme ailleurs. Pourtant, dans la matinée, c’est moins de la moitié des 230 bus qui sortaient finalement du dépôt.

Plus qu’une véritable barrière, le piquet de Belliard a été donc un espace de rencontres, d’échanges et de discussions pour les grévistes, leurs soutiens réguliers – à commencer par les membres de l’AG Interpro du 18ème, des militants et militantes du NPA, dont Olivier Besancenot, devenu un habitué du dépôt, des étudiantes et étudiants solidaires ainsi que des femmes Gilets jaunes – et d’autres aventuriers du petit matin. Le rendez-vous s’est maintenu constamment pendant presque deux mois, sans trêve de Noël, avec son rituel réitéré : le feu d’abord, qui doit être allumé, entretenu et préservé à l’abri des policiers ayant tendance à vouloir en profiter pour essayer de se réchauffer eux aussi, et puis le méga, l’appel aux machinistes non-grévistes, lorsqu’ils sortent au volant de leur bus, à soutenir la caisse de grève (appel auquel beaucoup répondent, d’ailleurs, avec générosité), la table dressée avec le jus et les croissants, et Cyril qui, immanquablement, raconte l’histoire du colibri. « Vas-y, Cyril, avec le colibri », lui lancent ses collègues pour l’encourager. « Un jour, commence-t-il, il y eut un grand incendie dans la forêt. Tous les animaux terrorisés observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes d’eau avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le renard, agacé par toute cette agitation, lui dit : "Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !" Et le colibri de lui répondre : "Je le sais, mais je fais ma part" ». En grève depuis le début, Cyril aime la philo en tant qu’autodidacte, cite Hannah Arendt, préfère Camus à Sartre et maîtrise un vaste répertoire de chansons italiennes des années 1970 que personne ne connaît sur le piquet. En revanche, à l’entrée du dépôt, c’est la chanson des Bisounours qui résonne, en boucle, crachotée par une sono qui clignotte dans le noir.
Certains ne l’aiment pas, mais au fil de la grève ils l’ont intégrée, comme une mauvaise habitude et c’est devenu la bande originale du piquet à laquelle tout le monde est accro.

A partir de 8h, quand la circulation des bus sortant du dépôt se tarit, lorsque les fourgons de police abandonnent le terrain et que la direction repart au bureau, l’ambiance devient tout à coup plus festive et détendue. La musique monte d’un ton, quelques passants viennent dire bonjour en s’approchant des braséros, les voitures klaxonnent en passant devant le dépôt. Des automobilistes, le poings levé, s’arrêtent pour adresser aux grévistes un mot d’encouragement ; des éboueurs solidaires balances de temps en temps des palettes pour le piquet.
Puis c’est le moment de l’AG qui reconduit quotidiennement la grève et discute des actions à venir. Un barbecue se prépare vers 11h pendant les jours de mobilisations, avant de partir en cortège en manif. Le repas est inclusif – il y a du halal et du végétarien, avec ou sans alcol – et c’est l’occasion de faire tourner encore les caisses de grève. Aymen a un véritable talent pour ça, alors que d’autres détestent la tache.
Les journées sont longues mais la grève, à la différence du boulot, ne fatigue pas, ou du moins différemment. Au contraire, elle enthousiasme. Certes, les piquets tôt le matin et les manifs qui se terminent tard en fin d’après-midi mettent la vie de famille à rude épreuve, et ce n’est pas toujours facile. Et c’est cela peut-être un élément qui a joué à l’encontre de la mobilisation des femmes, proportionnellement beaucoup moins nombreuses sur les piquets. « Franchement le seul regret que j’ai, avoue Stéphane, chauffeur sur le 60, c’est d’avoir vu mes enfants très peu, d’avoir fait peser tout sur ma femme parce que je ne suis que là la nuit. Et encore, justes quelques heures ». A part cela, la mobilisation a été pour lui une immense découverte : « Des rassemblements et des manifs, j’en avais jamais fait. Je n’avais rien contre, parfois j’étais même d’accord. Mais je suis Martiniquais et je viens des quartiers et, pour nous, ces choses-là, c’étaient pour les Blancs ».

Walid, 35 ans et trois enfants qui l’ont décidé, après avoir essayé plusieurs métiers, à tenter sa chance à « la R’TAP », comme le disent les agents, admet lui aussi en être à sa première expérience de mobilisation. « Jusqu’à présent, dit-il, j’avais participé à des manifs pour la Palestine, comme celle pour Gaza en 2009, et j’avais manifesté pour l’Algérie, l’année dernière. Mais des manifs comme ça, jamais ».

Des grèves et des cortèges qui défilent ne sont pourtant pas une nouveauté dans l’histoire du mouvement social en France. En revanche, la principale nouveauté qui a émergé au cours de la mobilisation contre la réforme des retraites est davantage le protagonisme déployé par cette nouvelle génération de travailleurs des quartiers qui n’avaient pas l’habitude du piquet.

Il est pourtant vrai qu’il y a quelques décennies, les « travailleurs immigrés » ont été protagonistes de luttes importantes et victorieuses, notamment dans le secteur automobile. On songera, parmi tant d’exemples, à la grève chez Citroën Aulnay, en 1982, décrite par le menu dans le film Haya de Claude Blanchet.

A l’époque, l’équation de Billancourt "OS=immigrés" vaut pour toutes les usines de la métallurgie en région parisienne. C’est le cas, déjà, dès après-guerre, à partir de 1945, lorsque les Algériens viennent former le gros des troupes d’ouvriers spécialisés, à Billancourt comme ailleurs. Ceux que l’on n’appelle pas « immigrés » mais, à l’époque, « Français musulmans d’Algérie », fournissent l’essentiel de la main d’oeuvre aux côtés de centaines de milliers de Marocains, d’Espagnols, de Portugais et d’Africains sub-sahariens qui viennent grossir les rangs de la classe ouvrière sur les chaînes et dans les débrayages à Renault comme à Citroën ou Simca.

Les grévistes d’aujourd’hui n’appartiennent pas à la même génération. Ils sont nés en France et ont grandi en banlieue, issus de familles ouvrières souvent immigrées dans les années 1960 et 1970. La France, c’est chez eux, même si le fait d’habiter les quartiers les a surtout exposé à observer le revers de la médaille. Comme leurs parents, ils ont connu la discrimination, le racisme, l’oppression sociale et les violences policières. Pourtant ils revendiquent fièrement le neuf-trois et le neuf-quatre.

Ils avaient peut-être vingt ans à l’époque de la révolte des banlieues en 2005, voire moins. Et c’est peut-être de jeunes comme eux dont Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de l’Intérieur, voulait débarrasser les cités en les nettoyant au karcher. C’était eux la « bande de racaille ». Et maintenant, à quelques années de distance, c’est une nouvelle racaille ouvrière qui s’impose dans la grève par sa combativité et son insubordination, débordant et bouleversant largement les pratiques syndicales traditionnelles.

Parmi les grévistes de la RATP, il y a bon nombre d’électrons libres qui ne sont pas syndiqués par méconnaissance et parfois par méfiance à l’égard des organisations syndicales. Le syndicat majoritaire à la Régie est l’UNSA, mais sa réputation a baissé, notamment au cours de cette mobilisation et après l’appel de la fédération nationale de l’organisation à la suspension de la grève pendant les vacances. A Belliard, il y a plusieurs années, l’UNSA RATP avait été invitée par la direction pour s’implanter et pour élargir la participation syndicale des agents. Mais finalement c’est plutôt Rassemblement Syndical qui a réussi à faire augmenter le nombre des inscrits au gilet orange en peu de temps et à gagner plusieurs représentants. « Et en plus, nous, on roule, même quand on a été élu », explique Lyes, lunettes de soleil, bonnet noir et cagoule dès l’ouverture du piquet, « et donc on est concernés comme les autres ».

Hani, délégué RS, est très apprécié de ses collègues « parce qu’il dit les choses cash ». C’est d’ailleurs pour les mêmes raisons qu’il se fait détester par la direction qui vient de lui coller une mise-à-pied de 15 jours pour avoir effectué en septembre un contrôle sur le dépôt où il avait pu constater la non-conformité de 70% des bus qui en sortaient. La sanction a néanmoins été inférieure aux pires attentes puisque la menace qui planait pouvait aller jusqu’à deux mois. La mobilisation collective des grévistes de la Coordination RATP-SNCF n’y était pas pour rien. Hani, d’ailleurs, n’est pas le seul militant syndical visé par la Régie qui n’a pas tardé a se manifester à coups d’entretiens préalables et de conseils de disciplines auprès des principaux porte-voix de la grève. Ce qui prouve qu’à l’instar du gouvernement, la direction des transports parisiens a aussi choisi la stratégie de l’intimidation dans le but de liquider l’aile marchante de la mobilisation. « La RATP sanctionne, la police matraque » : c’est ce que l’on peut lire, également, sur une autre banderole, plus récente celle-là, affichée devant l’entrée du dépôt, à Belliard.

Mais du côté de la direction, rétablir l’ordre ne sera pas chose facile. En effet, la « nouvelle racaille ouvrière » est loin d’être désarmée face aux injustices. Elle est plutôt rompue à la réponse à l’iniquité. Elle a grandi dans le mépris de classe et de race, a connu l’arbitraire, a cultivé l’art de s’arranger et a appris à faire beaucoup avec peu de moyens. « Quand tu a 13 ans et que tu découvres que, quoi que tu fasses, tu finis par te faire taper par les flics, que même si tu n’as rien fait tu vas te choper des coups, parce que c’est comme ça que ça marche, finalement tu le sais », explique Khalid. « Et wallahi, tu n’as pas peur ». Khalid n’est pas le seul à avoir fait de telles expériences, mais il a une vision toute particulière des forces de l’ordre que les autres ne partagent pas forcément : avant, dit-il, les corps de police étaient-là pour défendre les pauvres gens et sauver des vies. C’est après, par contre, qu’ils ont été détournés de cette mission première. Mais Khalid n’est pas sûr de pouvoir dire quand. Depuis les Gilets jaunes ? Ou depuis les attentats de 2015 et l’instauration de l’état d’urgence ? Ou depuis « les événements » d’Algérie, quand, ici, on noyait des Algériens ?
Finalement, peu importe. La morale de l’histoire est claire : si, de toutes façons, on se fait cogner, alors autant aller à la guerre, autant tout risquer.

Beaucoup reconnaissent avoir été très impactés par la violence impitoyable qui s’est abattue sur le mouvement des Gilets jaunes, act après act, pendant des longs mois. Si Macron et Castaner ont pu déclarer qu’il était inacceptable que, dans un Etat de droit, on dénonce les violences policières, niant ainsi la réalité défilant sur le youtube de tout un chacun, les grévistes avaient surtout été touchés par l’appel des Gilets jaunes à les rejoindre pour manifester et se défendre, ensemble. « J’avais vu ce qu’il se passait tous les samedis avec les Gilets jaunes et j’arrivais pas à y croire », explique Amadou. « Je me suis dis que, finalement, c’était comme dans les quartiers, et avec des potes on s’est motivés pour y aller, pour donner un coup de main ». Amadou ne travaille que « hors ligne » et ne conduit que des bus articulés, plus fatiguant et plus compliqué peut-être, mais offrant, en échange, davantage d’adrénaline. Benali, chauffeur de tram, préfère quant à lui travailler la nuit. Stéphane est bien à l’aise sur le 60 (Gambetta-Porte de Montmartre) « même si c’est pas comme le 53 » qui faisait Levallois-Opéra, et ben que nombre de ses collègues ne voudraient pas être à sa place. Les grévistes ne se laissent pas décourager facilement par les difficultés du métier et encore moins par l’offensive de la répression patronale.

La RATP essaye de les discréditer par tous les moyens. On les dit effrontés, on les accuse de parler vulgairement, de ne pas connaître les bonnes manières, de ne pas avoir les codes, d’avoir insulté leurs collègues non-grévistes, de les avoir menacés. Mais comme le souligne Hani à propos du syndicat RS, auquel on a pu souvent coller l’étiquette de « syndicat des islamistes », « quand on veut tuer son chien, on l’accuse d’avoir la rage ». Pour l’instant, et de manière assez surprenante, la carte de l’islam radical n’a pas encore été jouée contre les grévistes. Ou du moins pas ouvertement. Pourtant la RATP avait déjà été pointée du doigt en 2015 comme étant un repaire de djihadistes en Île-de-France après les révélations selon lesquelles Samy Amimour, l’un des tueurs du Bataclan, avait conduit le 148 pendant presque deux ans.

La stratégie de la « disqualification par l’islam » ne serait pas inédite dans l’histoire politique française. Il y a longtemps, au début des années 1980, il y eu les « grèves des ayatollahs ». C’est ainsi que le Premier ministre socialiste de l’époque, Pierre Mauroy, avait rebaptisé les grèves des ouvriers de l’industrie automobile qui avaient pu éclater, les unes après les autres, en région parisienne, à partir d’avril 1982 : d’abord cinq semaines chez Citroën, à Aulnay, puis cinq autres semaines chez Talbot, à Poissy, en juin, puis trois semaines en janvier 1983 à Renault-Flins, suivies encore par des conflits à Renault-Billancourt, Chausson-Gennevilliers, Unic-Fiat-Trappes, Citroën-Asnières et Citroën-Nanterre. Les soi-disant « intégristes » – des travailleurs immigrés venus d’Algérie, du Maroc, du Mali ou de Turquie – exigeaient notamment le « respect de la dignité » sur leur lieu de travail. « Nous voulons tout simplement avoir les mêmes droits que tous les travailleurs », pouvait-on lire sur le Manifeste des OS d’Aulnay. Si les grévistes d’hier réclamaient le droit à être traités comme les autres (« nous voulons voter comme tous les autres travailleurs de ce pays ») et le droit d’être différents (« nous voulons que l’on nous reconnaisse le droit de pensée et de religion différentes, par l’attribution d’une salle de prière et par des mesures adaptées aux périodes du Ramadan »), les grévistes d’aujourd’hui se battent pour un système de retraites par répartition et en défense de la solidarité intergénérationnelle que l’économie rapace de Macron et du patronat tentent à tout prix de liquider.

Alors que les grévistes des années 1980 rêvaient « de prendre la carte du syndicat de [leur] choix », les grévistes de l’hiver 2019-2020 prennent parfois leurs distances d’avec les organisations syndicales et défendent le principe de « la grève aux grévistes ». De cette nouvelle génération de grévistes on dira, et pour cause, qu’elle s’est bel et bien radicalisée. Mais on admettra que ce n’a été que par et grâce à la grève. Et il y a fort à parier que les répercussions de cette radicalité n’auront de cesse de peser sur l’avenir des luttes de classe en France.

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