[LECTURE]

Moins de Latour, plus de Lénine. Andreas Malm défend le matérialisme historique

Aliette Ricot

Moins de Latour, plus de Lénine. Andreas Malm défend le matérialisme historique

Aliette Ricot

Dans son dernier livre, Andreas Malm montre l’impasse des conceptions théoriques de l’écologie de Bruno Latour et défend le matérialisme historique pour penser la crise écologique.

Andreas Malm, Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, Paris, La fabrique, 2023. Détails sur le site de l’éditeur -> https://lafabrique.fr/avis-de-tempete/].

La nature existe-t-elle ? Depuis une trentaine d’années, les penseurs de l’écologie ruminent cette question plus appelée, semble-t-il, à torturer les candidats au bac philo qu’à secréter des pistes de lutte contre la crise climatique. Malgré son apparente abstraction, ce débat a pourtant des implications stratégiques qu’il ne faut pas sous-estimer. Encore moins délaisser à quelques philosophes sirupeux. Andreas Malm, auteur de L’Anthropocène contre l’histoire (2017) et de Comment saboter un pipeline (2020), en donne la preuve dans The Progress of this Storm (Verso, 2017), dont la traduction française est parue en octobre 2023 aux éditions La fabrique sous le titre Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe.

Dans ce livre, l’universitaire et militant suédois prend pour cible les théories contemporaines dites « constructionnistes », selon lesquelles la modernité occidentale aurait imposé une vision mortifère du monde, un « Grand partage » entre nature et culture. Les tenants de cette idée affirment qu’en faisant de la nature un objet inférieur, une entité séparée de la société, une partie de l’humanité a historiquement pu s’arroger le droit de dominer le monde vivant, de le mutiler et de l’exploiter sans limite. Les désastres écologiques actuels seraient le produit d’une violence ontologique située dans notre rapport au vivant, dont les jalons ont été posés dès le XVIIᵉ siècle par Descartes appelant les hommes, aidés de leur savoir et de leur science, à se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature [1] ». Pour les constructionnistes, le seul moyen de remédier aux destructions en cours seraient alors de sortir du dualisme nature/culture, de repenser notre rapport aux non-humains, de renouer avec ce qui nous liait à eux et qui a été rompu, de faire preuve vis-à-vis d’eux d’humilité et de diplomatie. Non seulement parce que la crise écologique l’exige, mais aussi parce que les désastres en cours auraient fait éclater au grand jour l’invalidité de cette séparation entre deux mondes hermétiques.

« Le capitalisme est marginal »

C’est notamment ce que soutient Bruno Latour, philosophe français qui s’est éteint en octobre 2022 et qui est, avec Philippe Descola [2], une des principales figures des théories post-naturalistes qui opèrent une critique du « Grand partage » entre nature et culture et explorent les conséquences de cette vision. En s’appuyant sur des exemples comme le trou dans la couche d’ozone ou le réchauffement global, l’auteur de Nous n’avons jamais été modernes (1991) et de Politiques de la nature (2000) affirme qu’il est désormais impossible de distinguer nature et culture. Ces phénomènes, d’origine anthropique, seraient à la fois naturels – « puisqu’ils ne sont pas notre fait » – et humains – « puisque c’est notre œuvre », affirme le philosophe [3], qui constate que le monde regorge désormais d’« hybrides », soit des entrelacs inextricables de social et de naturel.
Toute chose sur Terre – une rivière, une photocopieuse, un cachalot, un gisement de pétrole, l’industrie textile – ne serait qu’un amas d’interdépendances et de relations complexes, brouillées, avec lesquelles il faut composer sans vouloir en démêler les fils, au risque de retomber dans un funeste séparatisme à la Descartes. Cette approche, dite de « l’acteur-réseau », ne reconnaît que la commune appartenance à un monde terrestre saturé d’interférences et peuplé d’objets humains et non-humains, qui interagissent les uns avec les autres, chacun étant doté de sa propre agentivité sans qu’aucun ne puissent être désigné comme plus déterminant ou important que les autres. Tout est aplati, les catégories qui opposent – au lieu de réconcilier – sont désignées comme inopérantes, obsolètes. En ce sens, la seule réalité de l’idée de nature se résume à celle que l’esprit humain – par méprise – accorde à ce terme ; selon Bruno Latour, il en va de même pour toutes les structures et institutions sociales, produites discursivement mais dépourvues de fondement, à l’instar du capitalisme : « aujourd’hui encore le capitalisme est marginal, soutenait le philosophe en 1984 [4]. On s’apercevra bientôt qu’il n’est universel que dans l’imagination de ses ennemis et de ses promoteurs », position dont il n’a jamais dévié. Dans une récente interview, il déclarait encore que le capitalisme est « un mot qui ne sert qu’à faire croire qu’on désigne quelque chose. »

Une nature qui rend les coups

Pour Andreas Malm, la crise écologique n’est en aucun cas le signe d’une disparition de la nature, mais marque au contraire son retour en force. Les changements climatiques sont une forme de « communication avec un passé humain » vieux de deux siècles au cours duquel l’extraction et la combustion d’hydrocarbures se sont imposées massivement. « L’histoire s’est mise en branle à travers une nature qui a fait de même  », écrit l’auteur, et cette nature se manifeste par des phénomènes climatiques et météorologiques extrêmes. Si elle se voit attribuée une capacité à « rendre les coups », elle nous impose aussi d’agir face à un avenir constellé de périls : « Nous n’en sommes qu’aux balbutiements, mais nos vies quotidiennes, nos expériences psychiques, nos réponses culturelles, notre vie politique même se voient déjà aspirer par des forces planétaires dans un trou temporel où le présent se dissout dans le passé comme dans le futur [5]. »

Le catastrophisme prophétique d’Andreas Malm lui sert alors à définir ce que toute théorie réellement adaptée au réchauffement global devrait avoir en ligne de mire : la « stabilisation du climat », conditionnée par la « destruction de l’économie fossile ».

Logiquement, la démarche d’Andreas Malm consiste alors à traquer ceux qui mènent le mouvement climat dans une impasse stratégique, Bruno Latour en tête. Si l’universitaire suédois souscrit sans réserve à la critique du dualisme cartésien, qui est selon lui « un syndrome [...] omniprésent, de l’économie néoclassique au déni du changement climatique en passant par l’indifférence totale à l’égard des enjeux écologiques », il refuse pourtant d’abandonner le terme de « nature » :

« Nous ne pouvons éliminer ce concept de notre vocabulaire, défend l’auteur. Il renvoie à cette part du monde dans lequel nous vivons à laquelle les humains ont été confrontés mais qu’ils n’ont pas construite, créée, bâtie ou inventée de toutes pièces. [...] Elle nous a précédés, nous entoure et nous survivra ; elle a été, est et sera générée spontanément, sans notre aide ; elle subit peut-être toutes sortes d’influences, mais cela ne met pas fin à son existence, pas plus qu’un continent ne cesse d’être parce que des gratte-ciel se dressent à sa surface. »

Constructions

Les conceptions de la nature ont beau être déterminées culturellement, décrites par le langage, délimitées par l’esprit humain et par les histoires qu’il se raconte, elles n’en désignent pas moins des entités qui possèdent une réalité matérielle. « On estime que la montagne est unique et qu’elle présente des caractéristiques telles que son altitude, sa pente topographique ou sa couverture neigeuse, qui existent en soi indépendamment de la façon dont les randonneurs les perçoivent », évoque, en guise d’exemple, Andreas Malm. La nature peut être considérée par les humains comme une entité à piétiner, une divinité vengeresse ou nourricière, le fait que notre rapport au vivant soit socialement construit n’annule pas la matérialité de ce qui le compose. Une outarde canepetière reste une outarde canepetière, elle n’est pas construite par l’esprit humain dès lors que celui-ci se la figure comme la réincarnation d’un être cher, l’emblème de la lutte contre les méga-bassines ou comme un gibier dont la viande se mariera merveilleusement bien avec des petits pois à la menthe.

Pour délimiter ce qui relève ou non de la construction et rompre avec cette dissolution généralisée portée par le latourisme, Andreas Malm décide de revenir à des considérations plus terre à terre. Il s’appuie tout au long de l’ouvrage sur l’exemple de l’exploitation d’une veine de charbon sur la petite île de Labuan, non loin de Bornéo, par des colons anglais à partir de 1837. Cet épisode a alors donné lieu à une véritable ruée vers l’or noir dans la région :

« Lorsque les Britanniques se sont aventurés dans la jungle de Labuan, ils n’ont pas produit la nature, ils l’ont bien découverte. [...] Ce qu’ils ont décidé de faire de cette nature, en revanche, ne tenait qu’à eux. C’est à ce moment-là qu’est intervenu le moment de la construction : ils ont commencé à cartographier, à tester, à vendre et à acheter le charbon comme matériau pour leur économie fossile, leur Rome, faite non pas en un jour mais tout au long du XIXᵉ siècle. C’est à cette entité, l’économie fossile, que nous réserverons le terme de “construction”, tandis que nous le tiendrons éloigné du climat. »

Hybrides et combinaisons

Andreas Malm désigne alors par « monisme des substances » l’idée selon laquelle la nature et la société sont composées des mêmes substances et appartiennent au même monde matériel – constat qu’il partage avec les latouriens. Là où il diverge de l’hybridisme (société et nature ne s’opposent, elles se confondent ; un brouillage qui s’incarne dans de multiples réalités, phénomènes et objets désignés comme « hybrides »), c’est que cette unité matérielle est contrebalancée, selon l’auteur, par un « dualisme des propriétés » : nature et société ont des propriétés différentes selon Andreas Malm, alors que chez les disciples de Latour, elles se confondent. En résumé, malgré leur substance commune, les sociétés humaines ont des capacités d’action et d’abstraction contingentes dont la nature, elle, est dépourvue. Pour reprendre un passage du Capital de Karl Marx [6] cité par Malm :

« Ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. Le résultat auquel aboutit le procès de travail était déjà au commencement dans l’imagination du travailleur, existait donc déjà en idée. »

L’enjeu n’est pas, pour Malm, d’insister sur la supériorité des humains sur les non-humains, encore moins la légitimité des premiers à écraser les seconds, mais bien d’intérioriser un constat dont la réalité vacille dès qu’on navigue à proximité de la pensée latourienne : ce ne sont pas les babouins qui ont donné naissance au capitalisme.

Plutôt que céder au « bulldozer homogénéisant » de l’hybridisme, Andreas Malm reconnaît l’existence d’une puissance d’agir spécifiquement humaine, capable de produire des « combinaisons » – terme qu’Andreas Malm emprunte à Léon Trotsky [7] et qu’il utilise en lieu et place du concept d’« hybrides » de Bruno Latour. Certaines combinaisons peuvent être « banales et sans conséquence, d’autres bénignes et productives, d’autres encore malignes et destructrices », explique Andreas Malm, qui appelle à ce qu’on les ausculte chacune dialectiquement, plutôt que de considérer leurs composantes comme absorbées dans des formes-hybrides inaccessibles à l’analyse. Pour reprendre l’exemple qui intéresse Andreas Malm, l’économie fossile n’est pas le fruit d’une rencontre fortuite entre différents « actants » indiscriminés (le charbon, la machine à vapeur, quelques industriels anglais, le carbone, l’atmosphère...). De même, le réchauffement climatique ne peut être réduit à une conséquence non intentionnelle :

« Les impérialistes britanniques se sont rendus à Labuan avec un but précis en tête : trouver du charbon. Ils avaient l’intention de le mettre au jour, de le sortir de terre et de le transporter vers des fourneaux. [...] Les humains ont provoqué le réchauffement mondial en localisant, en extrayant et en brûlant des combustibles fossiles, et cela ne s’est pas fait par somnambulisme ou par expérience hasardeuse : il s’agit d’un projet persistant tout au long des deux derniers siècles, stimulé par une puissance d’agir de tous les jours inscrite dans les rapports sociaux existants et les reproduisant.  »

Matérialisme contre latourisme

Le dualisme des propriétés déployé par Andreas Malm permet alors de saisir les différentes combinaisons entre société et nature, de déceler les spirales infernales, d’identifier certaines responsabilités passées et d’autres plus actuelles, pour ensuite en déduire des stratégies politiques. Si ce sont les rapports sociaux qui ont créé l’économie fossile, ce sont donc les rapports sociaux qui seront à l’origine de son démantèlement. Dans une perspective éco-marxiste, l’auteur parvient alors à faire d’une pierre deux coups. D’une part à révéler les impasses théoriques et stratégiques de la pensée latourienne qui, en dissolvant, en homogénéisant et en naturalisant tout ce qu’elle touche, dépolitise les trajectoires historiques prises par les sociétés humaines. D’autre part, Andreas Malm s’emploie à réhabiliter une grille d’analyse bien à la peine : le matérialisme historique, que d’autres auteurs s’emploient également à développer pour le confronter aux questions écologiques. « Dans le matérialisme historique, les rapports entre les personnes déterminent leurs rapports à la matière ; plus précisément, les rapports de production sont comme les mains du forgeron et sélectionnent les forces productives qui leur serviront de marteau », illustre l’auteur. Autrement dit, le matérialisme historique permet de rendre compte de la logique profonde du capital. Celui-ci a besoin de s’étendre en absorbant à un rythme toujours plus soutenu les ressources biophysiques, sans quoi il entre en crise. Mais également par ce prisme, la puissance d’agir humaine devient la source et le remède potentiel face aux destructions écologiques, qu’Andreas Malm s’ingénie à sauver des eaux solvantes du grand bain latouriste en rappelant leur historicité. Le chaos climatique provient d’un volonté délibérée d’accumulation, elle-même portée par une classe précise : la classe capitaliste. C’est donc à elle qu’il faut s’attaquer :

« [La classe capitaliste] mérite bien un peu de haine : elle a fait des forces de la nature des tueuses de masse visant les pauvres puis, parmi bien d’autres choses, elle a propagé le déni à ce sujet et saboté les tentatives de désamorçage des bombes qui jonchent la planète. »

Ces analyses sont à l’exact opposée des considérations politico-stratégiques de Bruno Latour. Dans une optique de réconciliation forcenée, le philosophe oppose une fin de non-recevoir à tout changement de type révolutionnaire. Chose plus que déstabilisante pour quelqu’un qui est parvenu à s’imposer comme un penseur incontournable de l’écologie politique, Bruno Latour s’est plus d’une fois compromis dans un éloge techniciste, vantant les miracles de l’innovation et de l’industrie, la nécessité de « prendre soin » de nos institutions, voire même apprendre d’« aimer nos monstres [8] ». On comprend alors à quelle inconséquence politique peuvent mener ces théories : tout sur Terre étant composé du même alliage que le nôtre, nous devons apprendre à vivre avec ces parties de nous-mêmes au lieu de tenter de les expulser ou d’y mettre un terme – capitalisme compris. Autant de raisons qui poussent Andreas Malm à en conclure : « Moins de Latour, plus de Lénine : voilà ce qu’exige l’état de réchauffement. »

Illustration : Anselm Kiefer, Aus Herzen und Hirnen sprießen die Halme der Nacht, 2019.

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
NOTES DE BAS DE PAGE

[1René Descartes, Discours de la méthode, 1637.

[2Anthropologue français, Philippe Descola est notamment connu pour avoir écrit Par-delà nature et culture en 2005, où il défend que la séparation entre nature et culture n’a rien d’universel, contrairement à ce que l’ethnologie enseignait jusqu’alors. En dehors du « naturalisme » fondé sur l’idée d’un « Grand partage », il mentionne trois autres visions du monde : l’animisme, le totémisme et l’analogisme.

[3Bruno Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes, Paris, La Découverte, [1984] 2012, p. 308

[4Bruno Latour, Pasteur : Guerre et paix des microbes, La Découverte, [1984] 2012, p.264.

[5Andras Malm, Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, La Fabrique, 2023, p.15.

[6Karl Marx, Le Capital, livre premier, p. 200.

[7La « loi du développement combiné est théorisée » par Léon Trotsky dans son Histoire de la révolution russe (Tome 1, 1930), « dans le sens du rapprochement de diverses étapes, de la combinaison de phases distinctes, de l’amalgame de formes archaïques avec les plus modernes ».

[8Bruno Latour, « Love Your Monstrers : Why We Must Care for Our Technologies as We Do Our Children », Breakthrough Institute, 2012.
MOTS-CLÉS

[Marxisme]   /   [Catastrophe écologique ]   /   [Environnement]   /   [Lénine]   /   [Karl Marx]   /   [Théorie marxiste]