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Sylvestre Meinzer. Interview d’une réalisatrice qui nous fait voir l’histoire d’une lutte

« Mémoires d’un condamné ». Le film sur Jules Durand

Sylvestre Meinzer a réalisé le film « Mémoires d’un condamné » qui nous raconte par des fragments de témoignage et de parcours dans la ville du Havre l’histoire de Jules Durand secrétaire du syndicat des charbonniers du port, accusé et condamné à tort au début du XXe siècle et qui est aujourd’hui tout un symbole dans le monde ouvrier. Un film percutant par ses échos avec l’actualité et parce qu’il nous raconte l’histoire de notre classe, une classe qui se bat.

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Maryline Dujardin : Comment as-tu entendu parler de l’affaire Jules Durand ?

Sylvestre Meinzer : Un peu par hasard, en fait. Marc Hedrich, juge d’instruction, m’en a parlé un jour que j’étais de passage au Havre. Je venais de terminer un film documentaire pour Arte et je me demandais ce que j’allais faire ensuite. Je crois qu’il y a eu dans cette discussion une sorte de quiproquo. Il a pensé sans doute que je pourrais faire un reportage-télé bien ficelé et moi j’ai pensé que ce n’était pas du tout pour moi, parce que je ne suis pas dans les documentaires historiques, d’archives, avec voix off… Mais il a insisté, il était assez convaincant, et de mon côté, je me suis laissée porter par ma curiosité, et je me suis documentée. Ça m’a pris très longtemps pour m’approprier ce sujet. J’ai cherché à rencontrer un maximum de personnes, à me laisser imprégner complètement dans la ville, quitte à me perdre souvent, jusqu’à ce que je découvre, avec mes yeux à moi, avec ma sensibilité et mon tempérament, une autre histoire.

MD : Pourquoi cette histoire-là ?

SM : Eh bien parce qu’elle parle de paysages, de mémoires, d’injustices. Ces questions m’intéressent par la réflexion qu’elles soulèvent et par les formes qu’elles permettent. C’était l’occasion de chercher ce qui, par la narration et l’image, pouvait relier les temps, les hommes, les préoccupations des uns et des autres.
Par ailleurs, l’histoire de Jules Durand n’a jamais vraiment été exhumée. Quand on essaie de faire disparaître des éléments aussi importants de notre histoire, forcément, ils reviennent par la tangente. Un personnage du film, Stéphane Hauguel, m’a dit que si à la maison, les uns parlaient de De Gaulle, chez lui, on parlait de Durand. C’est l’impression que j’ai eue en rencontrant beaucoup de Havrais : que cette histoire n’avait pas disparu, qu’elle occupait même une bonne place dans l’inconscient, que même si tout a été fait pour qu’on l’oublie, elle était restée vivante. C’est pourquoi dans le titre, « Mémoires » est au pluriel.

MD : Qu’est-ce qui, selon toi, fait écho avec notre actualité ?

SM : Les temps ont changé mais les syndicalistes font toujours l’objet de procédures judiciaires abusives. Et au Havre comme ailleurs, aujourd’hui comme hier, on cherchera toujours le petit incident qui servira de prétexte pour condamner l’action syndicale. Le sentiment de « guerre sociale » qui était si puissant au début du XXe n’est pas tellement éloigné de ce qui se passe aujourd’hui. Face aux milieux modestes qui peinent à joindre les deux bouts, il y a toujours des très riches qui en veulent toujours plus, qui ne cherchent qu’à préserver leurs privilèges, qui disposent de liens étroits avec le pouvoir, les médias, les banques et qui, en fait, ne se rendent même pas compte de ce que leur démonstration de puissance est obscène.
Le système économique et politique qui a été mis en place depuis des décennies a permis de faire disparaître le tissu industriel, de mater le monde ouvrier et de casser sa représentation. Les salariés vont être remplacés par des machines. C’est ça le progrès ? Mais qu’est-ce qu’on va proposer aux anciens ouvriers ? Avec cette disparition des métiers, c’est toute une culture, tout un savoir-faire, tout un espace de sociabilité qui disparaît.

Et maintenant, on cogne dur sur le droit du travail. Le danger de cette « acculturation », en faisant miroiter l’illusion d’un avenir meilleur, purement économique, c’est de créer des frustrations, du ressentiment. Et toute l’horreur qui va avec : le repli identitaire, le terrorisme. Mais ça peut revenir. Quand on va dans les manifs, on se dit que la mobilisation est là.

MD : Le Havre comme capitale de la lutte ça ne date donc pas d’hier. On voit dans ce film qu’autour du cas Jules Durand, c’est une solidarité sans frontière qui se développe. Cette puissance de la lutte, comment cela t’a-t-il impacté ?

SM : Je ne viens pas d’un milieu ouvrier. J’étais un peu complexée au début de m’intéresser à cette histoire. Mais en fait, c’est devenu secondaire. Les personnes que j’ai rencontrées m’ont fait confiance, et elles avaient envie de me parler. J’ai pris la mesure, au Havre, de cette dimension des luttes parce qu’elle s’impose naturellement, et parce qu’elle en impose ! C’est rassurant, qu’il y ait quelque part, une résistance aux choses déprimantes qui gagnent du terrain partout ailleurs. C’est dû à son histoire industrielle, si proche tout de même, c’est dû à la présence des dockers, et leur syndicalisme de masse et de classe, c’est dû aussi, je pense, au fait que la ville a vécu certains traumatismes (à commencer par la guerre) dont elle a eu du mal à se relever et qui l’ont faite réfléchir. Mais oui, cette puissance de la lutte, comme tu dis, ça m’a impactée et ça m’impacte encore. Quand je vais au Havre, je me sens différente, je suis plus curieuse, plus sensible, plus réceptive aux choses, aux êtres, plus ouverte en fait. On m’a dit que j’étais comme une amoureuse. Il faut dire que ce film m’a beaucoup appris sur moi-même. C’est vraiment une rencontre.

MD : Se réapproprier l’histoire de notre classe et la revendiquer, c’est aussi la renforcer. T’attendais-tu à un tel accueil, à de telles rencontres en réalisant ce film ?

A la base, je me suis attelée à raconter une histoire d’injustice. Je considère que toutes les injustices, quelles que soient les catégories visées, doivent être dénoncées. Je me suis attachée aussi à déjouer ce discours politique insupportable qui sévit au Havre comme partout et qui cherche à mettre en lumière certains éléments de l’histoire locale pour laisser dans l’ombre d’autres choses, pourtant bien plus réelles pour la majorité des habitants. C’est une préoccupation que j’ai depuis toujours : comment on fabrique des symboles pour des fins purement économiques.
Tant mieux si le film permet de renforcer cette histoire de classe, car elle subit un terrible affront, un manque de considération cruel. Effectivement, je cours la France en tous sens (même si c’est assez épuisant) pour accompagner le film. Parfois, il y a une poignée de spectateurs, parfois les salles sont remplies, mais toujours, les débats sont formidables. Beaucoup de gens me remercient, disent qu’ils « se sont complètement reconnus » et qu’ils se sentent « mis en valeur ». On a parlé de mon film comme d’une « arme ». Dans le monde du cinéma, de la littérature, des arts en général, les armes sont inoffensives en apparence, mais elle « impactent » parfois très fort parce qu’elles touchent aux émotions. Si je peux jouer ce rôle, réveiller les consciences à ma manière, apporter des outils de réflexion, et si d’autres peuvent prendre le relais, je pense alors que j’ai bien travaillé.

Pour retrouver le film

Le 28 novembre au Mégarama de Garat à 20h30 en présence de la réalisatrice
Le 29 novembre à BARBEZIEUX ST HILAIRE (16) à 20h30 au cinema Le club en présence de la réalisatrice
Le 30 novembre à Hourtin (40) au cinema Lou Hapchot à 20h00
Le 30 novembre à Saint Amant Montrond à 20h30
Le 3 décembre à La Rochefoucault a La Halle aux grains à 20h30 en présence de la réalisatrice
Le 5 décembre au Mans au ciné poche à 18h30 en présence de la réalisatrice
Le 7 décembre à St Ouen L’Aumône au cinema Utopia Stella à 20h00 en présence de la réalisatrice et de Jean Pierre Levaray, ouvrier syndicaliste, écrivain, coordinateur de l’ouvrage " Le Havre La Rebelle" à 20h00
Le 19 décembre à Poitiers au cinéma Dietrich à 20h00 en présence de la réalisatrice
Le 19 janvier à Roanne à l’espace Renoir à 20h00 en présence de la réalisatrice
Le 13 mars diffusé par la CGT Montreuil


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