"Citoyenne" ou révolution "tout court" ?

Mélenchon au miroir de la Constituante chilienne

Claude Piperno

Mélenchon au miroir de la Constituante chilienne

Claude Piperno

S’il faut nous trouver un point d’accord avec Mélenchon, c’est bien le fait que nous sommes persuadés, comme lui, que l’Amérique latine représente un véritable laboratoire politique.

[Illust. Jorit (1963) et Alejandro González (1947), « Salvador Allende, Barra, Campania » (2020)]

S’il faut nous trouver un point d’accord avec Mélenchon, c’est bien le fait que nous sommes persuadés, comme lui, que l’Amérique latine représente un véritable laboratoire politique, un « extrême Occident » à la fois annonciateur de ce qui pourrait advenir, de ce côté-ci de l’Atlantique, et qui fait écho à de nombreuses situations européennes. C’est néanmoins à front renversé que peuvent se lire nos analyses de la dernière grande expérience politique latino-américaine qui s’est jouée autour du référendum constitutionnel chilien, en septembre. Le prisme chilien agit comme un révélateur des écueils et des limites de « l’ère du peuple » et du néoréformisme théorisés par Mélenchon.

Le « non » retentissant à la proposition de nouvelle Constitution chilienne a fait l’effet d’une douche froide sur la gauche à échelle internationale. A la suite des plébiscites successifs et réussis pour décider si et comment changer la Constitution héritée de la dictature pinochétiste (octobre 2020 et mai 2021 [1]), après la victoire de décembre 2021 de Gabriel Boric à la présidentielle, que d’aucuns présentaient comme la « traduction dans les urnes » de la grande révolte d’octobre-novembre 2019, la victoire du « oui » au référendum constitutionnel de septembre 2022 semblait aller de soi. Pour ceux qui, comme Jean-Luc Mélenchon, font d’une « nouvelle Constitution » la clef de voute programmatique de la « révolution citoyenne », le contrecoup est important.

Jorit (1963) et Alejandro González (1947), « Salvador Allende, Barra, Campania » (2020)

De Zapata à Lula en passant par Allende et Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon considère à juste titre qu’il existe une sorte de centralité politique de l’Amérique latine, trop souvent ignorée ou caricaturée dans la presse et les médias. Le continent a toujours fait l’objet d’une passion particulière dans la gauche française qui s’est souvent saisie des soubresauts et des ruptures qu’a connus le continent pour façonner son propre horizon politique au risque, parfois, de forcer la réalité Outre-Atlantique. Cela n’a pas toujours été le cas puisque la première révolution latino-américaine - et première révolution du XX° siècle, anticipant de sept ans les secousses d’Octobre – a été et continue à être largement ignorée de la gauche européenne. Par la suite, les expériences des premiers gouvernements « populistes de gauche » des années 1930 et 1940 ou, pour reprendre les définitions de Trotsky alors exilé au Mexique, « bonapartistes sui generis », ont suscité incompréhension voire hostilité, sentiment autant partagé par les conservateurs par les « progressistes » européens avant et après-guerre.

Il en va en revanche tout autrement à partir de la seconde moitié du XX° avec, bien entendu, la Révolution cubaine de 1959 qui va rebattre radicalement les cartes. Depuis la Caraïbe, les « Barbudos » vont en effet donner à la « nouvelle gauche » en formation dans les années 1960 des arguments renouvelés pour critiquer le modérantisme et la tiédeur des staliniens et sociaux-démocrates occidentaux. Par la suite, la victoire d’Allende, en 1970, le coup d’Etat de Pinochet, en 1973, puis la résistance du peuple chilien à la dictature ont largement irrigué l’imaginaire des militantes et militants de gauche. Pourtant, les conclusions qu’en tirent les appareils de la gauche traditionnelle n’ont jamais servi qu’à réitérer, en Europe, les impasses du réformisme et de la recherche de la conciliation politique et du compromis de classe qui ont caractérisé l’allendisme. C’est ainsi que l’on peut lire la théorisation du « Compromis historique » par le PC italien, au lendemain du putsch de Pinochet, ou la façon dont « l’Union de la gauche » s’est inscrite sous le signe de l’Unité Populaire, et ce bien que Mitterrand au pouvoir sera l’instrument de l’austérité puis des premières attaques « néo-libérales » en France.

Plus proche de nous, au début des années 2000, alors que les partis sociaux-démocrates européens avaient parachevé leur adaptation définitive au système, un certain nombre de « gouvernements post-néolibéraux » d’Amérique latine suscitaient, par contraste, enthousiasme et expectatives au sein de la gauche européenne, altermondialiste ou soucieuse de chercher une alternative à la grisaille et aux mauvais coups des Blair, Jospin ou Schröder. C’est donc ainsi qu’étaient présentés les gouvernements de Lula, au Brésil, de Correa, en Equateur ou encore de Chavez au Venezuela, pour ne citer que ceux qui ont pu attirer le plus de sympathies et d’engouement du côté du mélenchonisme et lui valoir les attaques les plus virulentes de la part des journalistes de droite comme « de gauche », Laurent Joffrin en tête [2]. Dans Géopolitique de l’Amérique latine, qui vient de sortir, Christophe Ventura, conseiller de Mélenchon sur les questions latino-américaines, évoque aujourd’hui une « seconde vague » de gauche à laquelle nous consacrions la dernière livraison de RPDimanche et que le leader de LFI-Union Populaire considère comme « plus puissante que la première [3] ». C’est ainsi qu’il écrivait, à la veille de sa tournée de quinze jours au Mexique, au Honduras et en Colombie, en juillet dernier, qu’après « une phase de ressac, les peuples latino-américains sont en train d’orchestrer de nouveaux épisodes de la révolution citoyenne. Ils choisissent, les uns après les autres, des gouvernements d’une gauche en recherche de rupture » qui sont comme autant de « formes ou d’étapes de ce [qu’il appelle] la "révolution citoyenne" ».

Pour Mélenchon, la vague récente de victoires électorales de la gauche latino-américaines ne saurait « s’idéaliser » et l’enjeu n’est pas « de vouloir en reproduire les formules ». Si « ce qui se réalise à gauche sur ce continent n’est pas exportable tel quel » les « évènements anti libéraux du sous-continent américain [ont] profondément nourri la stratégie patiente menée [par Mélenchon et ses partisans] dans les deux dernières décennies ». « L’Avenir en commun », souligne Mélenchon, qui sert de pierre de touche ou de matrice au programme du Front de gauche (2012) et, plus récemment, de l’Union populaire et de la NUPES, étant « aussi un résultat de cette source d’inspiration depuis vingt ans ». Ce qui vaut pour l’Amérique latine serait encore plus vrai dans le cas du Chili. L’Union Populaire, refondation de La France insoumise, partie intégrante de la NUPES, a été nommée de la sorte en hommage à l’expérience d’Allende, qui a fonctionné comme « miroir d’anticipation » de « l’union de la gauche française », la Mitterrandie étant l’autre grand mythe du mélenchonisme [4]. Dans « Le Chili montre la suite », Mélenchon souligne également combien, plus récemment, les événements chiliens ont, depuis 2019 et « d’un bout à l’autre de leur déroulement (…) donné chair à la théorie de l’Ere du peuple et de la révolution citoyenne ». L’enjeu, souligne-t-il un an avant dans « Le Chili comme exemple », est donc « d’étudier les évènements chiliens pour nourrir de connaissances la théorie de la Révolution citoyenne » [5].

Les trois moments de la « Révolution citoyenne » au prisme chilien

A la lumière, donc, de « l’explosion » chilienne [« estallido »] d’octobre et novembre 2019, Mélenchon propose une « phénoménologie de la révolution citoyenne » qui peut se décomposer en trois moments qui « ont donné chair à la théorie de l’Ere du peuple ».

Le premier moment est « instituant. Selon Mélenchon, quand « le détonateur a fait son œuvre » - dans le cas chilien, le décret d’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago -, « la population s’institue comme peuple. C’est-à-dire acteur collectif conscient de lui-même comme tel ». En raison d’une « transcroissance du registre revendicatif de départ », en l’occurrence le fait que le problème n’est pas seulement la hausse du prix des transports mais l’ensemble des mécanismes excluants et appauvrissants générés par le modèle néolibéral, un second temps lui succède. Il s’agit d’une « nouvelle phase, la phase destituante. Ou, pour dire plus simplement, une phase dégagiste. "Que se vayan todos" » « "qu’ils dégagent" [un] slogan (…) présent dans toutes les révolutions citoyennes depuis la fin du siècle précédent » [6]. Vient ensuite « le moment constituant, celui où le peuple exige une nouvelle règle du jeu politique et demande notamment une assemblée constituante », que Mélenchon institue à son tour comme la phase ultime et décisive du moment politique citoyen qu’il appelle de ses vœux en France, comme en témoignent les trois programmes successifs de sa candidature à la présidence de la République.

La Constituante est, alternativement, la pierre de touche et la porte d’entrée de la révolution citoyenne selon Mélenchon. C’est en ces termes qu’il la décrit dans ses programmes de 2012 et de 2017. Ainsi, si « Convoquer l’Assemblée constituante de la VI° République » est le sixième volet du programme du Front de Gauche [7], il s’agit de l’ouverture du programme de 2017, « Réunir une Assemblée constituante ». « Tout commence par le pouvoir des citoyens, souligne Mélenchon. (…) C’est l’ère du peuple qui doit commencer ! La révolution citoyenne à laquelle je crois est le moyen pacifique et démocratique de tourner la page de la tyrannie de l’oligarchie financière et de la caste à son service. Ce sera la tâche de l’Assemblée constituante, convoquée pour changer de fond en comble la Constitution, abolir la monarchie présidentielle et restaurer le pouvoir de l’initiative populaire » [8].

Erro (1932, « Allende Topino-Lebrun » (1974)

Violence, Apaches et Mapuches

Faute d’espace, nous passerons rapidement sur le fait que « la volonté de non-violence est partout présente aux premiers pas des révolutions citoyennes » que Mélenchon souhaite, avant tout, pacifiques. Ainsi, lorsqu’il parle du processus chilien de 2019, le problème viendrait de « d’étranges brigades de casseurs violents et incendiaires qui invisibilisent l’action pacifique (…) la répression prenant [alors] prétexte de ces violences [pour entamer] une escalade qui peut être dissuasive ». Cette vision mi-idéaliste, mi-complotiste des grandes révoltes sociales vise tout autant à légitimer le fait que tout changement ne saurait être généré que par une pression continue mais « pacifique » du mouvement de masse sur les institutions existantes qu’à jeter l’opprobre sur tout ce qui pourrait déborder un tel cadre. Pour Mélenchon, les « casseurs », « apaches » et autres « blousons noirs » ne sauraient être autre chose que des agents infiltrés de la police dans les manifestations. Bien entendu, la bourgeoisie et ses forces de sécurité sont familières des provocations pour discréditer un mouvement social. Ce dernier, au Chili comme ailleurs, répond également par ses propres formes de résistance à une violence qui est, avant tout, celle de l’État et de son système capitaliste, que ce soit dans le « Sud global » ou dans la France, républicaine, certes, mais néanmoins policière et impérialiste. C’est d’ailleurs ce que montre, sans aucune équivoque, Patricio Guzmán dans son documentaire Mon pays imaginaire, en indiquant combien les violence d’Etat, des forces de répression et du gouvernement ont pu être le terrain à partir duquel s’est déployé la résistance et la créativité des manifestantes et manifestants au Chili.

En 2019, au Chili, les carabiniers ont souvent procédé à visage découvert à de multiples provocations. Mais c’est bel et bien ce que l’on a appelé la « première ligne », constituée de très jeunes manifestant.e.s et activistes, qui a su tenir la dragée haute aux forces de répression et contribuer à créer, avant que le mouvement ouvrier n’entre dans la danse, à un certain état d’esprit. En tant que tel, cela ne participe pas à une stratégie pour la victoire. La gauche révolutionnaire chilienne a d’ailleurs milité pour créer des ponts et des liens entre cette « première ligne » et le mouvement ouvrier organisé, que ce soit les professionnels de santé, en grève, regroupé en brigades de soutien aux blessés, ou les bataillons les plus combatifs du mouvement syndical qui ont pu participer, à Antofagasta par exemple, à la défense de barricades et de barrages routiers aux côtés des jeunes des quartiers populaires (« poblaciones »). Réduire, en revanche, les affrontements de rue chiliens à « l’apparition d’étranges brigades de casseurs et d’incendiaires » relève soit d’une méconnaissance profonde des événements soit d’une logique plus problématique consistant à discréditer tout ce qui sort du cadre « acceptable » du système. A moins qu’il ne s’agisse d’une réminiscence lambertiste de Mélenchon [9].

Par la suite, l’une des revendications du mouvement chilien a été l’amnistie pour l’ensemble des manifestantes et manifestants arrêtés et condamnés dans le cadre du mouvement de 2019 et la fin de la militarisation des provinces du Sud du pays, théâtre des mobilisations des communautés autochtones mapuches. Malgré ses promesses, ces demandes sont restées lettre morte après l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric. Non seulement son gouvernement a réinstauré l’état d’urgence qui confie le contrôle de l’espace public aux Carabiniers, mais il continue à protéger les responsables de la répression de 2019, en refusant qu’ils ne soient traduits devant la justice, et ce alors qu’il y aurait, selon les estimations reprises par El País », au moins 211 prisonniers politiques au Chili, incarcérés pour leur participation à « l’estallido » de 2019. Un bel exemple de la façon dont, de Jules Moch à Boric, la gauche sociale-démocrate choisit son camp face aux classes populaires [10].

Peuple et classe

La question que nous souhaitons aborder ici relève de la façon dont Mélenchon dessine les contours du sujet politique au cœur de son projet de « révolution citoyenne », en l’occurrence « le peuple ». Il ne s’agit même pas d’une métaphore du monde du travail, ce prolétariat, au sens large du terme qui, dans la tradition marxiste, est le moteur de l’histoire et de ses transformations, celui dont dépendent les avancées et les reculs de l’humanité dans son ensemble, en fonction du rapport de force global. Il ne s’agit pas non plus, à la rigueur, d’un peuple qui serait vertébré par une identité de classe, sans quoi le peuple n’est rien : « c’est avec la classe que le peuple devient sujet politique », rappelle Mario Tronti, et non l’inverse. « Dès lors se déploie une histoire ambiguë, double, nullement linéaire, tout en ombre et lumière, faite d’instants de clarté et de périodes de confusion. C’est le point de vue de classe qui fait du peuple un sujet politique. Sans classe, il n’y a pas, politiquement, de peuple. Il n’est que socialement. Ou nationalement. Deux formes de neutralisation et de dépolitisation du concept de peuple ». Voire même, pourrait-on rajouter, une neutralisation et dépolitisation préalables et nécessaires à toute consolidation de projet réactionnaire, comme on l’observe aujourd’hui en Italie.

Pour Mélenchon, tout ceci relèverait d’une histoire ancienne et d’un siècle révolu. « Le peuple nouvel acteur », ou le « peuple tout entier » n’est « pas seulement [une] catégorie sociale ou [une] profession particulière. Dans le passé au Chili, par exemple, la grève des mineurs ou celle des camionneurs avaient été des déclencheurs historiques décisifs. En France, mai 1968 c’est d’abord 10 millions de travailleurs en grève sous la conduite de leurs syndicats. À présent, "le peuple" confirme son nouveau rôle spécifique d’acteur social et politique. C’est vrai dans tous les cas actuels. Sans exception d’un bout à l’autre de la planète. Qui est "le peuple" ? Sur le plan sociologique, il se présente comme l’addition des classes populaires et des classes moyennes, convergence détonante des sociétés contemporaines » [11].

On pourrait, à l’inverse, arguer qu’au cours de la dernière période, « sans exception d’un bout à l’autre de la planète », c’est le mouvement ouvrier, mobilisé et actif en tant que tel qui continue à représenter un facteur décisif pour faire basculer toute situation politique. Si l’on se réfère à la conjoncture hexagonale actuelle, avec la lutte des raffineurs et des énergéticiens, cela semble tomber sous le sens. Mais cela est également vrai dans l’ensemble des mouvements de contestation auxquels nous avons pu assister contre l’ordre institué depuis les Printemps arabes, pour ne pas remonter en amont de 2011. Dans le cas de ces processus, dont les différents mouvements mélenchonistes ont été solidaires, la Tunisie puis l’Egypte ont constitué, malgré « l’hiver » que les deux pays connaissent aujourd’hui, les pointes avancées des révolutions arabes. Si c’est le cas, c’est parce que la base de l’Union générale tunisienne du travail, les travailleurs de Sfax et du bassin minier de Gafsa, d’un côté, la classe ouvrière égyptienne de Mahalla, d’Alexandrie et de la banlieue du Caire, de l’autre, ont déployé toute leur force, par la grève générale, pour faire tomber les dictatures de Ben Ali et de Moubarak.

Le Chili de 2019 ne fait pas exception à cette règle [12]. A Santiago, la rébellion commence le 14 octobre, « en sous-sol », dans les couloirs du métro, à l’initiative de la jeunesse scolarisée de la capitale qui décide massivement de frauder et de passer par-dessus les tourniquets à l’entrée des stations pour protester contre l’augmentation de 3% (30 pesos) du prix du ticket de transport. La hausse de trop, dans un pays où la précarité et le privé règnent en maître depuis la dictature. La révolte s’étend ensuite rapidement « à la surface », à la fois géographiquement et d’un point de vue générationnel, non seulement aux classes populaires de la capitale mais également à toutes les villes du pays, pourtant non-concernées par la question de l’augmentation du prix du métro. Le gouvernement ultra-libéral de Sebastián Piñera, droit dans ses bottes, tente alors de discréditer la mobilisation et de décapiter, par la répression, son aile marchante. Il proclame l’état d’urgence le 19 octobre. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, au niveau de l’opinion publique. Le 25 octobre, les manifestations les plus importantes de l’histoire du pays paralysent toutes les villes chiliennes, avec près d’un million de personnes dans les rues de Santiago. Mais c’est aussi et surtout l’entrée en mouvement de la classe ouvrière qui change la donne. Par un phénomène de pression sur les organes directeurs de la Centrale Unique des Travailleurs, liés aux Parti communiste mais également aux socialistes et aux chrétiens-démocrates qui ont cogéré le Chili néo-libéral depuis les années 1990, les débrayages dans des secteurs consistant du monde du travail forcent la main aux syndicats qui finissent par appeler à la grève générale. C’est ce qui fait définitivement perdre l’initiative au gouvernement.

Ainsi, le point d’orgue du processus est la grève nationale du 12 novembre qui articule les débrayages qui perturbent ou paralysent plusieurs secteurs de l’économie depuis fin octobre. Comme le soulignent Fabián Puelma et Pablo Torres, « la grève nationale du 12 novembre 2019, la plus importante depuis l’époque de la dictature, a été le moment où s’est manifestée toute la potentialité de [l’]alliance [entre jeunesse, classes moyennes et mouvement ouvrier] et la possibilité, pour la classe ouvrière en tant que telle, d’entrer en scène. Comme Piñera, lui-même, a pu l’admettre a posteriori, le 12 novembre a représenté un véritable "point de bascule". [Ainsi,] la grève du 12 novembre a paralysé 25 des 27 principaux ports du littoral pacifique, avec des taux d’adhésion de 90% dans l’administration publique, de 80% dans l’Education, une participation très forte dans la Santé ainsi que dans le secteur de la construction. Elle a ouvert un espace d’action qui a permis le déroulement et le niveau d’ampleur des mobilisations, mais également l’extension des barrages routiers sur les principaux axes de circulation du pays ainsi qu’un niveau très élevé d’affrontement avec les forces de répression, dans la rue et dans les quartiers populaires de la périphérie des grandes villes, les "poblaciones". La combinaison de la paralysie de secteurs clés de l’économie à des méthodes d’action directe a conduit à un arrêt du transport et des activités commerciales. Au cours de la journée, les manifestants ont attaqué des dizaines de postes de police ainsi que des casernes militaires. Les propos tenus par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gonzalo Blumel, à son patron, Sebastián Piñera, donnent une idée de la situation : "Monsieur le Président, nous avons perdu le contrôle de la rue… ". Le 12 novembre a donc représenté une véritable "journée révolutionnaire" qui a laissé le sort de Piñera suspendu à un fil. La chute du président, qui était déjà envisagée comme une possibilité dans les cercles du pouvoir et qui était l’une des revendications de celles et ceux mobilisés depuis octobre, aurait été une conquête de la lutte de classe et aurait probablement ouvert un processus révolutionnaire (…). Cela, néanmoins, aurait impliqué la poursuite de la grève générale et le développement d’organismes d’auto-organisation. Mais ce n’était pas l’objectif du "Bloque Sindical de Unidad Social", qui était la direction de la grève. A l’inverse, la direction du "Bloque" » exigeait l’ouverture de "négociations sans exclusive" avec Piñera de façon, soi-disant, à faire aboutir les revendications du mouvement, nos revendications. Mais à aucun moment le "Bloque" n’incluait, parmi ces revendications, "Dehors Piñera !", ni la convocation d’une Assemblée constituante libre et souveraine, qui étaient pourtant celles des manifestantes et des manifestants ».

Tout au long du processus, la mobilisation ouvrière est ainsi restée circonscrite à certains secteurs, certes importants, voire décisifs, mais n’a pas réussi s’étendre, outre l’interface portuaire du pays et plusieurs secteurs des services publics, aux bastions clés du modèle extractiviste chilien (mines, secteur agro-industriel, forestier et pêcheries). Cette mobilisation, par ailleurs, ne s’est pas traduite par la mise en place, à quelques exceptions près, comme à Antofagasta, grande ville du Nord, d’organismes d’auto-organisation permettant aux grévistes et à leurs alliés de déterminer la suite et le contenu du mouvement. Ce dernier est resté corseté par les directions syndicales et politiques liées à la gauche réformiste, allant des sociaux-démocrates, très discrédités, au PC et au « Frente Amplio » de l’actuel président Boric. C’est d’ailleurs ce qui a permis au régime de trouver l’issue de secours indispensable à sa propre survie au travers d’un « Accord pour la paix et pour la nouvelle Constitution ». C’est néanmoins l’activité des grévistes et la puissance de la grève qui ont poussé le régime dans ses derniers retranchements. C’est ce qui fait du Chili un cas à part vis-à-vis des autres mobilisations strictement « populaires », à savoir sans intervention en tant que tel, ou bien moindre, du monde du travail, et dont ont été le théâtre à la fin de l’année 2019 d’autres pays du Sud, à l’instar de l’Equateur et du Liban, que mentionne également Mélenchon dans ses textes. Tout à la justification de sa théorie de « l’ère du peuple », le leader de la France insoumise laisse cet élément central de côté. Et pour cause.

Ernest Pignon-Ernest « Chili-Résistance » (1977)

Constituante comme levier destituant ou instrument de canalisation et d’institutionnalisation ?

Enfin, dans la lecture que propose Mélenchon, la phase constituante représente le couronnement de ces « révolutions citoyennes » qui sont la combinaison de mouvements, en dernière instance de pression, « par en bas » et de changements « dans les urnes ». Comme il l’a souligné, à nouveau, à la veille de son séjour en Amérique latine, en juillet, « l’élection de Boric complète un processus de révolution citoyenne très avancé où le mouvement populaire a déjà gagné la convocation d’une assemblée constituante [13] ». Comme en témoigne l’article pré-référendum, plus critique, certes, de Boric, signé par Julian Calfuquir, de la direction du Parti de gauche, et Jim Delèmont, responsable relations internationales de l’UP, il s’agit-là d’une ligne politique qui est largement reprise au sein des instances mélenchonistes : « Au Chili, élites traditionnelles, médias et pouvoirs économiques se sont ligués contre le projet de nouvelle Constitution, visant à mettre un terme à l’architecture institutionnelle héritée de Pinochet. Le référendum en cours marque la conclusion d’un cycle débuté en octobre 2019 avec un soulèvement populaire massif contre le gouvernement néolibéral de Sebastian Piñera, suivi de la mise en place d’une Convention constituante puis de l’élection du Président Gabriel Boric ». Pour Mélenchon, encore, dans la « nouvelle étape. La plus décisive qui soit politiquement, la tenue d’une constituante [le]vote est issu d’un accord signé par tous les partis politiques en novembre 2019. Il avait été obtenu par la pression populaire ».

Ce faisant, Mélenchon et ses proches n’offrent pas seulement une lecture erronée du processus chilien de 2019, ils renversent les termes de l’équation politique qui devrait présider à toute théorie de la révolution qu’ils prétenden, à leur façon, soutenir [14]. La question de la Constituante peut être une perspective politique à défendre dans le cadre d’un mouvement de contestation d’un régime en place, discrédité et détesté. Pour Mélenchon, néanmoins, cette question est l’aboutissement d’un processus de changement, et non un point de départ possible visant à ce que, celles et ceux qui s’opposent au système fassent l’expérience de la démocratie la plus large que le système, dans un cadre capitaliste, puisse offrir et prennent, ce faisant, leurs affaires en main. Face à un gouvernement de droite dure, répressif et violent, arrimé à un pouvoir plongeant ses racines dans un régime issu de la dictature de Pinochet, symbolisé par cette fameuse Constitution de 1980, il existait au Chili la possibilité de défendre la perspective d’une Assemblée constituante libre et souveraine alors que le mouvement ouvrier, dans ses grands bataillons, n’avaient pas encore commencé à se mettre en mouvement. Le discrédit généralisé des partis politiques du régime post-pinochétiste exprimé par des millions de chiliens pendant plusieurs semaines d’intenses mobilisations entre octobre et novembre 2019 n’épargnait en effet pas les partis de centre-gauche. Comme le scandaient les manifestants, le problème n’était pas seulement les « 30 pesos » d’augmentation du ticket de métro, mais les « 30 años », à savoir les trois décennies de gestion néo-libérale du système par la Concertation, cette coalition PS-Démocratie-chrétienne qui avait été à la tête du pays entre 1990 et 2010 puis, avec le soutien du PC, entre 2014 et 2018, et qui n’avait jamais osé ni voulu s’attaquer à la Constitution de 1980 dans son ensemble. Dans ce cadre, l’aile marchante du mouvement de 2019 portait deux revendications : « Dehors Piñera ! » et « Assemblée constituante libre et souveraine », à savoir la convocation immédiate d’une Constituante sur la base de la chute du gouvernement et le démantèlement des instances législatives existantes pour déterminer, de la façon la plus démocratique possible et dans le cadre de la mobilisation en cours, les grands axes autour desquels réorganiser le pays, sa vie politique et sociale.

A l’inverse, l’opposition PS-Démocratie chrétienne, aiguillonnée par la majorité du « Frente Amplio », sous la houlette de Boric, est entrée en négociation avec le gouvernement de Piñera. Moins de 72 heures après la grève générale du 12 novembre, alors que les carabiniers continuaient à patrouiller dans les rues et à éborgner des manifestants, l’opposition et Boric ont signé un « Accord pour la paix et la nouvelle Constitution » qui laissait en place le gouvernement et prévoyait, sur le temps long et distendu d’un processus tortueux, la possibilité de mettre en place une Constituante. L’accord « signé par tous les partis politiques en novembre 2019 (…) obtenu par la pression populaire » [15] servait, en réalité, à faire retomber la pression, à offrir une porte de sortie à Piñera pour éviter sa chute et à reconduire le mouvement sur des canaux institutionnels, bien plus contrôlables et bien moins inflammables.

Par la suite, une « divine surprise », absolument inattendue, à savoir la pandémie de Covid 19, a permis à Piñera de vider définitivement la rue de ses manifestants et de gagner un temps précieux. Mais le mouvement avait été initié plusieurs semaines auparavant. Par la suite, les multiples chausse-trappes et garanties préventives établies par les partis conservateurs et le centre-gauche pour éviter que la Constituante ne soit « trop à gauche » (double référendum d’octobre 2020 sur la nature de la Constituante, mise en place de la règle de la majorité des deux-tiers pour éviter que les propositions les plus à radicales ne soient adoptées, etc.), ont été déjouées par celles et ceux qui, majoritairement, ont élu des député.es constituants marqués bien plus à gauche que ce à quoi s’attendaient les représentants du vieux système. En dernière instance, néanmoins, ce sont eux qui ont fini par gagner : le temps distendu des élections (rallongé de plusieurs mois par les impératifs sanitaires), les mécanismes indirects de représentation, les règles du débat au sein de la Constituante et le retour des vieilles méthodes de la « cuisine politicienne » [« la cocina »] qu’ont adoptées les député.es, même les plus critiques, ont fini par instaurer une distance croissante entre le nouveau projet de Constitution et les intérêts des classes populaires. Sur le papier le projet de Constitution était le plus progressiste ayant jamais existé à l’échelle internationale. Cependant, le découplage de la Constituante vis-à-vis de la dynamique de lutte qui avait marqué la situation chilienne en 2019 et vis-à-vis des classes populaires ayant quitté la scène de la politique directe, la politique de la rue et par la grève, a fini par replacer la Constituante dans le cadre de la politique traditionnelle, avec ses médiations et ses mécanismes de délégation. Le résultat est celui que l’on connaît : un rejet du projet de Constitution, que les post-pinochétistes se sont empressés de présenter comme une victoire, un ultérieur coup de barre à droite, par « pragmatisme » et « réalisme », du gouvernement Boric et un coup brutal asséné aux secteurs les plus militants et combatifs de la jeunesse, des classes populaires et du monde du travail, désorientés par ce résultat « venant de leur propre camp » et semblant signifier une défiance de ce dernier vis-à-vis des instances de changement et de transformation.

Mais ce résultat n’est pas le résultat d’une sorte de « vote contre-nature » de notre classe qui aurait voté contre son camp. C’est la conséquence logique de la stratégie planifiée de démobilisation, de canalisation et d’institutionnalisation initiée, précisément, le 15 novembre 2019, par l’ensemble des partis du régime et avec l’appui de Boric pour fermer la route à la dynamique initiée un mois plus tôt et qui menaçait de déborder complètement le cadre établi à la suite de la grève générale du 12 novembre. Ainsi, l’accord du 15 novembre a enterré, pour un temps en tout cas, le spectre de la révolution. La gauche réformiste, Boric en tête, a fait le reste. C’est pourtant cette perspective dont Mélenchon se revendique.

Depuis l’élection de Boric à la présidence et plus encore après le résultat négatif du référendum du 4 septembre, la gauche réformiste chilienne rejoue, sur un mode mineur mais tout aussi problématique, la logique qui a vertébré l’Unité populaire et l’allendisme. Comme le pointait déjà « La spirale », l’éclairant film d’Armand Matellart, Valérie Mayoux et Jacqueline Meppiel de 1976 portant sur les mécanismes médiatico-idéologiques aux soubassements du coup d’Etat, la bourgeoise chilienne s’est à nouveau montrée « beaucoup plus léniniste », à savoir beaucoup plus radicale et déterminée dans son approche des enjeux politiques et sociaux, que le gouvernement, soi-disant de gauche radicale. Face au rouleau-compresseur des fake-news qui ont émaillé toute la campagne, véhiculées par des médias et une presse aux mains du capital le plus concentré, la gauche a été timorée, et dans son discours, et dans la façon dont elle n’a rien fait pour mettre hors d’état de nuire la désinformation. Cela aurait impliqué d’intervenir sur le terrain de ce secteur monopolistique et la politique du gouvernement ne le prend pas en considération. Comme dans le cas d’Allende, dont Boric copie le style, des lunettes aux épaisses montres en passant par les tournures discursives lors de ses interventions publiques, le gouvernement a choisi de chercher des accords avec la Démocratie-chrétienne et les anciens partis du régime [16]. L’objectif affiché par Boric est de « consolider, pour avancer », pour reprendre la terminologie des années 1970 (« consolidar para avanzar), plutôt que d’avancer dans un programme de réformes sans coup férir (« avanzar sin transar »), et ce au nom du pragmatisme et d’une prétendue logique de responsabilité, face à une situation économique fortement dégradée qu’il hérite du gouvernement précédent et, soi-disant, pour ne brusquer ni le patronat ni le capital étranger. Ce faisant, à force de recentrage et de concessions aux anciens partis de la Concertation, comme en témoigne le remaniement ministériel post-référendaire, c’est de futures défaites, plus importantes encore, qu’il prépare, en désarmant politiquement le mouvement social et le monde du travail.

Jamais loin du Chili

Mélenchon et le mélenchonisme se caractérisent, périodiquement, par un gauchisme discursif, truffé de bons mots, de petites phrases ou de sorties radicales, destiné tout autant à « créer du buzz » qu’à faire pression sur ses alliés naturels, les sociaux-libéraux et les écologistes que les insoumis tentent de transformer en marchepied électoral, ou vice-versa, c’est selon. Cela est loin d’être nouveau. Dernier exemple en date, cette rhétorique radicale qui promettait, pour le 16 octobre dernier, de renouer avec les journées d’octobre 1789 de la marche des femmes sur Versailles. Mais le discours est systématiquement décorrélé du moindre début de plan pour la mettre en œuvre autrement que par des interventions parlementaires ou la mobilisation, souvent tardive, des élus, parés de leur écharpe tricolore, sur les piquets de grève. L’autre stratégie, de fond celle-là, ou fonds de commerce politique et électoral de Mélenchon, c’est la Constituante, mécano institutionnel qui théoriquement et sur le terrain pratique de la lutte des classes au Chili, indique les points aveugles et les impasses du mélenchonisme.

D’autres cas d’école sur lesquels le Parti de Gauche, la France insoumise ou l’Union populaire avaient tout misé pourraient également contredire les théories mélenchoniennes. On songera à l’échec retentissant, en Grèce, de Tispras et de son « plan B » vis-à-vis de Bruxelles ou encore, à la suite de son alliance avec les socialistes, à l’effondrement de Podemos, « nouvelle forme politique gazeuse » chère à Mélenchon. Malgré ces contre-exemples, l’impasse chilienne étant le dernier en date, le « sens commun » néo-réformiste de Mélenchon continue à primer. Sur le terrain stratégique, c’est également l’expression de la faiblesse de notre classe. Elle n’a pas réussi à déployer l’ensemble de sa force lors des derniers grands mouvements en date, de la Tunisie et l’Egypte des printemps arabes à « l’estallido » chilien de 2019 : « hégémonie » insuffisante, c’est-à-dire cette capacité du monde du travail à articuler autour de lui l’ensemble des secteurs opprimés et leurs revendications (de genre, de nationalité, autochtones, de la jeunesse, écologistes, etc.), limites dans la structuration des organismes d’auto-organisation pour décider et déterminer les objectifs et le développement de l’affrontement avec le capital et son État, absence de directions révolutionnaires à même d’opérer des démonstrations conséquentes dans des secteurs clés mobilisés. En creux, l’ensemble de ces éléments expliquent, pourquoi, pour un nombre important de militantes et de militants au sein du mouvement ouvrier organisé et de la jeunesse, les théorisations mélenchonistes, aussi faibles soient-elles, peuvent continuer à résister à l’épreuve de la réalité. Mais plus encore lorsque l’extrême gauche les évite ou s’accroche à leur remorque.

Le Chili a représenté tout à la fois l’un des derniers laboratoires de la révolution, au XX°, et le grand laboratoire ante-litteram du néo-libéralisme reaganiano-thatchérien. A nouveau, le système s’en est servi pour faire dérailler l’un des derniers épisodes majeurs dans la guerre contre la bourgeoisie et son système. Mais elle n’est pas perdue pour autant. Même dans les défaites et les moments de repli momentané, il faut faire trésor de la mémoire des combats et des conclusions politiques et stratégiques que l’on peut tirer de la lutte des classes. C’est ce à quoi s’attelle la gauche révolutionnaire au Chili dont font partie nos camarades du Parti des travailleuses et travailleurs révolutionnaires, bien déterminée à ce que le monde du travail et la jeunesse soient en capacité de renouer avec les combats de « l’estallido » de 2019. C’est également les conclusions que devrait tirer l’extrême gauche, en France, tiraillée et paralysée entre repli sectaire et suivisme du mélenchonisme. C’est en tout cas l’un des éléments que nous versons au débat dans le cadre du processus de fondation d’une nouvelle organisation révolutionnaire, plus que jamais nécessaire.

Patricia Israel (1939-2011) et Alberto Pérez (1929-1999), « América despierta » (1972), Museo de la Solidaridad Salvador Allende, Santiago

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Censé se tenir à l’origine le 26 avril 2020 mais reprogrammé en raison de la pandémie, le référendum du 25 octobre 2020 portait sur la possibilité de changer la Constitution et sur les modalités d’élection des députés à la Constituante. Le « oui » à la première question a remporté 78%, 79% des votant optant pour une Convention constitutionnelle entièrement élue, sans intromission des députés et sénateurs déjà en place. Les élections du 20 mais 2022 portait sur les députés à élire pour cette Convention. Ce scrutin a sanctionné l’ensemble des partis traditionnels, de centre-gauche comme de droite, une majorité des deux-tiers de députés constituants classés à gauche ayant été élus.

[2Comme en témoigne son ouvrage de 2007, En quête de gauche (Paris, Ed. Balland), ce n’est vraiment qu’au moment de sa rupture définitive avec le PS, où il milite trois décennies durant, que Mélenchon commence à se pencher non plus tant sur l’expérience luliste que sur les gouvernements Correa, Morales et Chavez, considérés comme « plus à gauche ». Du côté de la presse « progressiste » hexagonale, elle participe sans sourciller à la campagne de désinformation et de discrédit relayé par les médias conservateurs autour de « l’autoritarisme », du « populisme », de la « corruption » et de l’irresponsabilité » qui auraient entouré et caractérisé les gouvernements de gauche latino-américains, notamment les trois mentionnés plus haut. C’est « l’analyse » que l’on retrouve sous la plume de journalistes ou éditorialistes de renom, comme Joffrin, dans Libération, ou Paulo Paranagua, dans Le Monde. Dans le même mouvement, compte tenu de ses sympathies latino-américaines Mélenchon était accusé, à bon compte, d’être taillé dans le même bois. Tous, peu ou prou, reprenaient l’idée, véhiculée par Le Figaro, selon laquelle Mélenchon serait « l’apôtre des dictateurs révolutionnaires sud-américains ». C’était, bien entendu, un peu vite oublier ce dont était faite la droite néolibérale qui avait été remplacée au pouvoir par ces mêmes gouvernements de gauche après, le plus souvent, d’intenses mobilisations populaires. Une droite qui souhaitait revenir au pouvoir, par tous les moyens nécessaires, plus ou moins « pacifiques » et « démocratiques », mais le plus souvent orchestrés par des coups d’Etat qui ne disaient pas leur nom et soutenus par les Etats-Unis et l’Union européenne. On songera au renversement « constitutionnel » de Manuel Zelaya, au Honduras, en 2009, au putsch parlementaire contre Dilma Rousseff, au Brésil, en 2016, aux tentatives systématiques de déstabilisation du Venezuela, initiées avec le coup d’Etat d’avril 2002, ou encore au coup d’Etat contre Evo Morales, en Bolivie, en novembre 2019. On pourra se référer à ce propos à deux chapitres de Tariq ALI, Pirates of the Caribbean. Axis of hope, Londres, Verso, 2008, « The age of disinformation », notamment p.23-24, ainsi qu’à la reprise de l’analyse d’Henri Maler (ACRIMED), « Le Monde is not the worst but… », p.205-2012.

[3Sauf mention contraire, les citations de Jean-Luc Mélenchon sont tirées de quatre longs textes publiés sur sa page, à savoir « Et maintenant, le peuple ! », 27/10/2019, « Le Chili comme exemple », 22/10/2020, « Le Chili montre la suite », 05/07/2021, ainsi que « Sur le chemin des révolutions citoyennes », 13/07/2022.

[4Comme nous le soulignons plus haut, il s’agit d’un « miroir déformé ». Pour ce qui est des analogies, par ailleurs, on ne saurait, quoi qu’en pense Mélenchon, comparer l’UP à l’Union Populaire. La coalition électorale sous-tendant la candidature d’Allende en 1970 était structurée autour d’une base de classe extrêmement forte, avec des relais solides au sein du prolétariat, à travers ses liens à la CUT. Ce lien avec le monde du travail est non seulement beaucoup plus ténu, dans le cas du mélenchonisme, mais Mélenchon lui-même lui préfère un réseau plus lâche entre différents secteurs sociaux dans le cadre d’alliances électorales où l’axe central est représenté par les secteurs intermédiaires et la classe moyenne progressiste, en rupture de ban avec les sociaux-libéraux, davantage que par le salariat organisé

[5Parmi les autres références obligées, à la fois internationales et intellectuelles, du mélenchonise qui alimentent, à défaut de véritablement structurer, ses différentes prises de position, il y a, également, l’expérience espagnole de Podemos, les espoirs et les revers de Tsipras, en Grèce, ou encore la défense du « populisme de gauche » par Chantal Mouffe, sachant que ces trois « sources » s’alimentent largement, à leur tour, des expériences tirées du laboratoire latino-américain. Autour de la généalogie latino-américaine et para-latinoaméricaine du mélenchonisme, on pourra notamment se référer à l’ouvrage de Manuel Cervera-Marzal, Le populisme de gauche Sociologie de la France insoumise, Paris, La Découverte, 2021, p.69-83.

[6Il s’agit, ici, d’une référence au slogan lancé de façon paradigmatique au cours des Journées de décembre 2001 au cours desquels à Buenos Aires comme dans les autres villes d’Argentine, jeunes manifestantes et manifestants, chômeurs organisés (« piqueteros ») et toute une fraction ruinée des classes populaires et des secteurs intermédiaires affrontèrent le régime démocratico-néo-libéral mis en place à la suite de la chute de la dictature, en 1983, rejetant en bloc l’ensemble de la classe politique et conduisant au renversement du président Fernando De La Rúa. L’ouvrage de lancement de la candidature de Mélenchon à la présidentielle de 2012 s’intitule, d’ailleurs, Qu’ils s’en aillent tous, Paris, Flammarion, 2010.

[7Voir Le programme du Front de Gauche et de son candidat commun, Jean-Luc Mélenchon, Paris, EJL-Librio, 2011, p.61-66.

[8L’avenir en commun. Le programme de la France insoumise et son candidat Jean-Luc Mélenchon, Paris, Seuil, 2016, p.21. Il s’agit déjà de l’idée qu’il affirme déjà en 2010, dans un texte en polémique avec ce qu’il nomme le social-libéralisme et qu’il a pourtant servi, étant ministre délégué sous Jospin : « L’alternative est en réalité contenue dans la méthode qui permettra au peuple de reprendre le contrôle de la souveraineté politique, économique et culturelle du pays. Cela dessine l’ambition d’une révolution citoyenne comme perspective concrète de changement.Voir « Pour une révolution citoyenne », dans Jacques JULLIARD (dir.), Pour repartir du pied gauche, Paris, Flammarion, p.108.

[9L’Organisation communiste internationaliste (OCI) au sein de laquelle milite Mélenchon dans sa jeunesse et qui l’envoie, par la suite, au PS, comme de nombreux autres cadres (Cambadélis, Jospin, etc.), s’est caractérisée, comme on le sait, par une très grande frilosité vis-à-vis des émeutiers soixante-huitards. La « nuit des barricades » précédant le début de la grève générale de mai-juin 1968, l’OCI dénonçait ainsi les manifestants « petits-bourgeois » et les « provocateurs » du Quartier latin qui faisaient face aux forces de répression, appelant ses militants à quitter le terrain des affrontements.

[10Dernièrement, encore, dans son discours prononcé à l’occasion du troisième anniversaire du mouvement de 2019], Boric n’a pas hésité à reprendre la rhétorique de la droite au sujet des « pillages », du « vandalisme et des »actions criminelles » qui auraient caractérisé « l’estallido

[11Pressé de démontrer que la configuration « classique » du mouvement ouvrier et les processus révolutionnaires qu’il peut engendrer sont révolus, Mélenchon en devient confus sur le cas chilien. Les secteurs salariés qu’il cite comme ayant joué un central pendant la période de l’Unité Populaire ont, en réalité, été instrumentalisés par la droite, l’ambassade étatsunienne et les putschistes. Le mouvement ouvrier, dans son ensemble, et ses secteurs les plus avancés, organisés, notamment, au sein des Cordons industriels, ont joué un rôle moteur dans le processus chilien. En revanche, les « mineurs » chiliens, à savoir ceux de la grande mine de El Teniente, en 1973, au cours des derniers mois du gouvernement Allende, ou les « camionneurs », en l’occurrence un conglomérat de petits patrons, artisans et leurs employés, qui bloquent le pays contre le gouvernement, à partir d’octobre 1972, ont été utilisés comme l’un des fers-de-lance de la déstabilisation orchestrée contre l’Unité populaire. Les deux exemples montrent, en ce sens, qu’il n’y a pas, « par essence », de vertu eschatologique de la classe ouvrière dans ce que Mélenchon appellerait le « marxisme du XIX° et du XX° siècle ». Sans auto-organisation et direction révolutionnaire, le mouvement ouvrier peut être véhicule de pression sur le système voire, dans des cas extrêmes, comme le montre l’exemple chilien, certaines de ses fractions peuvent même être instrumentalisées à des fins « contre-nature » par la bourgeoisie elle-même.

[12Pour une étude plus détaillée du processus chilien, nous renvoyons à Pablo TORRES et Dauno TÓTORO (coord.), Rebelión en el Oasis, ensayos sobre la revuelta de octubre de 2019 en Chile, Santiago, Edición Ideas Socialistas, 2021.

[13Si cela devait être encore souligné, Mélenchon également, dans ce même texte, que la question de l’Assemblée Constituante, promise par la nouvelle cheffe de l’exécutif hondurien, Xiomara Castro, rencontrée, elle, par le leader de l’UP en juillet, est « l’élément central de la révolution citoyenne pour [lui] et pour [le] programme "l’Avenir en commun" ».

[14C’est la perspective que dessine Mélenchon. « Révolution ? Oui, car elle met en cause les institutions politiques et la propriété privée dans les domaines voués à la souveraineté populaire. Citoyenne, parce qu’elle repose sur la démocratie et la recherche de l’intérêt général ». Voir « Pour une révolution citoyenne », art. cit., p.108.

[15Pour être tout à fait honnête, il faut préciser que le Parti communiste chilien a refusé de participer à ces négociations qui s’inscrivait, pour l’aile la plus radicalisée des manifestantes et des manifestants, dans la traditionnelle « cuisine » [« cocina »] dont sont coutumiers les partis de la bourgeoisie chilienne. En dernière instance, cependant, malgré les tiraillements de sa base, la direction du PC a fini par le ratifier, en participant notamment au ticket présidentiel qui sera, au final, conduit par Boric en octobre puis décembre 2021, et en intégrant son gouvernement.

[16En 1968, déjà, les étudiants mobilisés de l’Université de Santiago dénonçaient El Mercurio, principal titre de la presse écrite chilienne, organe de la bourgeoisie, comme un journal qui « mentait » (« ¡El Mecurio miente ! »). Plus d’un demi-siècle après, cela reste la règle, sans que Boric et les siens n’aient bougé le petit doigt.
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