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Marx et la religion. Vous avez dit opium du peuple ?

« Opium du peuple », c'est à peu près tout ce qu'on retient des pensées de Marx sur la religion. Mais même s'il fut un athée convaincu, il serait erroné de faire du père du marxisme le fossoyeur impénitent de la religion.

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La dialectique de l’« opium du peuple »

Un phénomène contradictoire

Quand il énonce sa célèbre sentence sur la religion « opium du peuple » dans sa Contribution à la Critique de la philosophie du droit de Hegel en 1844, Marx reprend un thème largement employé dans la littérature anti-religieuse de l’époque. Il ne lui revient en somme de n’avoir trouvé que la formule qui a fait mouche et que l’histoire a retenue.
À cette époque, le jeune Marx est sous l’influence des idées de Feuerbach, auteur de L’Essence du christianisme en 1841, qui développe une critique de la religion à partir du concept d’aliénation. Très simplement, ce concept désigne le fait de rendre une réalité dont on est l’auteur étranger à soi-même. En somme, d’attribuer à un acteur imaginaire d’être l’auteur de la réalité ou, autrement dit, d’inverser l’ordre des causes et des conséquences entre la réalité et la fiction. C’est ce que Marx synthétise très succinctement en 1844 à propos de la religion en affirmant : « l’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme ».
Si le propos de Marx se situe encore à cette époque à une vision a-historique de la religion, il n’en aborde pas moins le phénomène d’un point de vue dialectique, c’est-à-dire en faisant ressortir les contradictions dont il est porteur. Ainsi, « la misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit ». On voit immédiatement que la religion n’est pas réduite à un simple abrutissement des masses mais que, comme l’opium, elle a pour fonction d’abrutir ceux qui ont toutes les raisons de se révolter contre la société. La religion est la conséquence de la misère sociale en même temps qu’elle en est la dénonciation. Elle peut également être considérée sous l’angle de la consolation de tous ceux qui ne supportent plus leur condition.

Une réalité historique et idéologique

C’est l’année suivante, entre 1845 et 1846, que Marx et Engels mettent au point une conception et une dénonciation clairement matérialiste de la religion dans leur ouvrage resté non-publié de leur vivant l’Idéologie allemande. Dans cette étude qui pose les bases de ce qu’on appelle le matérialisme historique, ou l’explication des processus historiques à partir des rapports concrets qu’entretiennent les hommes entre eux, Marx et Engels soutiennent que ce sont les rapports sociaux réels et concrets qui forment la base sur laquelle vont se développer les idées d’une société donnée. C’est ce qu’ils nomment l’idéologie. Ainsi, la religion ne serait pas cette réalité autonome qui flotterait dans les airs. Elle est le fruit d’une société construite par les hommes eux-mêmes. La conscience religieuse n’est alors, d’après la formule selon laquelle « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience », que le reflet des conditions de vie que la société fait vivre à ses membres.

Ainsi, la « critique de la théologie » qui devait se transformer en « critique de la politique » d’après le programme que Marx traçait en 1844 prend la forme d’un changement non pas des mentalités mais de la réalité sociale qui est au fondement de ces mentalités. Comme il le souligne d’ailleurs avec Engels en 1850 à propos du Compte rendu du livre de G. F. Daumer : « La religion de l’ère nouvelle. Essai de fondement combinatoire et aphoristique » : « Il est clair que tout grand bouleversement historique des conditions sociales entraîne en même temps le bouleversement des conceptions et des représentations des hommes et donc de leurs représentations religieuses ». C’est donc aussi à une transformation sociale effective qu’il faut se préparer contre les tentations utopiques d’en rester à attendre un au-delà rédempteur qui servirait à « sublimer une fois encore ce processus pratique, « extérieur », sous la forme transcendante d’une nouvelle religion ».

Matérialisme et religion

Les limites des Lumières

Si le marxisme repose indéniablement, dans ses fondements conceptuels, sur une critique de la religion et si nombres de ses adeptes, à commencer par Marx lui-même, sont et furent des athées convaincus, leur rapport au phénomène religieux n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. En effet, il serait aisé de se contenter d’opposer matérialisme et religion à partir d’une opposition binaire entre progressisme et réaction.

À rebours des Lumières, dont l’anti-cléricalisme et l’athéisme militant visait à faire chuter l’absolutisme royal appuyé sur le pouvoir de l’Église, Marx et Engels n’ont cessé « tout en restant matérialiste[s], athée[s] et adversaire[s] irréconciliable[s] de la religion » de voir dans cette réalité une contradiction vivante ayant son, selon Michaël Löwy, « rôle dans la légitimation de l’ordre établi, aussi bien que, les circonstances sociales s’y prêtant, son rôle critique, contestataire et même révolutionnaire » [1]. Ainsi, conformément à leur vision dialectique des phénomènes sociaux, Marx et Engels n’ont pas condamné unilatéralement la religion comme opposée à la lutte des classes. Ils ont, au contraire, souligné dans quelle mesure elle pouvait s’en faire l’écho et même en être l’une des figures.

Les deux facettes de la religion

Engels s’est longuement attaché à démêler, dans la réalité historique de la religion, une religion instrumentalisée par le pouvoir constitué et qui endosse un rôle clairement réactionnaire et une ligne plus souterraine qui, des hérésies cathares jusqu’à insurrections paysannes de Thomas Münzer (1489-1525), montre un visage plus révolutionnaire de la religion, même s’il est inhibé par ses idéaux utopistes. Depuis le christianisme primitif jusqu’aux guerres de religions, on peut lire dans les conflits sociaux qui se « dissimulaient sous le masque de la religion », l’émergence du « grand antagonisme entre l’opposition bourgeoise et l’opposition paysanne-plébéienne ».
Il n’est qu’à voir comment Engels compare les chrétiens primitifs, adeptes de la parole de justice du Christ, avec le mouvement ouvriers modernes, lui-même épris d’une envie de justice : « Tous deux, le christianisme aussi bien que le socialisme ouvrier prêchent une délivrance prochaine de la servitude et de la misère ; le christianisme transpose cette délivrance dans l’au-delà, dans une vie après la mort, dans le ciel ; le socialisme la place dans ce monde, dans une transformation de la société ». Les deux mouvements partagent un même refus de la misère de la société qui sort de la bouche des opprimés et de tous ceux qui souffrent mais ils se distinguent néanmoins par des visées distinctes. Alors que la religion lançait ses forces vers un au-delà utopique, le mouvement ouvrier naissant concentrait ses forces pour changer les choses ici et maintenant. Se pose dès lors la question de savoir quelle attitude adopter face à la religion quand on se prépare à la révolution.

Politique et religion

La Commune et la religion

Contre l’athéisme autoritaire qui ne fait que raffermir les convictions par ses persécutions, Marx et Engels n’ont jamais fait l’apologie de cette forme extrême de refus de la religion. Leur position par rapport à la politique des blanquistes pendant la Commune de 1871 est, à ce titre, très éclairante. Alors que les partisans de Blanqui soutenait l’abolition pure et simple de la religion dans la Commune, Engels critique cette « exigence de transformer les gens en athées par ordre du mufti ».
En opposition avec le mouvement réel de transformation de la société, ce n’est pas l’interdiction de la religion que les révolutionnaires devaient mettre à leur programme mais l’émancipation des institutions publiques de la religion. C’est ce qui fut réalisé par les communard le 2 avril 1871 lorsque « furent décrétées la séparation de l’Église et de l’État et la suppression du budget des cultes, ainsi que la transformation de tous les biens ecclésiastiques en propriété nationale ; en conséquence, le 8 avril, on ordonna de bannir des écoles tous les symboles, images, prières, dogmes religieux, bref « tout ce qui relève de la conscience individuelle de chacun », ordre qui fut réalisé peu à peu ». Renvoyée à la conscience de chacun, la religion, dans une période de transformation sociale et par conséquent de transformation radicale des consciences, n’avait nul besoin d’être abolie sous prétexte de pureté révolutionnaire. Les écoles libérées de son emprises et les prêtres rendus à la charité de leurs fidèles n’avaient plus de pouvoir politique effectif.

Lutte pour l’athéisme ou lutte des classes ?

Dans le combat de la lutte de classe, c’est incontestablement la lutte de classe qui doit l’emporter sur la lutte contre les idées religieuses. Dans une société marquée par des divisions économiques qui se reflètent en conceptions religieuses, il serait absurde de vouloir s’attaquer aux conséquences sans s’en prendre aux causes. Lénine soulignait que « le marxiste doit être un matérialiste, c’est-à-dire un ennemi de la religion, mais un matérialiste dialectique, c’est-à-dire envisageant la lutte contre la religion, non pas de façon spéculative, non pas sur le terrain abstrait et purement théorique d’une propagande toujours identique à elle-même mais de façon concrète, sur le terrain de la lutte, de classe réellement en cours, qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout ».

D’ailleurs, la séparation entre une croyance abstraite opposée à une condition sociale concrète n’est elle-même pas si évidente. Lénine met en garde contre les raisonnements qui érigent en « barrière absolue » ce qui n’est qu’une « barrière mobile » et qui est « indissolublement lié dans la réalité vivante ». Dans la confusion des idées qui règne nécessairement dans l’esprit de larges pans de la société, « l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel » importe peu en comparaison de « l’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre ». Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, Lénine ne faisait pas de l’athéisme une condition indispensable pour faire s’élancer dans la lutte des franges entière de travailleuses et de travailleurs également animées de conceptions religieuses. L’école de la lutte de classe effective est bien plus efficace que n’importe quel sermon sur les illusions religieuses.

[1] (Michaël Löwy, L’opium du peuple ? Marxisme critique et religion, Contretemps n°12 2005, p.75)


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