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Lordon et « l’extrême gauche » en ligne de mire

Limogeage d’Aude Lancelin à L’Obs : une décision politique ?

Les propos tenus sur Aude Lancelin et son conjoint (Frédéric Lordon) semblent venir d’une chasse aux sorcières d’un autre temps. Par exemple, les années 50 aux États-Unis, au hasard. Sous prétexte de raisons managériales, la journaliste de l’Obs qui s’occupait des pages débats a été licenciée au mois de mai, après un Conseil de Surveillance réunissant les principaux actionnaires Niel, Bergé, Pigasse et Claude Perdriel. En réalité, sa « connivence avec l’extrême gauche » et notamment son rapport avec Frédéric Lordon, a dérangé, jusqu’à l’assainissement pur et simple du journal par l’action conjointe des actionnaires et du directeur de la rédaction. Ses écrits, d’après eux, auraient eu un caractère « antidémocratique ». Syd B.

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L’affaire est donc loin d’être sans rapport à sa relation avec Frédéric Lordon. Lordon, cible des élucubrations les plus folles depuis le mois de mars : Lordon l’initiateur secret de Nuit Debout, son « chef », son « gourou », a-t-on même pu lire. Si l’universitaire soutient le mouvement depuis ses débuts, il n’est en rien ce « chef » qui guiderait d’une main de fer Nuit Debout et ses manifestations sauvages. Mais sa prose pénétrante et caractéristique a, dès les premières interventions, affolé certains médias désireux de voir là une sorte de secte, qui se sont empressés d’en faire « le porte-parole de Nuit Debout ». Décrit comme un maître à penser colérique, le personnage dérange de par ses positions « extrêmes » dans la plupart des médias. L’économiste se dit consterné et mal à l’aise d’avoir visiblement pesé dans la décision de licenciement de sa compagne. « Lui faire porter des faits et gestes dont je suis l’auteur est scandaleux », a-t-il exprimé.

Le tour de vis médiatique s’accélère

On le savait, les propriétaires des médias sont des actionnaires de groupe. Rappelons que Patrick Drahi tient Libération, que le Monde revient à Niel, Pigasse et Bergé, que les Echos et le Parisien sont le domaine de Bernard Arnault, que le Figaro, c’est Dassault. On constate ces influences dans les textes. Mais il est rare de voir une démonstration aussi brutale de leur influence, en passant par une connivence éhontée avec les hautes sphères du pouvoir.

Le malaise est accentué par le fait que si son collègue adjoint a également été remercié, sans doute pour camoufler un peu l’ensemble, lui a été placé ailleurs à un autre poste dans le journal tandis qu’Aude Lancelin a bel et bien été licenciée.

Une opération de police intellectuelle

On voit toute l’hypocrisie d’une ligne éditoriale qui prétend montrer toutes les gauches (l’Obs doit être le journal de « toutes les gauches », « jouer un rôle d’agitateur d’idées ») et qui s’offusque que sur un communiqué de Valls sur la déchéance de nationalité, ses rédacteurs prennent la peine d’évoquer des arguments contradictoires. En janvier en effet, l’Obs publiait une tribune de Valls, suivie de 6 points de vue de personnalités qui s’insurgeaient contre le projet de déchéance de nationalité, sur l’impulsion d’Aude Lancelin. Alors, qu’est-ce qui est antidémocratique pour la direction de l’Obs ? Donner la parole à Nuit Debout ? Faire vivre les pages débats ? Être à gauche de la gauche ? Ou tout simplement le fait qu’il soit possible de s’insurger, quand bien même ce serait timide ?

Ne nous méprenons pas, toutes les gauches, c’est en l’occurrence celle de Valls et Hollande. Les pages débats, ça ne doit surtout pas concerner Nuit Debout, né autour de la mobilisation contre la loi Travail, offrant un espace de débat qui rêve d’un autre monde, un monde qui serait anticapitaliste. Pas dans la ligne politique du journal bien évidemment, mais désormais, il s’agirait pour la jeune journaliste de s’autocensurer pour rester à son poste. Alors même que dans ses fonctions elle n’a fait que donner la parole à un mouvement social qu’il aurait été idiot, en tant que journaliste, d’éclipser.

Il s’agit d’une grave atteinte à la liberté de la presse, d’opinion et à la liberté d’informer. Les rédacteurs de l’Obs ont publié une tribune s’opposant fermement et collectivement à cette décision et ont voté une motion de défiance contre le directeur de la rédaction. Preuve que l’argument de la ligne politique du journal n’est pour eux absolument pas valide, et surtout, fait unique dans l’histoire du journal, a fait beaucoup de bruit dans l’univers de la presse et des intellectuels.

Les responsables ne s’en cachent même pas

Un nouvel élément de l’affaire appuie le licenciement politique : un sms maladroit de Claude Perdriel (cofondateur et actionnaire à 34 % du magazine) à la jeune femme : « Chère Aude (…) La décision du dernier conseil de surveillance est irrévocable (…) Je respecte vos opinions mais je pense qu’elles ont influencé votre travail. » Tout au long du mois de mai les principaux actionnaires et la direction n’ont cessé de se contredire. Si les motivations sont managériales, pourquoi répéter que les pages débats étaient en contradiction avec la ligne du journal, que son travail sur la déchéance de nationalité n’était « pas éthique », ou que ses opinions politiques ont influencé son travail ?

Une décision politique

L’éditorialiste et cofondateur de L’Obs Jean Daniel le dit mieux que nous, il suffit juste d’enlever la négation dans un aveu clair pour tout le monde : ce licenciement a une motivation politique et est « dicté par la triste défense d’un gouvernement aux abois ». « Aude est une bonne journaliste, mais quand elle fait accompagner une interview de Manuel Valls de cinq contradicteurs, ce n’est pas éthique », explique Claude Perdriel, cofondateur et actionnaire.

Dans Libération, un collectif a été lancé, rassemblant des signataires de tous horizons contre ce licenciement « abusif » : économistes, élus, écrivains, journalistes, historiens. La journaliste va saisir les prud’hommes pour se défendre d’un licenciement purement politique, sans motif ni réel ni sérieux. Certains lecteurs de l’Obs ont visiblement trouvé scandaleux non qu’Aude Lancelin soit licenciée, mais que les lecteurs n’aient pas été informés qu’elle était la compagne du dangereux extrémiste Frédéric Lordon !

Mais qui impose la pensée unique ?

Perdriel accuse Lancelin de ne montrer qu’une pensée unique dans les pages débats, et d’avoir eu des propos antidémocratiques, accusation risible après quelques lectures de ses articles. En revanche, il ne se cache même pas de prôner la doctrine libérale à toutes les sauces. Avec des propos aberrants de la part de ses soutiens : « Aude a ajouté à sa dimension politique d’extrême gauche une pensée économique abrasive : l’économie telle que l’on nous l’enseigne est remise en question par les économistes dits atterrés. Ils remettent en cause les principes comme l’autorégulation des marchés. Donner une place à ces penseurs devient subversif. »

Dans un tel cadre, le « Quand on respecte son lecteur, on ne lui impose pas une idée » de Perdriel nous fait rire jaune. Si remettre en question le mythe de l’autorégulation des marchés est subversif, alors que penser du renforcement des inégalités et de l’échec des politiques d’austérité, ou pire, de l’anticapitalisme ? Sûrement des mythes là aussi. La direction ne se contente pas de défendre une ligne « social-démocrate » en soutenant de tels propos, elle se place dans une idéologie libérale encore plus rétrograde, avec laquelle même certains des économistes les plus libéraux ont pris leurs distances. Un comble.

La presse au service de Hollande et du MEDEF

La presse aux ordres du politique pour façonner une pensée unique, c’est encore une preuve de la dureté du virage que le gouvernement a décidé de prendre. Comment Hollande tente de se rassurer sur sa candidature en 2017, on ne le savait pas, voilà la réponse : en supprimant les voix qui pourraient éventuellement montrer l’existence et les revendications d’autres gauches dans un journal lu par 2,5 millions de Français.

Vivre « sous un gouvernement de gauche » est décidément une expression qui n’a plus aucune valeur, qu’on ne dira plus, sous une volée de bois vert contre tous les principes qui ont construit la gauche. Et les pages débats, visiblement, ne devraient faire débattre que les sociaux-démocrates entre eux. Dans un débat, maintenant, on doit suivre une ligne, d’autant plus stricte. Voilà des soirées très animées qui s’annoncent.


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