Notes de lecture

Les situationnistes, la cybernétique et l’automatisation

Juan Sebastian Carbonell

Les situationnistes, la cybernétique et l’automatisation

Juan Sebastian Carbonell

Quel est le rapport des avant-gardes artistiques au travail et au changement technologique ? Et que dit ce rapport de leur façon de penser le changement révolutionnaire de la société ? Dans With and Against. The Situationist International in the Age of Automation (Verso, 2023), Dominique Routhier étudie comment le situationnisme, une des principales avant-gardes artistiques et politiques de l’après-guerre, s’est formé en se confrontant à la question de la cybernétique, de l’informatique de l’automatisation.

Dans With and Against, Dominique Routhier cherche à montrer comment la technologie d’après-guerre devient pour le situationnisme un objet d’intérêt, d’attaques et de critiques, ainsi qu’une source d’inspiration. Cette lecture contradictoire, faite selon l’auteur d’« attraction » et de « répulsion », est ce qui caractérise l’attitude des situationnistes à l’égard du changement technologique à partir des années 1950. Toutefois, la technologie qui intéresse les situationnistes n’est pas la même que celle qui a influencé d’autres avant-gardes artistiques. De la même façon que les surréalistes ou les constructivistes ont formulé leur vision du travail à une époque de mécanisation croissante et d’extension du taylorisme dans les univers de travail, c’est la cybernétique – comprise comme l’étude des systèmes d’information et de leur gouvernement –, et l’automatisation qui incarneraient le mieux l’esprit du temps de l’après-guerre [1].

Mais qu’est-ce qui a rendu possible cette critique ambiguë de la cybernétique et de l’automatisation, alors que le marxisme dominant célébrait le « développement des forces productives » et la libération du travail par le machinisme ? Pour cela, il fallait tout d’abord que l’étau du stalinisme se desserre sur la vie intellectuelle française. Routhier rappelle qu’après la guerre, les espoirs d’une révolution en France s’estompent : malgré la grève de Renault de 1947 et celle des mineurs du charbon de 1948, la Quatrième République se stabilise. Peu de temps après, la mort de Staline, le rapport Khrouchtchev et l’écrasement de la révolution hongroise de 1956 allaient favoriser une prise de distance de la gauche marxiste à l’égard du stalinisme et de l’URSS. Le « gauchisme » des années 1950-1960, dont font partie le situationnisme et son ancêtre l’Internationale lettriste, est né dans ce contexte de rejet du léninisme (assimilé à tort au stalinisme), du « marxisme-léninisme » comme idéologie officielle de l’URSS et de la bureaucratie d’État.

De la même façon, le rapport paradoxal des situationnistes à l’égard du changement technologique allait se nourrir de la critique des discours optimistes sur le progrès et la modernité, portés par un contexte économique marqué par la reconstruction d’après-guerre et la « modernisation » de l’économie française. Ces discours mettaient au coeur de cette économie une nouvelle catégorie de salarié, distincte des ouvriers et des employés : le cadre d’entreprise. La représentation dominante de la classe ouvrière (c’est-à-dire celle du Parti communiste) était mise à mal par l’émergence de l’idée d’une « nouvelle classe ouvrière », thèse portée notamment par Serge Mallet [2]. Selon lui, l’automatisation, les nouvelles technologies ainsi que l’émergence de nouveaux secteurs industriels (pétrochimie, électronique, aéronautique, etc.) rendraient caduque la thèse, défendue par un certain marxisme, de la paupérisation continue de la classe ouvrière et de la polarisation de la société de classes. Le monde ouvrier ne serait plus marginalisé, mais progressivement intégré à la société de consommation, ce qui conduirait à constater une élévation progressive du niveau de vie et de qualification. La société d’après-guerre verrait moins d’ouvriers spécialisés, et plus d’opérateurs qualifiés, de techniciens, d’ingénieurs et de cadres. Devant la technologisation de la production, l’existence même d’ouvriers, selon Mallet, tendrait à devenir « irrationnelle », et toutes leurs revendications, que celles-ci soient révolutionnaires ou plus terre à terre, comme celles qui portaient sur la défense de l’emploi face aux restructurations, ne seraient plus porteuses d’aucune généralité mais toutes réduites au statut de revendications « corporatistes ».

C’est dans ce double contexte de crise du marxisme stalinisé et de « modernisation » d’après-guerre que les situationnistes ont cherché à inventer une esthétique politique nouvelle, influencée par l’automatisation et la cybernétique. Pour ce faire, il fallait à la fois prendre le chemin inverse que celui qu’emprunte le socialisme réel, repris par presque tous les groupuscules à la gauche du PCF, et proposer dans le même temps une critique radicale de l’avant-garde artistique institutionnalisée, représentante d’un art domestiqué par le capital. Pendant toute leur existence, les situationnistes ont pris pour cible les différentes mises en scène d’un « art cybernétique », ou de connivences entre la cybernétique et l’esthétique. Ils ont ainsi appelé au boycott du Festival d’art d’avant-garde de Marseille de 1956 – où Nicolas Schöffer a présenté sa célèbre sculpture robotique CYSP à la Cité radieuse du Cobusier, en présence de plusieurs représentants de l’État – ou des conférences d’Abraham Moles, théoricien des rapports entre esthétique et cybernétique – accusé par les situationnistes de vouloir « programmer les futurs cadres ».

Cette critique de l’avant-garde artistique institutionnalisée va déboucher sur un rejet de l’idée même d’avant-garde. Celle-ci ne peut plus, à leurs yeux, porter un projet d’émancipation, dans la mesure où elle aurait été cooptée par l’État afin de justifier son programme de « modernisation » de l’économie française. L’avant-garde ne se situerait pas, ou plus, du côté du mouvement révolutionnaire, dont les espoirs auraient été déçus au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, mais du côté de l’État et de ses velléités modernisatrices. En effet, la notion d’avant-garde « était désormais au service de l’État et non plus au service de la révolution » (p. 112).

Pour autant, même si la cybernétique représente aux yeux des situationnistes le danger de l’avènement d’une « société de contrôle » [3], ceux-ci embrassent tout de même l’hypothèse cybernétique selon Routhier, mais ils en rejettent ses objectifs politiques. C’est-à-dire qu’en lieu et place d’une célébration du modernisme par les artistes officiels et institutionnels, les situationnistes ont développé une vision propre de la modernité et du changement technologique. On le voit dans leur façon de représenter le travail et/ou le travailleur. Celui-ci n’est pas dépeint sous la forme d’un travailleur manuel, transformant directement la matière, mais plutôt sous la forme d’un opérateur qui intervient indirectement dans la production, dont l’exemple paradigmatique est le travail de surveillance-contrôle dans l’industrie chimique ou nucléaire. Dans cette nouvelle représentation, le travailleur n’est plus au centre de la production mais à sa périphérie. Pour le dire autrement, la classe ouvrière perdrait son privilège politique, elle n’est plus le sujet de la transformation sociale. En cela, la vision que les situationnistes entretiennent du travail et de la production n’est pas étrangère aux théorisations contemporaines de courants d’extrême gauche comme le Comité invisible [4].

Le discours des situationnistes sur la cybernétique et l’automatisation était donc à la fois une critique de son idéologie – qu’elle soit capitaliste ou marxiste – dans la France d’après-guerre, et « le développement des perspectives exclues par une telle idéologie » (p. 155). Nous pouvons le lire dans différents textes, dont « Les situationnistes et l’automatisation », d’Asger Jorn, publié en 1958, dans le numéro 1 de la revue Internationale situationniste. Dans celui-ci, Jorn affirme que « socialiser les moyens de production » n’est pas suffisant, et ne change pas le problème fondamental de la technologie : celle-ci, qu’elle soit capitaliste, ou socialiste, continue de contribuer à l’aliénation des travailleurs. Le but du socialisme ne devrait pas être de produire plus de marchandises grâce à une production automatisée, de même qu’il ne peut pas se réduire à diminuer le temps de travail grâce à l’automatisation. Il faudrait plutôt imaginer une autre forme sociale pour l’automatisation, afin que celle-ci ouvre la « possibilité de découvrir en permanence des nouveaux désirs ».

En ce sens, les situationnistes participent à un débat séculaire au sein du marxisme sur les rapports entre technologie et émancipation, où, pour le dire vite, deux positions s’affrontent (y compris au sein des textes de Marx). D’un côté, il faudrait se saisir des possibilités ouvertes par les « machines libératrices » dont parle Paul Lafargue dans Le droit à la paresse, afin de réduire le temps de travail à son strict minimum et d’étendre le « royaume de la liberté ». De l’autre, il faudrait porter un regard critique non seulement sur l’usage des machines, mais aussi sur leur conception. On peut penser à la façon dont Harry Braverman parle de la chaîne de montage comme d’une « relique barbare », propre au mode de production capitaliste, car elle porte à son paroxysme la dissociation entre conception et exécution du travail [5].

On peut dire que les situationnistes appartiennent résolument à la deuxième tradition, tout en étant ayant eux-mêmes repris à leur compte l’hypothèse cybernétique de la fin du travail, selon laquelle le travail ouvrier, manuel ou d’exécution, disparaîtrait face au progrès technologique [6]. On le voit bien, le rapport des situationnistes à la cybernétique et à l’automatisation est contradictoire. Toutefois, leur critique fait sens aujourd’hui, dans un contexte où prolifèrent à nouveau les discours optimistes, pour ne pas dire béats, à l’égard des nouvelles technologies. Or ce ne sont plus les technocrates de l’État qui soutiennent que la révolution est en passe d’être remplacée par le progrès technologique, mais les futurologues et les entrepreneurs du numérique. Ils défendent un « solutionnisme technologique », qui veut que la solution aux problèmes sociaux (misère, exploitation, réchauffement climatique) n’est pas politique, mais technologique. Leur rhétorique est aussi à l’image de l’époque. Ils ne défendent plus une « modernisation » au service de la croissance, mais des solutions technologiques pour les problèmes qu’ont engendrés les modernisateurs avant eux.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1À ce sujet, voir Alastair Hemmens, Ne travaillez jamais. La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord, Crise & Critique, 2019.

[2Serge Mallet, La nouvelle classe ouvrière, Seuil, 1963.

[3Deleuze, Gilles. « Les sociétés de contrôle », EcoRev’, vol. 46, no. 1, 2018, pp. 5-12.

[4Voir à ce sujet : Juan Sebastian Carbonell, « La sociologie implicite du Comité invisible », L’Homme & la Société, vol. 208, no. 3, 2018, pp. 249-268.

[5Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Editions sociales, 2023.

[6Jason E. Smith, « On Dominique Routhier’s With and Against : The Situationist International in the Age of Automation », e-flux, 5 décembre 2023.
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