[Histoire(s)]

Les femmes ont toujours fait grève

Suzanne Icarie

Les femmes ont toujours fait grève

Suzanne Icarie

Contrairement à la grève lancée par les ouvrières de Petrograd le 23 février 1917, aucune des journées d’action collective menée par les salariées anglaises, au cours du XIXe siècle, n’a jamais enclenché de processus révolutionnaire. Cela a conduit certains historiens, y compris le marxiste Eric Hobsbawm, à minorer ou à nier le rôle des travailleuses dans l’histoire de la lutte des classes à l’ère industrielle.

Contrairement à la grève lancée par des ouvrières de Petrograd le 23 février 1917, aucune des journées d’action collective menée par les salariées anglaises, au cours du XIXe siècle, n’a jamais enclenché de processus révolutionnaire. L’échec de ces mobilisations de femmes a donc conduit certains historiens, y compris le marxiste Eric Hobsbawm (1917-2012), à minorer ou à nier le rôle des travailleuses dans l’histoire de la lutte des classes à l’ère industrielle. En se mobilisant contre cet effacement, les historiennes féministes socialistes des années 1970 ne cherchaient pas seulement à rendre aux travailleuses du passé leur place dans les manuels d’histoire. S’interroger sur les mécanismes ayant permis l’invisibilisation des grèves de femmes dans le passé était surtout pour elles un point de départ pour (ré)concilier mouvement de libération des femmes et luttes de toutes les travailleuses et travailleurs.

S’il était besoin d’une preuve supplémentaire de la popularité planétaire d’Eric Hobsbawm, elle a été fournie par la récente élection de Lula au Brésil. Afin de réaffirmer symboliquement que leur candidat élu était toujours un homme de gauche, nombre de ses soutiens ont fait circuler sur les réseaux sociaux une photographie prise en 2011 : on y voit l’ancien et futur président du Brésil côtoyer Eric Hobsbawm, incontestablement l’un des historiens marxistes les plus cités à l’université et les plus connus du grand public. Au sein des milieux militants et parmi les historien.ne.s engagé.e.s à gauche, les travaux d’Hobsbawm ne sont cependant pas l’objet d’une réception uniformément positive. Dans une interview de 2016, l’historien italien Enzo Traverso regrette ainsi qu’Hobsbawm, quoique marxiste, ait fini par signer des ouvrages disjoints de la « perspective d’émancipation et de changement social, politique, historique ». Le décalage entre le marxisme universitaire d’Hobsbawm et les mouvements sociaux de la deuxième moitié du XXe siècle est particulièrement sensible dans le traitement qu’il a réservé au travail des femmes et au groupe des femmes travailleuses.

Certaines admiratrices et admirateurs d’Hobsbawm conviennent que l’historien n’a pas accordé une place suffisante à la question du genre dans ses écrits. Dans son best-seller L’Âge des extrêmes, il affirme même qu’employer en histoire ce concept relève de l’idéologie ! Pour les féministes britanniques, le problème est cependant plus profond. En effet, Hobsbawm ne s’est pas contenté de rester silencieux sur les rapports entre femmes et révolution. Lorsqu’il a abordé la question dans certains de ses articles, il a en fait contribué à consolider des stéréotypes de genre colportés depuis le XIXe siècle par une partie du mouvement syndical : en acceptant de bas salaires et en peinant à s’organiser politiquement, les femmes constitueraient une arrière-garde dans la lutte des travailleurs contre le capitalisme.

Dans un article de 1978 [1], traduit la même année en français, Hobsbawm cherche par exemple à expliquer pourquoi l’idée de révolution est généralement représentée sous les traits d’une femme lors des révolutions de 1830 mais qu’elle a pris le visage d’un homme dans les années 1880. Son hypothèse est que ce changement iconographique est le reflet d’une évolution sociale concrète : à l’époque industrielle, les femmes ne seraient plus en mesure de prendre la tête de mouvements populaires car le travail salarié occupe seulement une place provisoire ou marginale dans leur existence. À propos de la place relative des femmes dans le mouvement des travailleurs britanniques au XIXe siècle, il écrit par exemple : « dans les petits centres industriels et miniers où lieu de travail et lieu de vie restaient inséparables […] elles [les femmes] prenaient part aux grèves, de façon publique, visible et essentielle, mais elles n’étaient pas elles-mêmes grévistes. » [2]

Publié dans une revue historique radicale, cet essai d’Hobsbawm a fortement déplu aux chercheuses et militantes féministes qui participaient dans le cadre du mouvement « History Workshop » à l’élaboration d’une « histoire par le bas ». En 1979, les historiennes Sally Alexander, Anna Davin et Eve Hostettler ont publié dans le même journal une réponse féroce au texte d’Hobsbawm [3]. Elles lui reprochent notamment de faire disparaître derrière des « généralisations abusives » les expériences diverses des femmes face au travail tout au long du XIXe siècle. Contre Hobsbawm, qui défendrait l’existence d’une « division sexuelle du travail dans la lutte des classes », Alexander, Davin et Hostettler rappellent qu’au XIXe siècle, les femmes salariées britanniques n’ont jamais cessé de vouloir s’organiser. Si les autrices mentionnent en passant la fondation des éphémères Women’s Trade Union League (« Ligue syndicale de femmes », entre 1874 et 1890) et de la National Federation of Women Workers (« Fédération nationales des femmes travailleuses » entre 1906 et 1921), elles préfèrent étudier dans le détail des formes de mobilisation collective moins institutionnalisées.

Leur article s’appesantit par exemple sur une grève de 1844 dans les mines de Radcliffe (Lancashire), causée par l’éviction de leurs logements des familles de mineurs locaux. Au cours de la grève, « ce sont les épouses des mineurs qui ont renvoyé chez eux les « jaunes » venus de Cornouailles et ont aidé à gagner la grève » [4]. En se concentrant sur un conflit où les questions domestiques et familiales sont à l’origine de la grève, les trois historiennes cherchent à remettre en cause la distinction faite par Hobsbawm entre les femmes participant à la grève et les femmes grévistes. Comme dans le film Le Sel de la terre, les autrices veulent démontrer que la conscience de classe et la lutte des classes se développent aussi, chez les hommes comme chez les femmes, autour des enjeux du travail domestique et des rapports de parenté. Une des conclusions de cet article, qui cherche à considérer ensemble la situation des femmes salariées et celle des épouses de travailleurs, est « qu’il n’a jamais été inhabituel pour les femmes de faire grève. Ce qui a été difficile a été d’entretenir l’organisation des ouvrières de l’industrie et de faire entendre leur voix dans un mouvement syndical où le masculin prédominait » [5].

Cette réponse d’Alexander, Davin et Hostettler n’a pas conduit Hobsbawm à reprendre ou à corriger son article. Malgré les nombreuses critiques dont il a fait l’objet dès 1979, l’essai « Man and woman in socialist iconography » a d’ailleurs été reproduit quasiment à l’identique dans deux des recueils d’articles d’Eric Hobsbawm [6]. Au jeu des différences minimes, on peut être amusée ou agacée de constater que dans ces volumes, l’historien s’est contenté d’ajouter une référence à un ouvrage historique signé par deux femmes [7] pour étayer l’idée que les femmes mariées de la classe ouvrière ne travaillaient pas au XIXe siècle.

La crispation d’Hobsbawm sur ses positions ne s’explique pas seulement par des considérations disciplinaires ou universitaires. Elle est aussi affaire de positionnement politique dans l’Angleterre de la fin des années 1970. À cette époque, Hobsbawm est un membre de longue date du Parti communiste de Grande-Bretagne et, à l’échelle européenne, il est fortement impliqué dans le tournant eurocommuniste. Depuis une décennie, il ne dissimule pas son scepticisme face aux mouvements sociaux qui ont rythmé l’année 1968 et se méfie de la New Left représentée par son collègue historien E. P. Thompson. Les historiennes impliquées dans le groupe « History Workshop » appartiennent au contraire à la génération issue de « 68 » et certaines sont des figures importantes de la deuxième vague féministe au Royaume-Uni. Aux côtés de Sheila Rowbotham, autre historienne proche de « History Workshop », Sally Alexander et Anna Davin font ainsi partie en 1970 des organisatrices de la première Women’s Liberation Conference de l’histoire du Royaume-Uni.

Selon Hobsbawm, l’engagement féministe de ces historiennes les éloigne des règles et des pratiques spécifiques de l’histoire universitaire, ce qui les rend susceptibles de diffuser des mythologies historiques. À propos de Sheila Rowbotham et des autres historiennes socialistes féministes britanniques actives dans les années 1970, Hobsbawm déclare dans ses mémoires : « Pour ces personnes, l’histoire n’était pas tant un moyen d’interpréter le monde qu’un moyen d’auto-découverte collective ou, au mieux, une manière de gagner une reconnaissance collective. Le danger de cette position était et demeure qu’elle remet en cause l’universalité de l’univers du discours » [8].

Même s’il s’agit d’histoire et non pas de philosophie, il demeure surprenant qu’un historien marxiste considère que sa discipline doive interpréter le monde plutôt que de participer à sa transformation, par exemple en dotant les femmes d’armes intellectuelles pour résister aux effets d’une oppression de plusieurs siècles. Au-delà d’une controverse scientifique sur la proportion de femmes travailleuses et des femmes grévistes dans l’Angleterre du XIXe siècle, c’est aussi un désaccord sur le rôle que doivent tenir les historien.ne.s dans la lutte des classes qui oppose Hobsbawm aux féministes socialistes de son temps. C’est au nom d’une vision traditionnelle et bourgeoise de la pratique historique qu’il se permet de disqualifier les travaux d’historien.ne.s plus ancré.e.s dans le militantisme que les siens, à commencer par les quatre premiers ouvrages de Sheila Rowbotham, devenus depuis des classiques de l’histoire féministe [9].

Dans son autobiographie déjà citée, Hobsbawm affirme que Promise of a Dream de Sheila Rowbotham est le meilleur livre jamais écrit à propos de la Grande-Bretagne des années 1960 [10]. Il mentionne à cette occasion qu’il a été le professeur de Rowbotham, ce qui peut sembler incongru vu le peu d’estime qu’il a pour un livre comme Hidden from History. Dans ses écrits les plus récents [11], Rowbotham ne mentionne pas l’enseignement d’Hobsbawm. Elle continue d’insister en revanche sur le rôle fondamental joué par l’amitié qu’elle entretenait avec un autre couple d’historiens marxistes : E. P. et Dorothy Thompson.

Dans les années 1960 et 1970, Rowbotham était bien plus proche politiquement des Thompson que d’Hobsbawm dans la mesure où les premiers avaient quitté le Parti communiste de Grande-Bretagne en 1956 et qu’ils étaient ouvertement anti-staliniens. Entre 1968 et 1976, dans les années où elle rédige certains de ses ouvrages les plus connus, Rowbotham se considère et se présente comme trotskiste. Son adhésion au groupe « International Socialism » est à l’époque principalement motivée par le dégoût qu’elle a ressenti face au discours ouvertement raciste du membre du Parlement britannique Enoch Powell, violent critique de l’immigration de masse au Royaume-Uni.

Alors qu’elle rédige son premier pamphlet, Rowbotham affirme avoir été durablement frappée par la conclusion d’un texte de Trotsky intitulé « Contre la bureaucratie, qu’elle soit progressive ou non ». Afin de montrer que son discours féministe n’est pas sans ancrage révolutionnaire et qu’il s’insère dans l’histoire de la lutte des classes, elle choisit d’en faire la conclusion de Women’s Liberation and the New Politics paru en 1969 :

« Vous ne pensez qu’à vous-mêmes » dirent les femmes au camarade Kartchevsky « et vous ne pensez jamais à nous ». Il est assez vrai qu’il n’y a aucune limite à l’égoïsme masculin dans la vie ordinaire. Pour changer les conditions de vie, nous devons apprendre à les considérer avec des yeux de femmes » [12].

Période d’agitation sociale en Angleterre, la fin des années 1960 et le début des années 1970 est pour Rowbotham une occasion d’articuler l’écriture historique et le militantisme en faveur des travailleurs et des travailleuses, puisqu’elle pense que la fin de l’exploitation capitaliste est une condition nécessaire à la fin de l’oppression des femmes. À cette époque, Rowbotham est par exemple durablement marquée par la grève dans les usines Ford en 1969 pendant laquelle les ouvrières demandent un salaire égal à celui des hommes et par une grève menée dans les compagnies de transport par des femmes qui veulent devenir conductrices de bus. Dans les mêmes années, elle souligne également l’influence, au sein du mouvement de libération des femmes, des militantes issues de la classe ouvrière, comme Gertie Roche, animatrice à Leeds en 1970 d’une grève spontanée des travailleuses du textile visant autant le patronat que les syndicats. Au contact d’ouvrières comme Roche, Rowbotham a compris que leurs grèves ne se limitaient pas à revendiquer un niveau de salaire. Elles ont pour objectif l’obtention d’une certaine qualité de vie : dès lors, Rowbotham affirme dans ses écrits que les dispositifs de garde pour les enfants et les temps de congé nécessaires à la vie familiale ne sont pas des enjeux secondaires dans la lutte des classes. La dernière expérience qui informe de manière significative la rédaction de son ouvrage historique Women, Resistance and Revolution paru en 1973 est l’organisation d’un séminaire de lectures révolutionnaires avec des travailleurs pendant l’année 1971-1972.

Significativement intitulé « Du pain et des roses  », le chapitre 5 de Women, Resistance and Revolution couvre la même période historique que l’article d’Hobsbawm paru cinq années plus tard dans le History Workshop Journal. Comme Hobsbawm, Rowbotham emprunte à E. P. Thompson le concept « d’économie morale de la foule » pour expliquer que c’est autour des enjeux de consommation et de prix alimentaires que les femmes se sont politisées au cours de l’époque moderne. Au contraire d’Hobsbawm, Rowbotham ne considère pas que l’industrialisation est une rupture majeure dans le rapport que les femmes entretiennent avec la révolution.

Plutôt que d’opposer les mouvements « plébéiens » féminins du XVIIIe siècle et les mouvements « prolétariens » masculins de l’époque industrielle, Rowbotham propose de considérer les mobilisations féminines du XIXe siècle comme un entremêlement de rituels hérités de l’ère préindustrielle, d’héritages des mouvements révolutionnaires, comme 1789, 1848 et la Commune, et du développement d’un féminisme de rue. L’historienne a le souci de répéter qu’il existe des interactions constantes entre la lutte des classes et le mouvement de libération des femmes. Selon elle, l’affermissement d’une conscience féministe parmi les travailleuses passe notamment par les expériences militantes, comme la Commune, durant lesquelles les femmes ont tenté d’organiser la lutte révolutionnaire sur un mode plus égalitaire que dans certains partis politiques et syndicats préexistants. Inversement, l’organisation politique et économique des femmes a un effet sur l’ensemble du mouvement des travailleurs, ainsi que le démontre la puissante grève des allumettières londoniennes en 1888 à Londres.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Hobsbawm, Eric, « Man and woman in socialist iconography », History Workshop Journal, n° 4, automne 1978, p. 121-138

[2Hobsbawm, Eric. « Sexe, symboles, vêtements et socialisme », art. cit., p. 14.

[3Alexander, Sally, Anna Davin, et Eve Hostettler, « Labouring Women : A Reply to Eric Hobsbawm », History Workshop, n° 8, 1979, p. 174 - 182.

[4Ibidem.

[5Alexander, Sally, Anna Davin, et Eve Hostettler, « Labouring Women… », art. cit., p. 180

[6Hobsbawm, Eric, Workers : Worlds of Labor, Pantheon Books, 1984 et Hobsbawm, Eric, Uncommon people : Resistance, Rebellion and Jazz, The New Press, 1998

[7Tilly, Louise et Joan W. Scott, Women, Work, and Family, Holt, Rinehart and Winston, 1978

[8Eric Hobsbawm, Interesting Times : A Twentieth-Century Life, Pantheon Books, 2002, p. 295 [traduction personnelle

[9Rowbotham, Sheila, Women’s Liberation and the New Politics, Spokesman, 1969 ; Women, Resistance and Revolution, Allen Lane, 1973 ; Woman’s Consciousness, Man’s World, Pelican, 1973 ; Hidden from History : 300 years of Women’s Oppression and the Fight Against It, Pluto Press, 1973.

[10Eric Hobsbawm, Interesting Times…, op. cit., p. 252

[11Rowbotham , Sheila, Daring to Hope : My Life in the 1970s, Verso, 2021

[12Trotsky, Léon, « Against Bureaucracy, Progressive and Unprogressive » (6 août 1923) in Problems of Everyday Life, Monad Press, 1973, p. 65
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