RÉVOLUTIONNAIRES DEVANT LA GUERRE D’ALGÉRIE

"Les camarades des frères"

Sylvain Pattieu

"Les camarades des frères"

Sylvain Pattieu

Dans cet entretien, l’historien et romancier Sylvain Pattieu revient sur les rapports entre l’extrême gauche et la lutte du peuple algérien pour l’autodétermination dans les années 1950-60.

RP Dimanche : Tu remarques un contraste entre le contexte socio-économique en métropole (tu parles d’une « euphorie radiophonique et cinématographique » qui accompagne la croissance) pendant les Trente Glorieuses et la situation en Algérie. Seules quelques voix s’élèvent au milieu des années 1950, qui se demandent « y a-t-il une Gestapo en Algérie ? ». Pourquoi un tel silence ?

Il y a plusieurs éléments qui ont ancré l’idée de l’Algérie partie intégrante de la France à l’époque. D’abord, la conquête est relativement ancienne, ensuite l’Algérie est divisée en départements français, et puis il y a eu une véritable colonisation, numériquement conséquente. Pour reprendre les mots de François Mitterrand à l’époque, beaucoup considèrent que « l’Algérie c’est la France ». Les inégalités structurelles entre les Algériens musulmans et ceux d’origine européenne ne sont pas la préoccupation première de ceux qui habitent en métropole, tandis qu’elle est défendue farouchement par de nombreux Algériens d’origine européenne qui ne veulent pas d’une égalité dans laquelle ils ne seraient qu’une minorité. Il y a néanmoins un moment de bascule quand les appelés du contingent (et les « rappelés », ceux qui viennent de le terminer) vont combattre et mourir en Algérie, parce que la guerre devient plus concrète. Il y a eu aussi quand même des réactions quand est parue La Question d’Henri Alleg qui dénonce la torture en Algérie.

RP : Évoquer la question du silence en métropole par rapport à la situation algérienne nous force à revenir sur rôle du PCF pendant la guerre d’Algérie. Tu parles à ce titre d’une absence d’opposition massive étrange, et d’une absence d’engagement ferme de la part du PCF. Comment peut-on l’expliquer ?

Le mot d’ordre du PCF pendant la guerre d’Algérie a été « Paix en Algérie », c’est-à-dire qu’il ne se prononçait pas formellement sur l’indépendance. Il y a même eu un vote pour les pouvoirs spéciaux en 1956, notamment parce que Guy Mollet avait mis en avance ce vote avec d’autres sujets. Il y avait une frilosité certaine sur ce thème qui s’explique par les raisons de la question précédente, et aussi par la crainte, dans un contexte de guerre froide, d’apparaître encore plus comme des ennemis de l’intérieur ou des traîtres. Ce qui n’a pas empêché de nombreux militants et militantes du PCF de s’engager dans le soutien aux prisonniers, contre la torture, voire plus rarement en soutien au FLN.

RP : Une des hypothèses de ton livre est que les forces politiques à la gauche du PCF font leurs premières armes pendant la guerre d’Algérie. Est-ce qu’on peut dire que l’extrême gauche contemporaine sous sa forme actuelle, ce qu’on a appelé pendant mai 68 le « gauchisme », est née à cette époque ?

En partie, oui. En effet de nombreux militants et militantes qui en ont été ensuite des cadres ont fait leurs premières armes militantes durant cette période. C’est le cas d’Alain Krivine ou d’Arlette Laguiller. Ça a été aussi l’occasion d’une prise de distance par rapport au PCF. Il y avait déjà eu des ruptures dans les années 1950 sur la question des différentes répressions menées à l’Est. Mais l’anticolonialisme est un autre point de rupture. Une des caractéristiques des mouvements gauchistes a été leur forte dimension anti-impérialiste, avec notamment l’opposition à la guerre au Vietnam. Il y a donc une continuité avec l’opposition à la guerre d’Algérie. Outre les différentes organisations d’extrême-gauche, il y a aussi des réseaux chrétiens d’opposition à la guerre, et le PSU (Parti socialiste unifié) qui se constitue en rupture de la SFIO notamment sur la question de l’Algérie, est un creuset militant dans les années qui suivent.

RP : Le mouvement trotskiste avait une position très particulière à l’époque à l’égard des mouvements anti-coloniaux, où il s’agissait de soutenir des mouvements de libération nationale dirigés par des non-trotskistes, y compris quand ces directions sont petites-bourgeoises ou staliniennes. Comment se concrétisait cette position dans son activité politique ?

Cette position se caractérisait par une activité de soutien sans condition, et des activités notamment de porteurs de valise, de soutien aux prisonniers, ainsi que des combats politiques contre la guerre. Les fractions trotskistes les plus engagées, autour de Michel Raptis dit « Pablo », sont allés jusqu’à participer à la construction d’une usine d’armes clandestine pour le FLN au Maroc, ou à une tentative pour fabriquer de la fausse monnaie. Il y a eu de leur part un engagement résolu et total, ce qui a entraîné des débats internes, car d’autres militant-e-s considéraient que l’organisation ne devait pas structurer toute son activité autour de l’Algérie, surtout au prix de dangers pour le parti lui-même. Mais ceux qui étaient les plus engagés dans le soutien au FLN considéraient que c’était le secteur moteur de la révolution mondiale et qu’il y avait donc une nécessité.

RP : La Fédération anarchiste défendait une toute autre position, où l’État français et le FLN étaient renvoyés dos à dos (il s’agit pour eux de « deux bourgeoisies »). Est-ce que cette position n’aboutissait pas à une forme d’impuissance ?

Disons qu’elle n’aboutissait pas à une activité de soutien concrète. Ce qui n’empêchait pas des prises de position politiques plus générales contre la guerre, guère suivie d’effets. Il s’agissait, que ce soit les trotskistes ou les anarchistes, d’organisations très minoritaires dans la société française, mais les premiers sont parvenus à avoir une activité et un impact sans commune mesure avec leur nombre. Au point, néanmoins, de mettre en danger leur organisation elle-même et au prix de l’emprisonnement de militants et militantes.

RP : Aussi, la division du mouvement indépendantiste algérien en deux forces qui s’opposent, y compris par les armes, le FLN et le MNA, avait semé un trouble au sein des rangs de l’extrême gauche. Comment celle-ci s’est-elle positionnée à l’égard des deux organisations ?

La lutte fratricide et meurtrière entre FLN et MNA était en effet plus que troublante pour des militants investis dans la solidarité. Henri Benoîts, qui était ouvrier à Renault Billancourt, et son épouse Clara, en ont ainsi témoigné. Les trotskistes de la tendance dite « lambertiste » ont soutenu le MNA, avec les dirigeants duquel ils entretenaient des liens anciens. Les trotskistes rivaux (liés à Pablo mais plus largement) ont soutenu le FLN avec l’idée que c’était l’organisation motrice de la révolution algérienne. Mais c’était bien sûr aussi parce que les liens avec le MNA étaient déjà accaparés par l’organisation rivale. La déconfiture du MNA, dont certains dirigeants sont même passés du côté de la France, à partir de la fin des années 1950 a conduit les « lambertistes » à une forme d’impuissance dans leur activité politique par rapport à l’Algérie.

RP : Enfin, quel degré d’autonomie ont entretenu les différentes organisations trotskistes investies dans le soutien à la révolution algérienne avec le FLN et le MNA ?

Elles ont gardé une autonomie mais le soutien est parfois allé très loin, notamment pour les plus proches de Pablo. L’affaire de la fausse monnaie ou celle de l’usine d’armes ont conduit les opposants internes à Pablo à dire qu’il se mettait au service du FLN, sans respecter cette autonomie. Il y a eu des arrestations et des procès après l’affaire de la fausse monnaie, qui a échoué. Lui-même s’est engagé dans l’Algérie indépendante auprès de Ben Bella, devenant l’un de ses conseillers pour la réforme agraire. Ils ont fait partie de ceux qu’on a appelé les « pieds-rouges », qui voulaient construire une Algérie socialiste et indépendante. Beaucoup ont été arrêtés et expulsés après le coup d’État de Boumediene en 1965.

Propos recueillis par Camille Müntzer

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