Présidentielle 2022

Les 32 heures et le programme révolutionnaire sur le temps de travail

Camille Münzer

Les 32 heures et le programme révolutionnaire sur le temps de travail

Camille Münzer

Les patrons et les politiciens bourgeois sont catégoriques : il faut travailler plus. Ainsi, lors de l’allocution présidentielle du 9 novembre 2021, Macron affirmait que « c’est par le travail, et par plus de travail, que nous pourrons préserver notre modèle social ».

Dans la bouche de Macron, cela veut dire tout simplement dire repousser l’âge de départ à la retraite et/ou augmenter le temps de travail hebdomadaire. D’autres sont plus clairs quant à leurs intentions : assouplir la loi sur les 35 heures, donc augmenter le temps de travail hebdomadaire. Par exemple, Xavier Bertrand veut revenir aux 39 heures pour « libérer » le temps de travail, leitmotiv de la droite depuis longtemps. Ce qui revient à supprimer les règles du droit afin de donner libre cours au rapport de forces entreprise par entreprise, forcément défavorable aux salariés. Marine Le Pen se dit quant à elle également favorable à un passage aux 39 heures par des accords de branche. Bref, travailler plus pour gagner moins.

À gauche, on voit le passage aux 32 heures comme un moyen de créer de l’emploi. La CGT, Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel, parmi d’autres, l’ont mis dans leurs programmes ou font campagne dessus. Enfin, chez les verts, la question ne fait toujours pas consensus. Pour Sandrine Rousseau, il faudrait passer à la semaine de quatre jours, alors que Yannick Jadot n’est pas du même avis, qui défend tout au plus une « convention citoyenne » sur le temps de travail.

La crise sanitaire et économique fait donc que le temps de travail revient sur le devant de la scène. Elle a pourtant été longtemps au coeur de la question sociale et du rapport entre les classes. Quelle est la position des révolutionnaires sur la question du temps de travail ? Et pourquoi demander les 32 heures est juste, mais pas suffisant ?

Le temps de travail au coeur du rapport entre les classes

Pourquoi est-ce que le temps de travail cristallise le rapport entre les classes ? Pour Marx, la valeur de la force de travail, comme celle de toute autre marchandise, est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production. Si ce temps est de six heures, alors le travailleur a besoin de travailler six heures pour produire sa propre force de travail. Mais, ce temps de travail ne correspond pas au temps qu’il passe à travailler. Un salarié travaille pendant un temps supérieur au temps de travail nécessaire pour reproduire son existence : le travail est prolongé d’un temps supplémentaire qu’on appelle le surtravail à l’origine des profits des capitalistes.

Ainsi, lorsqu’un salarié vend sa force de travail, dit Marx, il le fait pendant un temps donné. Ce qui force le capitaliste à trouver des moyens de prolonger la durée pendant laquelle le salarié est soumis aux ordres du patron et de rendre ce temps le plus efficient possible. Le temps de travail est un temps de soumission. Il en résulte que l’histoire du temps de travail depuis la révolution industrielle peut être pensée comme l’histoire de la lutte entre la volonté des employeurs d’étendre la journée de travail et celle du mouvement ouvrier de réduire la journée de travail. En outre, cette lutte prend aussi la forme d’un conflit entre l’usage du temps des salariés par les employeurs et l’usage du temps des salariés par les salariés eux-mêmes. C’est-à-dire, que les employeurs cherchent non seulement à prolonger la durée du temps de travail, mais aussi à contrôler le travail effectif afin qu’il soit le plus rentable possible pendant le temps de travail des salariés (à travers, par exemple, le séquençage ou le chronométrage des gestes). Aujourd’hui, alors que le télétravail s’installe sur la longue durée, cela passe par exemple par l’usage de dispositifs de contrôle à distance, où les patrons contrôlent le temps d’usage des ordinateurs des salariés chez eux.

En choisissant d’étudier la journée de travail, Marx critique l’illusion d’un temps unifié : alors que la journée de travail semble être homogène, linéaire et continue, elle est en réalité scindée en deux, entre le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail et le surtravail approprié par les capitalistes. C’est pour cette même raison que la réduction du temps de travail a été au coeur des revendications du mouvement ouvrier depuis ses débuts. Enfin, c’est pour cette même raison que Marx voyait dans cette revendication la source potentielle d’une libération du travail. Le temps libre, disait-il, est un temps libéré de l’emprise du capital, un temps pour des activités qui sont leur propre but, comme l’art, la science ou l’amour. Réduire le temps de travail est alors non seulement nécessaire, mais possible, grâce au développement technologique, où plus peut être produit avec autant de moyens. Au contraire, sous le capitalisme, tout le temps est potentiellement approprié par les capitalistes pour la valorisation du capital. Non seulement ils poussent à ce que le temps de travail soit le plus long possible, mais ils font que le même temps libre soit un temps soumis au capital. Comme le rappelle l’économiste Michel Husson : « On ne peut être libéré de l’asservissement du salariat seulement à mi-temps : être exploité, contraint à un travail aliéné, ne serait-ce que deux heures par jour, c’est être asservi le reste du temps » [1].

Perdre sa vie à la gagner : la réalité du temps de travail en France

Dès ses origines, le mouvement ouvrier s’est emparé de la question de la journée de travail et en a fait l’une de ses principales revendications. On le voit dans l’histoire du temps de travail en France, où chaque loi répond à une poussée du mouvement ouvrier ou à des événements révolutionnaires, à commencer par la loi du 22 mars 1841 qui vise à limiter la durée du travail des enfants dans l’industrie (8 heures par jour pour les 8 à 12 ans et 12 heures par jour pour les 12 à 16 ans), une des premières mesures qui limitent la durée de travail dans l’industrie en France. Enfin, la loi de 1848, produit de la révolution de février de la même année, analysée par Marx dans Les luttes de classe en France, reste fondatrice de la conception moderne du temps de travail puisqu’elle fixe les cadres temporels contemporains : journée, semaine, repos hebdomadaire, etc.

Il faut toutefois attendre cinquante ans pour que la journée de travail soit de nouveau raccourcie, mais pas pour tout le monde : la loi du 2 novembre 1892 limite la durée du travail des femmes et des enfants. La loi Millerand du 30 mars 1900 organise l’application de la réduction de la journée de travail à dix heures sur six ans pour les hommes et les femmes. Les lois de 1905 et 1906 mettent en place la journée de huit heures dans les mines et le repos hebdomadaire obligatoire.

Enfin, la crainte d’une contagion révolutionnaire en Europe suite à la révolution russe d’octobre 1917 pousse la bourgeoisie française à concéder au mouvement ouvrier la loi de 1919 qui instaure la journée de huit heures, avec une durée hebdomadaire implicite de 48 heures.
Que montre l’histoire de la durée du temps de travail de 1841 à 1900 ? Qu’il a fallu un demi-siècle pour aboutir à la journée de 10 heures. Marx met au centre de cette histoire non pas le droit et le vote de lois, mais le rapport de forces : « Ces dispositions minutieuses qui ordonnancent au son de la cloche, de façon si militairement uniforme, la période, les limites et les pauses de travail n’ont été en aucun cas le produit chimérique de l’imagination des parlementaires. Elles se sont développées au fur et à mesure, en fonction des conditions réelles comme autant de lois naturelles du mode de production moderne. Leur formulation, leur reconnaissance officielle et leur proclamation par l’État furent le résultat de luttes de classes de longue haleine » (Marx, 2016, p. 317).

Cette lutte de classes de longue haleine a permis de réduire le temps de travail de moitié entre le milieu du XIXe siècle et aujourd’hui. Des économistes calculent que le temps de travail moyen par an a été réduit de 3 000 heures par an jusqu’à 1 600 heures au début des années 2000. Du point de vue de la durée hebdomadaire du travail. La première période de réduction de la durée hebdomadaire du temps de travail a lieu entre les années 1890 et 1936, suite aux lois sur la journée de dix heures, puis de huit heures, et celles sur le repos hebdomadaire. L’autre période de réduction de la durée hebdomadaire du temps de travail a lieu des années 1960 aux lois Auroux de 1982.

Alors que la gauche met en avant aujourd’hui la revendication des 32 heures, elle ne tire aucun bilan du passage aux 35 heures au tournant des années 2000. Il faut ajouter à cela que le contexte économique n’est pas du tout le même aujourd’hui. Toujours selon Michel Husson, la réduction du temps de travail des années 2000 a créé entre 350 et 500 000 emplois. Cependant, une baisse de 10 % du temps de travail (de 39 à 35 heures) n’a pas augmenté l’emploi de 10 %. Selon Husson, cela s’explique par plusieurs facteurs. D’une part, les salariés des petites entreprises (où il n’y a pas de négociation collective sur le temps de travail) n’ont pas été concernés par cette mesure. D’autre part, les 35 heures ont favorisé une intensification et une flexibilisation du travail. Les patrons ont réorganisé le travail afin de compenser la baisse du temps de travail : on travaille autant, ou plus intensément, sans embaucher. On le voit dans les chiffres de la productivité, où le passage aux 35 heures a signifié une hausse importante de celle-ci.

Prenons l’exemple de l’industrie automobile. Chez PSA, la direction a négocié le passage aux 35 heures à la fin des années 2000. Au lieu d’une amélioration des conditions de travail et des embauches, cela s’est plutôt traduit par une flexibilisation du temps de travail à travers son annualisation. Les salariés peuvent travailler jusqu’à six jours par semaine, voire certains jours fériés et dimanches, lorsqu’il y a beaucoup de commandes. Ces jours travaillés en plus sont compensés par des périodes de chômage technique (lorsque les commandes baissent) dans un secteur où le travail est saisonnier. Cela a pour résultat que, sur une année, les ouvriers de PSA travaillent en moyenne 35 heures, mais pendant certaines périodes, ils dépassent largement cette durée hebdomadaire.

À cela s’ajoute le problème des heures supplémentaires, majorées, certes. Cependant, si les salaires étaient suffisamment élevés, peut-être que les salariés pourraient plus facilement refuser de les faire. Par exemple, dans les Ateliers de la Haute Garonne, sous-traitant de l’aéronautique, les ouvriers travaillent 38h30 par semaine, où les 3h30 sont majorées à 25 % par l’entreprise. De ce fait, aujourd’hui, le temps de travail moyen d’un salarié en France dépasse les 35 heures. L’INSEE montre que les salariés à temps complet travaillent en moyenne 39 heures par semaine. Une étude de 2015 montre aussi que seulement 25 % des salariés travaillent 35 heures et que 31,7 % travaillent plus de 40 heures par semaine [2].

Les 32 heures de la gauche

La CGT fait campagne de nouveau pour les 32 heures en s’appuyant sur ce qui se fait dans d’autres pays et sur l’exemple de quelques entreprises où les 32 heures ont été mises en place à partir d’accords collectifs. Sur son site, la centrale de Montreuil affirme que le temps de travail « se réduit inexorablement » en raison des gains de productivité. Il s’agit, ni plus, ni moins, que du « sens de l’histoire du développement de l’Humanité et de ses formidables capacités ». Réduire le temps de travail devient alors une question de redistribution des gains de productivité de façon juste entre le travail et le capital. Cela permettrait aussi d’améliorer les conditions de vie des salariés et de protéger l’environnement.

Même si l’idée de réduire le temps de travail est juste, les moyens mis en avant la la CGT sont largement insuffisants : la confédération propose qu’une loi soit votée pour permettre ensuite l’ouverture de négociations par branche ou par entreprise. D’un côté, attendre une loi est remettre à un futur incertain (une nouvelle majorité parlementaire ?) la possibilité d’ouvrir des négociations sur les 32 heures. C’est s’en remettre aux débats parlementaires, au lieu de s’appuyer sur la mobilisation des salariés. D’un autre côté, les salariés risquent de se faire avoir avec une négociation entreprise par entreprise, ou branche par branche, surtout dans un contexte défavorable aux conflits du travail. Attendre que les négociations collectives aboutissent à un résultat positif pour les salariés c’est attendre beaucoup trop d’elles.

De son côté, Mélenchon a bien saisi que le temps de travail hebdomadaire d’un salarié à plein temps en France dépasse très largement les 35 heures. C’est pour cela que l’Avenir en commun (AEC), programme de la France insoumise à l’élection présidentielle de 2022, défend l’application effective des 35 heures en majorant les heures supplémentaires. Pourtant, comme on l’a dit plus haut, la majoration des heures supplémentaires existe déjà. Mélenchon souhaiterait donc majorer d’avantage les heures supplémentaires, ce qui devrait décourager les employeurs à y avoir recours, sans dire pour autant comment est-ce que cela pourrait avoir lieu. À cela, le programme de l’AEC ajoute la généralisation d’une sixième semaine de congés payés et la convocation à une « conférence nationale sur le partage du temps de travail et l’impact du progrès technologique » ouvrant la voie vers les 32 heures. On a pourtant du mal à voir comment ce programme pourrait être appliqué, autrement que par le fait que Jean-Luc Mélenchon arrive au pouvoir.

Repartir le travail entre toutes et tous

Tout comme le programme de la CGT, celui de Mélenchon évacue la question du rapport de forces au sein des entreprises et le bilan mitigé des 35 heures. Dans les deux cas, il s’agit de trouver une bonne entente entre patrons et salariés, où on pourrait arriver à à une « meilleure répartition » des profits. Aucune de ces propositions ne répond réellement au problème de la baisse du temps de travail et de la création d’emplois, c’est-à-dire de celui de l’organisation capitaliste du travail, où les uns croulent sous les charges de travail, tandis que les autres subissent le chômage et la précarité.

Pourtant, il est possible d’obtenir les 32 heures. Pour cela, il faudrait répartir le temps de travail entre toutes et tous, ce qui permettrait de créer des emplois et de résorber le chômage structurel. Cela permettrait aussi de réduire le stress au travail et d’améliorer l’équilibre entre travail et vie privée. Bref, tout l’inverse de ce qu’est le travail aujourd’hui sous le capitalisme, où les uns passent leur vie au bureau et à l’usine, tandis que les autres souffrent du chômage et de la précarité.

La victoire récente de de la boulangerie industrielle Neuhauser en Moselle, où les salariés ont obtenu les 32 heures après plusieurs mois de lutte, montre à une petite échelle qu’il est possible de réduire le temps de travail. En septembre 2021, la direction de l’usine Folschviller de Neuhauser voulait imposer une intensification du travail aux salariés suite à une augmentation des commandes et à l’ouverture de nouveaux marchés. Le salariés de l’usine travaillent 37,5 heures par semaine, du lundi au vendredi, en 3x8. Les vendredis, les ouvriers nettoient les lignes de production pendant 20 heures, sauf que la direction a cherché à réduire ce temps à 10h, afin de libérer du temps pour la production. C’est alors que le CSE, à travers la CGT, saisit le tribunal pour annuler ce projet.

Il faut rappeler que ce bras de fer juridique a lieu après un conflit sur les salaires, où un mouvement de grève s’est étendu à quatre établissements de l’entreprise. Mi-novembre, le tribunal donne raison aux salariés et bloque le plan de la direction, qui doit passer d’abord par une information-consultation du CSE, puis par une expertise, etc., ce qui la pousse à abandonner son plan initial et à accepter la proposition des syndicats de passer aux 32 heures avec 25 embauches et le maintien des salaires. Alors que salariés travaillaient 37,5 heures par semaine, ils travailleront désormais 32 heures, payées 35, avec une autre organisation du travail en 5x8.
Cet exemple montre qu’un passage aux 32 heures est possible grâce à la construction d’un rapport de forces en mobilisant le droit du travail, lorsque celui-ci va dans le sens des travailleurs. Au niveau national, on a besoin d’un plan de lutte pour les 32 heures avec maintien de salaire, sans attendre qu’une loi soit votée par une éventuelle majorité parlementaire et sans passer par des négociations entreprise par entreprise. C’est aussi le sens de la campagne d’Anasse Kazib, cheminot qui travaille en 3x8 à la SNCF. Baisser le temps de travail pour partager le travail entre toutes et tous n’a donc rien d’utopique, comme le montre l’histoire du temps de travail dans le monde, à condition, bien sûr, que l’on reprenne cette « lutte de classes de longue haleine », comme disait Marx.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Michel Husson, « Fin du travail ou abolition du salariat ? », Critique communiste, n°144, hiver 1995-1996.

[2Élisabeth Algava et Lydie Vinck, L’organisation du temps de travail. Enquêtes conditions de travail, Synthèse.Stat’, n° 12, Dares, juin 2015.
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