Contes et légendes de Russie

Lénine et la terreur. Lucien Sève contre l’historiographie dominante

Floé Brique

Lucien Sève

Lénine et la terreur. Lucien Sève contre l’historiographie dominante

Floé Brique

Lucien Sève

Lénine n’a échappé à aucun mythe. Parmi les plus tenaces, celui qui réduit la matrice politique du léninisme à la violence terroriste. En 2017, Lucien Sève montrait, preuves à l’appui, qu’un tel récit, largement relayé par les historiens libéraux, ne résistait pas à la lecture des textes de Lénine. Nous en republions un extrait.

Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante, Paris, Les éditions sociales, 2017.

Face à la légende dorée du léninisme qui put être faite après la mort de Lénine (et à travers laquelle le « marxisme-léninisme » stalinien justifiait sa propre violence, ses renoncements et son opportunisme), l’historiographie contemporaine s’est souvent présentée comme porteuse d’un discours plus nuancé et objectif. Une intention scientifique a priori louable mais où la nuance et le refus de l’idéologie se retournent souvent en leur contraire : la prétention de dire la vérité de Lénine indépendamment de tout positionnement politique à son égard sert souvent une féroce logique idéologique.

L’ouverture des archives soviétiques, qui aurait pu participer à nous faire mieux connaître l’histoire de la Russie révolutionnaire et la trajectoire de Lénine, a hélas largement servi à reconduire les mystifications anticommunistes libérales les plus convenues. Le léninisme (1982) de Dominique Colas préfigure ainsi, quinze ans avant le Livre noir du communisme (1997), principal « résultat », en France, ce qui constituerait un « renouveau » historiographique post-URSS : un Lénine répugnant, pathologique, dont la matrice politique se résume à la violence terroriste.

Sur ce créneau, certains sont passés maîtres en la matière. C’est le cas de Stéphane Courtois, antiléniniste fervent, auteur, en 2017, d’une biographie sobrement intitulée Lénine, l’inventeur du totalitarisme. Elle est rééditée à l’occasion du centenaire de la mort de Lénine. Incapable de penser l’histoire, les transformations politiques et l’action des individus selon les évolutions sociales et les champs de forces dans lesquels ils s’inscrivent, Courtois réduit l’explication de la politique bolchevique à une cause unique : les « traumas » infantiles de Vladimir Ilitch Oulianov. À le croire, la trajectoire de Lénine se résume à une disposition vengeresse pathologique. Diagnostic facile et romanesque, qui confine surtout à la fainéantise pour un vulgaire idéologue, qui ne compte plus les plateaux et les micros auxquels il prétend raconter « la vérité sur Lénine ». En débitant avec suffisance des anecdotes décontextualisées, il trouve dans ces passages médiatiques autant d’occasions d’être félicité pour son courage et sa ténacité. Chez lui, Lénine n’est plus seulement l’accoucheur de Staline, mais aussi d’Hitler et de Mussolini. Plus besoin d’étudier la nature de classe des régimes en question, ni le contenu de leur politique. Courtois lui-même sait bien que nombre de ses collègues refusent ses méthodes grossières, mais heureusement pour lui pas besoin de se remettre en question : il suffit d’affirmer que celles et ceux qui le critiquent auraient des blocages psychologiques quant à la réalité. L’œil, la poutre, ça non plus il n’y connait rien.

Parce que nous sommes convaincus que de tels procédés nous en apprennent davantage sur Courtois et sur le climat idéologique qui est le nôtre que sur Lénine, nous avons jugé utile de republier quelques pages de Lucien Sève, auteur qui sait se montrer à la fois plus court, bien plus rigoureux, et autrement plus enrichissant. Théoricien, militant communiste, Lucien Sève découvre le marxisme alors qu’il a à peine vingt ans par l’intermédiaire de Lénine, dont l’étude approfondie marquera sa trajectoire intellectuelle et politique pour le reste de sa vie. À l’occasion du centenaire de la révolution russe, il s’est confronté à ces travaux d’historiens, en s’attaquant au mythe du monstre sanguinaire et de la terreur léniniste.

Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante, dont est tiré l’extrait ci-dessous, confronte les auteur-ice-s qui sont tenu-e-s pour des références à propos de la révolution soviétique, avec une source majeure : les Œuvres de Lénine en 45 volumes, que Sève connait sur le bout des doigts. Brochures, articles, lettres, télégrammes, attestent une activité révolutionnaire qui est loin d’être la préfiguration sanguinaire de Staline. Au contraire, c’est pour Sève l’occasion de mettre en évidence les biais idéologiques de toute une série d’études qui n’assument pas leurs partis-pris. Sous prétexte de dé-idéologiser l’histoire soviétique, elles parlent de Lénine sans l’avoir lu et jugent sa pratique sans voir que « la violence révolutionnaire est en son essence une contre violence ».

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Grandeur de la révolution, fureur de la contre-révolution

[…] Quelle image globale donnent les auteurs en cause de la création de l’Union soviétique et de ses premières années jusqu’à la mort de Lénine ? N’importe quel lecteur répondra : une image repoussante, entièrement dominée par la violence gratuitement sanguinaire des bolchéviks, et en premier de Lénine personnellement. Comment une révolution aussi repoussante a-t-elle bien pu pourtant non seulement résister à tant d’assauts furieux de tant d’adversaires puissants, mais finalement l’emporter sans le soutien si attendu par elle de révolutions étrangères, et non seulement l’emporter mais donner le coup d’envoi à une Internationale communiste qui allait elle-même mettre en mouvement bien du monde sur tous les continents ? À lire ces livres d’histoire : mystère ! Mystère total, puisque ce que cette révolution a apporté à son peuple, et indirectement à tous les peuples, est dans l’ensemble passé sous silence par ces livres d’histoire, au mieux indiqué très partielle- ment par bribes ne faisant jamais sens historique d’ensemble. C’est ici que le caviardage systématique de tant de textes de Lénine, ou d’ouvrages comme le Lénine de Jean Bruhat, produit son plein effet. Supposez que soient simplement donnés à lire quelques passages de l’article de Lénine « Pour le quatrième anniversaire de la révolution d’Octobre » (Œuvres de Lénine t.33, p.43-52 [1] ), ou du livre de Bruhat [2] : d’un coup, le lecteur découvrirait l’impressionnant bilan positif social, politique, culturel, humain de cette grande révolution, bilan que les manuels en cause se gardent de présenter.

« Quelles étaient les manifestations essentielles, survivances et vestiges du servage en Russie à la veille de 1917 ? écrit Lénine en novembre 21. La monarchie, les castes, la propriété terrienne et la jouissance du sol, la situation de la femme, la religion, l’oppression des nationalités. Prenez n’importe laquelle de ces « écuries d’Augias » laissées, soit dit à ce propos, dans une notable mesure incomplètement nettoyées par tous les États avancés au moment où ils firent leurs révolutions démocratiques bourgeoises, il y a 125, 250 ans et plus (1649 en Angleterre), – prenez n’importe laquelle de ces écuries d’Augias : vous verrez que nous les avons nettoyées à fond. En quelque dix semaines, depuis le 25 octobre (7 novembre) 1917 jusqu’à la dissolution de la Constituante (5 janvier 1918) [3] , nous avons fait dans ce domaine mille fois plus que n’ont fait, en huit mois d’exercice de leur pouvoir, démocrates et libéraux bourgeois (cadets [4] ) et démocrates petits-bourgeois (menchéviks et socialistes-révolutionnaires) » (Œuvres t.33, p.44). Jean Bruhat dresse pour sa part cette liste encore incomplète des changements réalisés ou engagés dès les deux premiers mois par le pouvoir soviétique à peine installé – et sans revenir sur les mesures capitales que décidèrent au premier jour même les décrets sur la paix et sur la terre : abolition du vieux système judiciaire, séparation de l’Église et de l’État, établissement du mariage civil, octroi aux femmes de droits égaux à ceux des hommes, institution d’une orthographe simplifiée pour faciliter l’étude de la langue à des millions d’illettrés, abolition de toutes les divisions en castes (nobles, marchands, paysans) et de tous les titres et privilèges, institution de l’assurance en cas de maladie ou de chômage, établissement du contrôle ouvrier sur les entreprises, création du Conseil supérieur de l’économie nationale, nationalisation de toutes les banques privées, proclamation de l’égalité et souveraineté des peuples de la Russie, de leur droit à disposer d’eux-mêmes jusques et y compris à la séparation et la constitution en État indépendant (ce dont profitent d’emblée la Finlande, la Pologne, l’Ukraine…), abolition de tous les privilèges nationaux et religieux, libre développement des minorités et groupes ethniques – Bruhat omet de signaler d’autres initiatives encore, telle l’abrogation de toutes les mesures discriminatoires envers les Juifs… On se demande qui pourrait de bonne foi se refuser à reconnaître là une œuvre révolutionnaire-démocratique véritablement grandiose en sa rapidité.

À en bouder au point où elle le fait la franche reconnaissance, l’histoire reçue de 1917 et de la jeune Union soviétique ne fait pas seulement preuve d’une partialité hostile qui déjà oblige à mettre en cause sa scientificité ; plus gravement encore elle enclenche une logique d’incompréhension qui la démaille en son entier. Car à soupeser les énormes changements favorables que cette œuvre révolutionnaire apporte d’un coup aux peuples, on conçoit aussi l’immensité de la colère et de la haine qu’elle allume aussitôt au cœur des classes possédantes et dirigeantes. Qu’on essaie de se représenter, par exemple, la réaction de la noblesse foncière russe au décret léninien sur la terre, ou de la grande bourgeoisie d’affaires à la nationalisation des banques, ou du haut clergé orthodoxe à la séparation de l’Église et de l’État – incrédules au départ devant une impudence aussi inouïe mais rassurés à l’idée que pareille démence sera balayée en peu de jours, à mesure que se dessine l’incroyable vraisemblance de sa durée, c’est une ivresse meurtrière qui les saisit, celle qu’exprime un Kornilov : périssent dans le sang les trois quarts des Russes plutôt que souffrir pareilles abominations ! En se refusant à considérer la grandeur de l’œuvre positive de la révolution bolchevique, on s’interdit de bien mesurer la grandeur négative de la contre-révolution qui en est l’immédiate contrepartie. L’histoire admise des débuts de l’Union soviétique réserve une place profondément sous-estimée à la contre-révolution dans la mesure même où elle en a fait d’abord autant à l’œuvre révolutionnaire elle-même. Et dès lors que la contre-révolution avec son ivresse meurtrière est profondément sous-estimée, la violence qui submerge la Russie des années 1918-1921 devient forcément imputable pour l’essentiel au bolchevisme : c’est la faute à Lénine… On voit là la logique viciée qui structure toute l’histoire de la jeune Union soviétique que ce livre conteste : partie d’un rejet légitime d’une doxa stalinisée de cette histoire, elle en vient au déni aberrant de réalités politico-sociales qui y jouent un rôle capital et que les marxistes n’ont vraiment pas inventées. Du coup la visée communiste qui anime l’histoire de l’Union soviétique à ses débuts, visée dont on juge la loyale étude superflue, ne serait que mortifère illusion. C’est le postulat de base de la lecture mystificatrice – sans doute d’abord automystificatrice – qu’on nous ressasse aujourd’hui comme seule valable, lecture rendue fameuse dès 1995 par le fort historien et grand antimarxiste qu’était François Furet, ouvrant la voie à l’idéologie sans mesure d’un Stéphane Courtois dont ne s’est toujours pas vraiment émancipé en profondeur plus d’un ouvrage sur cette époque. L’histoire véridique de la phase léninienne de l’Union soviétique telle que la permet le niveau de connaissance aujourd’hui atteint est encore à écrire.

Du nouveau inattendu

J’en étais là dans l’écriture du présent texte lorsque parut, début 2017, un nouveau petit livre de Nicolas Werth, portant entièrement sur la Russie de l’année 1917 [5]] . Sa lecture me réservait une vraie surprise : l’histoire werthienne de l’année 1917 y a très sensiblement changé en mieux, pour une part au moins, dans son orientation même. Elle se présente – rien d’inattendu ici – en forme de double contestation : sont récusés aussi bien le schéma explicatif libéral – Octobre serait un malheureux accident de l’histoire ayant permis la durable installation au pouvoir d’une poignée de révolutionnaires fanatiques sans assise réelle dans le pays – que ce qu’il appelle le « schéma interprétatif d’inspiration marxiste » – dans la séquence des trois révolutions de 1905, février puis octobre 1917, chacune « fut le résultat de la lutte des classes à une étape historique donnée, et chacune fut conduite à son terme par l’avant-garde révolutionnaire représentée par le seul parti bolchevik » (p. 5). À ces schémas que Nicolas Werth tient l’un et l’autre pour complètement invalidés par la recherche est à substituer « un tableau beaucoup plus complexe et nuancé ». L’analyse y révèle, comme le dit Orlando Figes, « non pas une seule révolution politique, mais une multiplicité de révolutions sociales et nationales » dont les réactions en chaîne ont complètement disloqué un immense empire pour le recomposer tout autrement (p. 9-10). Selon cet esprit Nicolas Werth esquisse, dans le petit nombre de pages dont il dispose, une histoire de l’année 1917 brossée avec maîtrise et dont la tonalité d’ensemble comme le sens général tranchent non point avec sa seule contribution d’il y a vingt ans au Livre noir du communisme [6] mais, chose marquante, avec les deux versions bien plus récentes de son Histoire de l’Union soviétique [7] .
Emblématique de cette reconsidération assez globale est la manière neuve dont Nicolas Werth traite ici Lénine et son action. Cela commence par une attention nettement plus grande portée à son œuvre théorique – par exemple L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme dont est brièvement mais justement indiqué le sens (p. 24) – comme à son rôle pratique – sont, par exemple, notées ses importantes initiatives de début septembre en faveur d’un « compromis » (p. 90-91), qui dans l’Histoire de l’Union soviétique étaient non seulement omises mais déniées. Dès lors, le portrait politique de Lénine change de spectaculaire façon : n’ont plus place ici son prétendu choix de principe en faveur de la guerre civile ni sa supposée « idéologie terroriste » ; il lui est même reconnu d’être « très prudent » lors de la crise de juillet (p. 72). Cette manifeste inflexion dans le traitement de Lénine n’est qu’un aspect, immédiatement voyant, d’une reconsidération plus vaste du mouvement historique qui va de février à octobre et où, à certains moments, semble tacitement admis quelque chose de la fondamentale vue bolchevique selon laquelle toute la tâche était de pousser la révolution bourgeoise jusqu’à une révolution de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre, c’est-à-dire d’une lecture de 1917 en termes de lutte des classes (cf., par exemple, p. 88). Conséquence majeure : si la prise du pouvoir par les bolchéviks reste qualifiée de « coup d’Etat » (p. 94), ce qui formellement parlant est incontestable, non seulement lui est reconnue une « toile de fond » constituée par « une vaste révolution sociale, multiforme et autonome », mais – appréciation fort nouvelle et d’énorme importance – est admis que « durant un bref mais décisif instant – octobre 1917 –, l’action des bolchéviks, minorité politique agissant dans le vide institutionnel ambiant, va dans le sens des aspirations du plus grand nombre, même si les objectifs à moyen et long terme sont différents pour les uns et les autres. Momentanément, coup d’État politique et révolution sociale convergent, ou, plus exactement se télescopent, avant de diverger vers des décennies de dictature » (p. 95). On peut discuter plus d’un point dans l’énoncé de cette conclusion politique générale – les bolchéviks étaient-ils une « minorité politique » en octobre ? Prise du pouvoir et révolution sociale n’ont-elles fait vraiment que se « télescoper » un court moment ? –, on peut considérer que la visée émancipatrice de Lénine et des bolchéviks reste fondamentalement sous-estimée, mais on se plaît à dire qu’à partir de cette manière sensiblement plus loyale d’écrire l’histoire de 1917 une vraie discussion devrait pouvoir enfin se substituer à une inévitable et pénible polémique avec l’auteur. On n’avait donc pas tort de s’insurger contre bien des choses dans sa précédente manière d’écrire cette histoire.

Sans me proposer d’engager ici un débat dont l’initiative appartient essentiellement aux historiens, puis- je du moins suggérer deux des enjeux sauf erreur cruciaux de cette discussion ? Le premier est la pertinence historique, ou non, des analyses menées en termes de classes, démarche constitutive de l’esprit marxien. Nicolas Werth n’en paraît pas si éloigné lorsqu’il insiste dans ce nouveau livre sur le permanent antagonisme qui traverse toute l’histoire des révolutions russes entre les nizy (ceux d’en bas) et les verkhi (ceux d’en haut), entre le peuple et les bourjoui (les bourgeois) (p. 88). Mais il s’abstient systématiquement de prendre à son compte le concept éprouvé de classe sociale, préférant s’en tenir à la notion sans rigueur économique d’« élites » – les « plus importants représentants des affaires et de l’industrie » sont ainsi qualifiés par lui d’« élites économiques et sociales » (p. 19). N’est-ce pas payer inutilement cher la volonté de ne rien accorder au marxisme, en se dispensant ainsi d’examiner avec précision les statuts économiques sous-jacents aux catégorisations socio-culturelles voyantes, ce qui conduit, par exemple, à récuser sans vrai examen les profondes différenciations socio-économiques entre couches paysannes sur quoi se fonde toute la politique des bolchéviks à la campagne ? Mais en vérité qu’est-ce que Nicolas Werth tient dans son domaine pour « le marxisme » ? Il disqualifie sans mal au début de son livre ce qu’il appelle le « schéma interprétatif d’inspiration marxiste », et la brève description qu’il en fait montre qu’il s’en prend sous cette appellation à l’histoire stalinienne en ses diverses réplications soviétiques officielles, histoire dont le caricatural simplisme et les contrevérités hagiographiques ne sont depuis très longtemps plus à établir. Mais il persiste dans une complète inattention envers la masse variée de travaux marxistes de tout autre inspiration et qualité où l’analyse en termes de classes, nullement exclusive de démarches diversement complémentaires, fait la preuve d’une fécondité originale et même à mon sens irremplaçable. Pourquoi, par exemple, son ostracisme bibliographique à l’égard de travaux comme ceux que rassemble l’ouvrage collectif cité plus haut, Le Siècle des communismes ? Pourquoi ce rejet dans les ténèbres extérieures des apports d’Eric Hobsbawm ou de Charles Bettelheim, de Pierre Broué ou de Serge Wolikow, et nombre d’autres ? Nicolas Werth accorde aujourd’hui plus d’attention que naguère à Lénine ; cette importante extension du regard serait elle-même à étendre. Et sous cette question à mon sens névralgique de l’analyse en termes de classes, qu’il y a à comprendre et pratiquer de façon complètement émancipée de vieilles étroitesses doctrinales, est aussitôt en jeu une autre de portée bien plus grande encore. Pratiquer l’analyse historique en termes attachés à la concrétude des réalités socio-culturelles – par exemple « les élites » dans un pays et un temps donnés –, c’est se situer sur le terrain d’une histoire sociale légitimement rebelle à se dissoudre dans quelque « grand récit » idéologique à prétention abstraitement universalisante, c’est refuser de réduire toute la diversité réelle des révolutions russes à l’unité fictive de la seule « révolution prolétarienne ». On comprend ce catégorique refus, et on le partage – il ne choque pas un léninien : « la vérité est toujours concrète ». Mais l’abstraction scientifique de l’analyse en termes de classes intelligemment pratiquée n’abolit pas plus l’immense variété concrète des situations historiques que celle de l’analyse génomique n’est négatrice de la biodiversité. Mettre à nu le processus général d’extorsion de surtravail au prolétaire ne gomme rien des extrêmes différences observables entre toutes les populations exploitées à travers le monde. Mais cela offre à l’historien la clef d’intelligibilité d’une sorte capitale de processus socio-politiques présente partout où règne le capital : la tendance irréductible à l’universalisation des expériences et des exigences, car la logique de l’exploitation est partout la même. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » La révolution d’Octobre est comme toute autre inépuisablement singulière, et on a raison de ne pas vouloir la traiter au pochoir idéologique ; mais en même temps elle a d’emblée une portée universelle dont on ne peut l’amputer sans la trahir. Quand les bolchéviks la présentent et d’abord la vivent comme le début de « la révolution mondiale », il y a là tout autre chose que slogan de propagande ou ivresse idéologique. Cette révolution-là vient réellement de loin et va aller loin – elle vient des révolutions de 1848 et de leur écrasement dans le sang, elle vient du Capital de Marx et de la Commune de Paris, elle vient de déjà deux Internationales socialistes et se veut premier pas vers l’émancipation de tout le genre humain, c’est pourquoi elle va être soutenue par des forces avancées du monde entier, ce sans quoi elle n’aurait pu résister au déluge contre- révolutionnaire qui s’est abattu sur elle non du seul dedans mais là aussi – et ce n’est pas moins significatif – du dehors où domine le capital international. En ce sens, la traiter en révolution purement russe, renvoyer son marxisme à la mythologie – Nicolas Werth, dans le même style idéologique que celui de ses travaux antérieurs, parle en conclusion d’« une fiction qui abusera des générations de crédules » (p. 103) –, c’est l’amputer d’une part majeure de sa dimension réelle, c’est faire à l’envers ce qu’on reproche au marxiste de faire : plaquer une idéologie réductrice sur la réalité complexe de l’histoire. L’heure n’est-elle pas largement venue d’un nouveau révisionnisme dans l’histoire de l’URSS à ses débuts ?

En finir avec l’obsession antiléninienne

Et pour lui donner corps, une condition dont ne peut être faite l’économie est d’en finir avec l’antiléninisme primaire qui sous-tend quasi obsessionnellement toute une part de la soviétologie de langue française depuis des décennies. Peut-on faire l’histoire sérieuse de la Convention en s’épargnant de lire et étudier sérieusement, et j’ajouterai loyalement Robespierre ? Or il est flagrant que toute une part de la bibliographie existante sur la phase léninienne de l’histoire soviétique s’en croit dispensée, loyauté incluse, envers Lénine. Il est bien clair que cette histoire ne saurait tant soit peu être ramenée à sa biographie politique, et n’y changerait rien encore d’ajouter celles des dirigeants le plus en vue, de Trotski à Boukharine, de Staline à Sverdlov… Dans des circonstances comme en a connu la Russie de 1917 à 1922, où règne le pouvoir sans partage de ce que Lénine appelait lui-même une « couche très mince » (Œuvres t. 33, p. 260) de bolchéviks dirigeants, lesquels ont sans cesse à faire des choix tâtonnants de très grande portée, le rôle des individus dans l’histoire peut être grand ; mais même en ce cas sont tout à fait indépendantes de leur volonté les gigantesques logiques objectives qui sourdent des conditions sociales de base, des grands rapports de force et des aspirations de masse. En ce sens, la focalisation sur Lénine de l’antisoviétisme primaire qui s’est mis à envahir vers 1970-1980 une bonne part de l’historiographie touchant aux débuts de l’URSS est en elle-même l’aveu d’une conception extrêmement superficielle de l’histoire. Reste que Lénine a été et demeure à juste titre la figure de loin la plus emblématique de la révolution d’Octobre, de son sens et de ses premières réalisations. C’est pourquoi la façon dont il est historiquement traité est une question de première importance. Or il est trop souvent, aujourd’hui encore, bien moins traité que maltraité, et même de façon éhontée par des auteurs à qui est faite une réputation de léninologues. Je l’ai établi faits en mains en 1999 à propos d’un livre partout cité comme bonne référence, le Lénine d’Hélène Carrère d’Encausse [8]. D’une partialité antiléninienne outrée à en devenir comique, cet ouvrage ne recule pas devant ce que la mansuétude incite à nommer seulement contre-vérités. Je n’en rappellerai très brièvement ici que deux exemples.

1.En janvier 1918, des marins assassinent deux députés libéraux de l’Assemblée constituante, Chingarev et Kokochkine. Rapportant le fait en l’imputant sans discussion à des marins bolcheviques, Hélène Carrère d’Encausse ajoute que cet assassinat « provoqua l’amusement de Lénine lorsqu’il apprit que ses adversaires dénonçaient de tels excès : ”Qu’ils crient, dit-il, c’est tout ce qu’ils savent faire !” » (p. 367). Cette réaction absolument révoltante attribuée à Lénine, d’où la tient-elle ? Elle a le front de mettre le propos entre guillemets sans citer de source… Façon de procéder disqualifiante. Et ce qui disqualifie l’auteur plus encore est qu’on peut lire (Œuvres t. 44, p. 27) un message téléphoné par Lénine au Commissariat à la justice (et paru dans la Pravda) : « Je viens de recevoir un rapport m’informant que cette nuit des marins ont pénétré dans l’hôpital Mariinski et ont assassiné Chingarev et Kokochkine. Je prescris, premièrement, d’ouvrir immédiatement une enquête extrêmement serrée ; deuxièmement, d’arrêter sur le champ les marins coupables de cet assassinat. » Non seulement Lénine n’est pas « amusé » par ce meurtre, mais il y réagit d’emblée comme à un fait grave exigeant enquête serrée et arrestation des coupables. Hélène Carrère d’Encausse censure cette réaction en la recouvrant d’un ragot déshonorant imaginaire sans mention d’origine. Nous sommes ici au niveau du plus grossier pamphlet.

2. Début 1918, la famine menace Pétrograd et bien d’autres villes. Prenant la parole le 14 janvier devant des députés du soviet, Lénine expose son plan de réquisition alimentaire ainsi présenté par Hélène Carrère d’Encausse (p. 414-415) : « Mettre sur pieds des détachements composés de dix à quinze soldats et ouvriers ; en organiser plusieurs milliers et les lancer sur la cam- pagne avec le pouvoir de passer par les armes tous les paysans qui ne se plieraient pas à leurs exigences. » Propos, commente-t-elle, « qui épouvanta ses auditeurs », lesquels « n’avaient pas encore envisagé que l’on pût en appeler au terrorisme organisé contre une partie de la société », et « pourvoir aux approvisionnements par n’importe quels moyens », y compris « user ouvertement de la terreur contre la paysannerie ». Si tels sont bien les propos de Lénine, comment nier alors qu’il soit l’initiateur d’un mode de gouvernement reposant sur le crime de masse ? Une fois de plus, l’auteur prétend citer, mais ne donne pas ses références. Malgré elle, on peut cependant lire le procès-verbal de cette intervention dans l’édition française des Œuvres (t. 26, p. 525-526). Lecture sans appel : la position attribuée à Lénine par Hélène Carrère d’Encausse relève de la flagrante falsification. Pas une fois dans ce discours il n’est question de passer par les armes « les paysans » récalcitrants, pas un instant de déclencher « la terreur contre la paysannerie » ni d’organiser le massacre « d’une par- tie de la société ». Lénine ne vise, sans la moindre ambiguïté, que les spéculateurs et les pillards pris sur le fait. « La spéculation est monstrueuse », dit-il, et nous ne faisons rien. « Tant que nous ne recourrons pas à la terreur contre les spéculateurs, tant que nous ne les fusillerons pas sur place –, nous n’arriverons à rien. » (p. 525). Les spéculateurs, exclusivement les spéculateurs, et les pillards : voilà contre qui Lénine appelle à faire peser la terreur. Politique rude : nous sommes en guerre, la famine est là. Mais la maquiller en terreur contre la paysannerie, en organisation du massacre contre une partie de la société est une telle malversation intellectuelle que faire figurer ce livre dans une bibliographie savante relève du faux-monnayage. […]

Que Lénine soit l’objet de campagnes d’« infamisation » aussi acharnées que celles qu’a subies Robes- pierre, et pour la même raison de fond – comment déshonorer la révolution si leur œuvre mérite hautement d’être honorée ? –, c’est en tout cas aisé à comprendre pour qui n’est pas aveugle au rôle de la lutte des classes dans l’affrontement des idées. Aussi bien existe-t-il depuis des décennies en ce sens toute une littérature réputée inattaquable. Pour les historiens pressés soucieux de régler son compte à Lénine sans se contraindre à aller y voir par eux-mêmes, le livre de Dominique Colas sur le léninisme est une véritable aubaine [9]. Car lui a lu Lénine, avec soin, et en connaissance du texte russe, bien que, presque seul de son genre, il en donne les références dans l’édition française. Mais en même temps l’image qu’il trace de Lénine est proprement épouvantable. Dès le premier paragraphe de l’introduction, avant donc la moindre référence à l’œuvre, on nous annonce que Lénine est le véritable créateur « d’une société inhumaine », qu’il « a souhaité la guerre civile, qu’il a ordonné les camps de concentration, la terreur de masse et l’extermination des koulaks », de sorte que ce serait un véritable « escamotage » que d’en imputer la responsabilité à Staline. Et pour que d’emblée la leçon politique entre bien dans les têtes, la deuxième page du livre insiste : « En cherchant ailleurs que dans le léninisme l’origine du socialisme réel, on met les partis communistes à l’abri d’une critique radicale. » À bon entendeur, salut – le livre paraît alors qu’il y a quatre ministres communistes dans le premier gouvernement de François Mitterrand… Je ne vais pas examiner dans le détail comment l’auteur réussit cet exploit, car c’en est un, de paraître déduire de maintes citations exactes de Lénine des appréciations politiques entièrement préétablies pour aboutir à cette conclusion telle que la formulent les deux dernières lignes du livre : « Le léninisme est le développement de la perversion en politique sous une forme massive et organisée. » Je caractériserai seulement la stratégie d’ensemble qui permet d’aboutir à ce remarquable résultat, parce qu’elle a été largement suivie : faire autant que possible abstraction du contenu de la politique léninienne pour braquer le projecteur sur les aspects violents de ses seules formes, d’autant plus aisément présentables comme son essence qu’en même temps le projecteur est peu braqué sur les violences premières de l’adversaire. Le livre de Dominique Colas ne comporte aucun chapitre sur l’analyse de l’impérialisme, la conception qu’a Lénine du socialisme ou la portée de son internationalisme ; il s’ouvre sur un chapitre consacré à « l’hystérie » et s’achève sur un autre intitulé « Terreur et brutalité »… Et voilà pourquoi ce Lénine est muet : on réussit – et c’est de l’art – à le citer souvent sans jamais lui donner la parole. Un historien qui connaît bien son Dominique Colas n’a plus besoin de lire Lénine : Colas l’a fait, l’évoquer vaut caution. C’est ce qu’on appelle une histoire « dé-idéologisée » de l’Union soviétique.

Non, Staline n’était pas précontenu dans Lénine

Un peu mieux instruits des données du problème central formulé au début de cette étude, revenons au rapport entre phases léninienne et stalinienne dans l’histoire de l’Union soviétique. Est donc couramment donnée aujourd’hui pour établie une foncière continuité entre les deux : Lénine aurait à titre essentiel « préfiguré » Staline – c’est donc la visée marxienne même du communisme qui serait à condamner sans appel… Pour mesurer combien cette thèse rompt avec ce qui était auparavant tenu pour manifeste par les meilleurs auteurs, un moyen simple et fort consiste à relire ce livre de réputation justifiée que publia Moshe Lewin en 1967 – avant le grand tournant néolibéral indiqué plus haut – sous le titre Le Dernier Combat de Lénine [10]] , c’est-à-dire la bataille qu’en 1922 un Lénine déjà très marqué par les attaques cérébrales engage avec héroïsme contre Staline et Ordjonikidzé en qui se découvre ce qu’il appelle sans détour l’« argousin » grand-russe (Œuvres t. 36, p. 622). Tout ce qu’y montre Moshe Lewin aussi bien quant au contenu politique – avec la si exemplaire affaire géorgienne, tous deux cherchant à imposer avec brutalité à la Géorgie une logique de puissance dominante – qu’aux méthodes de direction – « du temps de Lénine, écrit-il, dans des conditions pourtant si difficiles, la machine dictatoriale soviétique fonctionnait encore d’une façon bien différente de ce qu’elle deviendra plus tard » (p. 137) – établit que de Lénine à Staline il y a eu fondamentale rupture bien plutôt que passage de témoin. Au dernier chapitre de son livre, Moshe Lewin, se risquant de façon très contrôlée à réfléchir sur ce qui se serait vraisemblablement passé « si Lénine avait vécu… » au-delà de 1924, et tout en mesurant bien ce qu’on n’en saurait affirmer, écrivait qu’en tout cas « ce que l’on peut dire avec certitude, c’est qu’il aurait combattu avec acharnement les processus qui aboutirent à faire de la période stalinienne ce qu’elle fut » (p. 140). Qu’est-ce qui autorise les historiens faisant aujourd’hui autorité en la matière à prendre le contrepied de cette appréciation enracinée dans un vaste massif de faits incontestés ? Rien. Aucune importante donnée historique nouvelle, mais un contexte idéologique profondément changé, celui du déchaînement d’antisoviétisme qui déferla à partir des années 1970-1980 sur le monde de l’histoire en même temps que de la politique – et dont fut emblématique en même temps que nourricier le Livre noir du communisme auquel Nicolas Werth apporta l’appui de son grand savoir. On est alors en droit de dire qu’en vérité les travaux dont j’ai proposé ici une lecture critique sont pour une forte part tributaires, si on les compare à ceux d’un Moshe Lewin, d’une re-idéologisation foncièrement partisane de l’histoire qu’ils traitent. […]

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1NDLR : Pour éviter nombre de notes infrapaginales, Lucien Sève donne ses références aux Œuvres de Lénine dans le texte, en indiquant entre parenthèses le numéro du tome puis celui de la page (et ce dernier seul lorsque les citations successives appartiennent au même tome). Il se rapporte systématiquement à la co-édition parue en 45 volumes par les Éditions sociales (Paris) et les Editions du Progrès (Moscou).

[2Jean Bruhat, Lénine, Club français du livre, 1960, p.273-274.

[3L’initiative bolchevique de dissoudre en janvier 1918 après sa première réunion l’Assemblée constituante élue en novembre 2017 est l’un des plus classiques arguments au nom desquels Lénine est dénoncé comme ennemi de toute démocratie. La réponse léninienne à cette accusation est tout aussi classique, mais bien moins exposée dans la littérature historique dominante : les élections des délégués à la Constituante avaient eu lieu sur des listes de candidatures rendues très rapidement périmées par les événements révolutionnaires. En particulier le parti qui avait obtenu de loin le plus grand nombre de sièges, le parti socialiste-révolutionnaire, s’était scindé après l’élection entre S.-R. de droite et S.-R. de gauche, ce qui changeait beaucoup de choses. En janvier 1918, on pouvait donc légitimement considérer que la Constituante n’avait déjà plus de vraie représentativité, de sorte que ce qui n’aurait pas été démocratique aurait été de la mettre en place. La preuve que cette analyse n’était pas sans valeur est que la dissolution de la Constituante, écrit Nicolas Werth lui-même, « ne souleva aucun écho appréciable dans le pays » Histoire de l’Union soviétique – de Lénine à Staline (1917-1953), PUF/Que sais-je ?, 2013 [1995], p.135.

[4Est appelé cadet (des initiales K.D.) le parti bourgeois constitutionnel-démocrate, devenu en 1918 selon Lénine le véritable état-major de la contre-révolution.

[5Nicolas Werth, Les Révolutions russes, PUF/Que sais-je ?, 2017. [NDLR : Les pages seront dorénavant citées par Sève dans le texte.

[6Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme – Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, 1997.

[7Nicolas Werth, Histoire de l’Union soviétique – De l’Empire russe à la Communauté des États indépendants (1900-1991), PUF, 2008 [1990].

[8Fayard, 1997. [NDLR : Les pages seront dorénavant citées par Sève dans le texte.] Ma critique serrée de cet ouvrage figure dans mon livre déjà cité Commencer par les fins – La nouvelle question communiste, La Dispute, 1999, p. 211-247.

[9Dominique Colas, Le Léninisme, PUF, 1982. – Je n’ai pu lire avant de remettre ce livre à l’éditeur le Lénine que Dominique Colas a publié en mars 2017 chez Fayard.

[10Republié en 1978 aux Éditions de Minuit. C’est à cette édition que je ferai référence. [NDLR : Les pages seront dorénavant citées par Sève dans le texte.
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