Penser la révolution avec Trotsky

Le programme de transition : un manifeste de lutte d’une brûlante actualité

Juan Dal Maso

Le programme de transition : un manifeste de lutte d’une brûlante actualité

Juan Dal Maso

Lorsque des crises éclatent, comme celle que traverse le monde aujourd’hui, l’extrême-gauche - en particulier celle qui s’identifie à la tradition de Léon Trotsky - propose quelques mots d’ordre et un programme de lutte. Par exemple, l’occupation et la reprise de la production sous le contrôle des travailleurs de toute entreprise qui ferme ou licencie, la répartition du temps de travail sans affecter les salaires, la nationalisation du système bancaire ou le monopole du commerce extérieur. Des mesures qui pourraient aller comme un gant face à la crise actuelle. Ces mesures s’inscrivent dans la tradition de la gauche marxiste et en particulier du "Programme de transition" élaboré par Trotsky et ses partisans dans les années 1930, au moment d’une crise économique d’ampleur.

Nous publions cet article à 80 ans de l’assassinat de Léon Trotsky par les agents de Staline, despote à la tête d’une bureaucratie dont les privilèges s’appuyaient sur l’isolement et la dégénérescence de cette même révolution à travers une sorte de contre-révolution.

Article publié initialement en castillan le 18 août 2019 dans Ideas de Izquierda, le supplément théorique, politique et culture de La Izquierda Diario, membre du réseau international du même nom dont fait partie Révolution Permanente.

Traduction : Flo Balletti

Le programme de transition rédigé par Léon Trotsky en 1938 contient des mots d’ordre démocratiques (tels que la lutte pour la révolution agraire et l’indépendance nationale dans les pays périphériques), minimaux (8 heures de travail, augmentation des salaires), transitoires à proprement parler (abolition des secrets commerciaux, contrôle ouvrier de l’industrie, nationalisation du système bancaire, gouvernement ouvrier et paysan) et organisationnels (piquets d’autodéfense, milices ouvrières, conseils ouvriers ou soviets).

Dans cet article, nous reviendrons sur certains éléments de son histoire et de son actualité.

Années de Révolution et contre-révolution

Au cours des années 1920 et 1930, le mouvement ouvrier a connu d’importants changements. Nous pouvons mettre en évidence deux éléments qui auront de l’influence pendant des décennies. La bureaucratisation de l’URSS et le mouvement communiste sous Staline et l’étatisation des syndicats, comme réponse des classes dominantes et de l’Etat face à la montée des luttes de masse postérieures la Révolution russe. Dans ce contexte, d’importants processus révolutionnaires ont été défaits dans les années 1920 (Italie, Allemagne, Chine, grève générale en Angleterre). La décennie suivante sera marquée par la crise mondiale (krach de Wall Street en 1929), la montée du fascisme et la guerre civile espagnole. Le nouveau mouvement ouvrier regroupé au sein de la confédération syndicale CIO surgit avec force aux Etats-Unis, et la lutte se renforce contre les grands pouvoirs dans les pays coloniaux et les semi-colonies de l’époque. Le mouvement communiste en particulier subit une mutation stratégique définitive : l’adoption du "Front populaire" avec la "bourgeoisie démocratique" pour remplacer la lutte de classe, afin de combattre le fascisme. Cette politique, adoptée en septembre 1935 par l’ensemble de l’Internationale Communiste, place les Partis Communistes comme faisait partie du "camp démocratique", renforçant leur rôle bureaucratique dans les organisations syndicales (comme le disait le dirigeant stalinien français Maurice Thorez : « il faut savoir terminer une grève ») et plus généralement leur lien avec l’Etat "démocratique" comme instrument de changements "progressistes".

Durant ces années, les centrales syndicales européennes, notamment en France et en Belgique, ont adopté des plans économiques qui combinent la réforme du capitalisme avec certaines mesures "socialistes". Un tableau extrêmement complexe dans lequel les grandes luttes du mouvement ouvrier sont menées vers des conquêtes élémentaires dans le meilleur des cas, directement réprimées dans d’autres. Pendant des années, Trotsky et la Ligue Communiste Internationale ont essayé de travailler comme une fraction publique de l’Internationale Communiste, essayant de réorienter sa politique. Après l’ascension d’Hitler au pouvoir en 1933 et le manque d’autocritique du Parti communiste allemand et de l’Internationale Communiste dans son ensemble, il lancera l’appel à construire une nouvelle organisation internationale de la classe ouvrière, qui sera fondée en 1938.

Mythe et réalité du "Programme terminé"

Un reproche commun envers les organisations trotskystes est que celles-ci prennent le programme de transition comme une sorte de Bible. Sans nier qu’il puisse y avoir des interprétations dogmatiques (ce qui, en fait, est le cas de presque toutes les théories et tous les programmes), ce reproche repose sur un préjugé fondamental : ce ne serait pas tant un problème d’interprétation, mais plutôt de Trotsky lui-même qui aurait tenté d’établir un programme valide universellement en tout temps et en tout lieu. Mais les choses ne se sont pas passées comme ça. Nous allons voir pourquoi.

La Conférence de fondation de la IVe Internationale s’est tenue à Paris le 3 septembre 1938. Les grandes puissances impérialistes étaient en pleine préparation pour ce qui allait devenir la Seconde Guerre mondiale, le Front populaire en Espagne et en France se dirigeaient vers la catastrophe, le régime répressif devenait de plus en plus dur en URSS.

La Quatrième Internationale était composée de militants avec une relative expérience et son influence s’étendait à un secteur combatif minoritaire de la classe ouvrière. Le rapport présenté à la conférence indique l’existence d’un total d’environ 5 500 membres, répartis comme suit : Etats-Unis 2 500, Belgique 800, France 600, Pologne 350, Angleterre 170, Allemagne 200, Tchécoslovaquie 150-200, Grèce 100, Indochine aucun nombre - bien que ce soit un groupe ayant une influence importante -, Chili 100, Cuba 100, Afrique du Sud 100, Canada 75, Australie 50, Brésil 50, Pays-Bas 50, Espagne 10-30, Mexique 25, Suède, Norvège, Danemark, Roumanie, Autriche, Russie, Bolivie, Argentine, Porto Rico, Uruguay, Venezuela, Chine et Italie, sans nombre communiqué. Selon un rapport de Rudolf Klement, en charge de l’organisation de la conférence et assassiné par les services secrets staliniens avant sa tenue, il y avait aussi des partisans de la Quatrième Internationale au Maroc, en Palestine, en Yougoslavie et en Lettonie, lesquels ne sont pas mentionnés dans le rapport de la conférence.

Pour Trotsky, ce programme devait être l’outil avec lequel ces 5 500 militants pourraient ouvrir une voie aux masses de la classe ouvrière. Mais il ne le considérait pas comme un programme terminé, mais plutôt comme un manifeste programmatique. C’est ce que disait une lettre envoyée à Rudolf Klement le 12 avril 1938 :« Je voudrais souligner qu’il ne s’agit pas encore du programme de la Quatrième Internationale. Le texte ne contient ni la partie théorique, c’est-à-dire l’analyse de la société capitaliste et de sa phase impérialiste, ni le programme de la révolution socialiste elle-même. Il s’agit d’un programme d’action pour la période intermédiaire. Il me semble que nos sections ont besoin de ce document. »

Avec l’expression "période intermédiaire", Trotsky faisait référence à la lutte pour le pouvoir de la classe ouvrière. C’est pourquoi il dit qu’il manque « le programme de la révolution socialiste elle-même ».

Mais arrêtons-nous à cette définition de manifeste (ce que Trotsky ne fait pas dans sa lettre, mais il le sous-entend). Dans l’histoire du mouvement ouvrier et dans les traditions révolutionnaires antérieures aussi, les manifestes sont des écrits urgents, des appels à l’action, contenant des analyses et des propositions programmatiques, mais ils ne prétendent pas apporter des solutions à tous les problèmes. Un manifeste vise, en premier lieu, à définir certains objectifs fondamentaux pour agir. Que ce soit le Manifeste des plébéiens de Gracchus Babeuf, le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels ou le Programme de transition dont nous parlons, la principale prétention de ces textes n’est pas celle de la validité universelle ou celle de l’hyper-précision des mots d’ordre (qui sont assez précis pour autant) mais plutôt un appel à passer à l’action, évidemment sur la base de certains principes et avec des propositions définies, mais sous les impératifs de la lutte des classes. Cela signifie, en retour, que les mots d’ordre qui composent ce manifeste programmatique ne sont pas les seuls possibles : de nouvelles situations historiques peuvent exiger que nous en proposions d’autres. Par exemple, les questions écologiques, d’autodétermination nationale, les problèmes de planification urbaine exigent des réponses depuis la perspective d’un programme de transition.

Mais à ce stade, à quoi se réfère ce terme de la "transition" ? Voyons voir.

Pourquoi transition ?

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le mouvement ouvrier orienté par la social-démocratie avait mis en place ce qu’on appelait le "programme minimum" : 8 heures, de meilleures conditions de travail, liberté de réunion, des droits politiques démocratiques élémentaires. D’autre part, le "programme maximum" posait la révolution et le socialisme comme un objectif fondamental, mais conçu comme une perspective éloignée.

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale a consolidé la division irréversible entre la social-démocratie, qui a poursuivi la réforme du capitalisme, et le communisme, qui a lutté pour la révolution, avec l’exemple du parti bolchevique et de la Révolution russe. Ensuite, il y eut les processus mentionnés au début de cet article. Les révolutions, les contre-révolutions, la crise économique, ont commencé à mettre sur la table la nécessité de modifier les programmes, notamment cette division entre programmes "minimum" et "maximum". La classe dirigeante a perçu le besoin de réajustements similaires, nationalisant les syndicats, encourageant l’intervention de l’Etat pour contrer la crise économique et offrant ainsi une tentative de rivaliser avec la solution révolutionnaire.

Dans ce cadre, la transition pour Trotsky comprenait plusieurs choses :

  •  La relation entre les besoins de la classe ouvrière et les secteurs populaires et leur degré d’organisation et de conscience politique.
  •  La relation entre les revendications immédiates et la remise en cause du capitalisme.
  •  La relation entre la mobilisation systématique des masses pour leurs revendications et la lutte pour un gouvernement de la classe ouvrière et du peuple.

    La transition se réfère aussi à cette "période intermédiaire " dont Trotsky a parlé dans sa lettre à Rudolf Klement : ce n’est pas encore la révolution elle-même, cependant la lutte de classe ne peut être canalisée uniquement avec le soi-disant "programme minimum". Les conditions de la crise capitaliste et les attaques des patrons posent un dilemme : soit les besoins les plus élémentaires de la classe ouvrière et du peuple sont résolus sur la base d’une atteinte directe aux intérêts des capitalistes, soit l’issue sera donnée par le capitalisme, recomposant sa domination et aggravant nos conditions de vie.

    Prenons un exemple. Face aux licenciements ou aux fermetures d’usines, les dirigeants syndicaux acceptent souvent des réductions de salaire en échange du maintien des emplois. Un programme transitionnel consiste à répartir les heures de travail sans réduction de salaire, non seulement en évitant les licenciements, mais aussi en intégrant davantage de personnes dans le monde du travail. Dans le premier cas, les licenciements sont évités mais sur la base de la garantie du profit du capitaliste. Dans le second cas, le chômage est combattu en donnant la priorité à la classe ouvrière et non à l’entreprise.

    En ce sens, le programme de transition tente d’établir un pont entre la lutte pour les revendications les plus élémentaires et immédiates de la classe ouvrière et du peuple et une solution anticapitaliste et socialiste.

    La "crise de direction"

    Dans le texte du programme de transition, Trotsky dit que la crise de l’humanité se réduit à la crise de sa direction révolutionnaire. Il fait référence aux défaites subies par le mouvement ouvrier sous la direction de la social-démocratie et du stalinisme, et aux difficultés pour parvenir à une direction alternative (un objectif que le manifeste programmatique était destiné à atteindre, comme nous l’avons déjà dit). Cette définition a été prise dans de nombreux cas par certains groupes trotskystes comme une sentence valable à jamais, mais elle est surtout remise en question comme étant la prétendue démonstration du "subjectivisme" de Trotsky par ceux qui ont une certaine tendance à défendre les différentes variantes bureaucratiques dans les syndicats et mouvements sociaux.

    La relation entre les bases et les directions (surtout dans le mouvement ouvrier, mais aussi dans d’autres mouvements) est une question complexe. Pour des raisons de place, nous tenterons de résumer la question au fait qu’on ne peut ni dire que chaque base a "la direction qu’elle mérite" ni que celle-ci soit toujours en contradiction ouverte avec les dirigeants. Ici, comme dans bien d’autres occasions, « l’analyse concrète de la situation concrète » est nécessaire. Mais ce n’est pas la même chose d’analyser les difficultés à construire une "direction révolutionnaire" comme un problème abstrait, de l’extérieur, que de faire cette réflexion dans le cadre d’une pratique militante qui cherche à mettre la lutte de classe sur une voie révolutionnaire. Au-delà de cette question, il serait unilatéral de prendre cette définition de Trotsky, posée à un moment précis et dans un contexte d’argumentation particulière, comme une définition historique générale.

    Aujourd’hui, la crise de l’humanité traverse de multiples problèmes, dont beaucoup sont liés - mais qui vont au-delà - à la direction révolutionnaire de la classe ouvrière. La classe ouvrière est plus importante en terme numérique, mais il y a peu d’identification au socialisme (en ce sens, la débâcle du stalinisme influe fortement), entre autres problèmes. Toutefois, cela ne signifie pas que les directions ne constituent pas un problème. Il suffit de penser à la réalité de la classe ouvrière et au rôle joué par les dirigeantes et dirigeants syndicaux ou au sein des mouvements étudiants, de femmes ou des organisations de chômeurs, et de la majorité des courants politiques qui les orientent, souvent associés aux tendances dites "nationales et populaires" ou de "gauche au sens large".

    Après des décennies de "néolibéralisme", la classe ouvrière souffre d’un processus de fragmentation entre natifs et immigrés (que la bourgeoisie oppose pour les empêcher de s’unir en une force puissante), entre emplois stables et précaires (qui font les mêmes tâches pour un salaire moindre et dans de pires conditions), entre hommes et femmes (qui sont moins payées pour les mêmes tâches), entre autres divisions. Face à cette situation, les directions syndicales réclament des conquêtes minimales du secteur qu’elles "représentent" sans mener une politique d’unification des différents secteurs de la classe ouvrière. Une activité similaire est menée par les directions d’autres mouvements, faisant face à leurs demandes spécifiques séparément du reste. En définitive, toutes ces variantes s’inscrivent dans les paramètres du capitalisme, semant l’idée que si nous avançons des revendications en ordre dispersé, nous pouvons être plus efficaces que si nous nous unissons pour lutter contre le capitalisme. Ce corporatisme syndical n’est pas du tout contradictoire avec le soutien aux variantes patronales "progressistes" (et pas seulement). Par conséquent, du point de vue de Trotsky, la mobilisation systématique de la classe ouvrière au-delà des limites imposées par l’Etat et les bureaucraties s’accompagne d’une unité avec les autres secteurs opprimés pour imposer une issue révolutionnaire anticapitaliste et socialiste.

    C’est une raison de plus pour reprendre les idées avancées par Trotsky dans le programme de transition, entendu comme un manifeste programmatique, que nous pouvons et devons actualiser en fonction de nos circonstances propres. Pour opposer une issue efficace aux tentatives de la classe dominante de nous faire payer la crise, nous devons trouver les moyens d’unir les revendications ouvrières et populaires à une remise en cause de la propriété privée et du capitalisme. Un héritage urgent et actuel de Trotsky, alors que c’est aujourd’hui l’anniversaire de son assassinat par le stalinisme.

    Juan Dal Maso est un dirigeant du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) en Argentine qui fait partie de la Fraction Trotskyste-Quatrième Internationale (FT-QI) au même titre que le Courant Communiste Révolutionnaire (CCR) du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), à l’initiative de Révolution Permanente.

    Spécialiste d’Antonio Gramsci, il a publié entre autres El marxismo de Gramsci. Notas de lectura sobre los Cuadernos de la cárcel [Le marxisme de Gramsci. Notes de lecture sur les Cahiers de prison] (Ed.IPS, 2016), et Hegemonía y lucha de clases. Tres ensayos sobre Trotsky, Gramsci y el marxismo [Hégémonie et lutte de classe. Trois essais sur Trotsky, Gramsci et le marxisme] (Ed. IPS, 2018).

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