[ENTRETIEN]

"Le madurisme est de plus en plus dénoncé comme étant étranger au chavisme"

Yoletty Bracho

"Le madurisme est de plus en plus dénoncé comme étant étranger au chavisme"

Yoletty Bracho

Doctorante, spécialiste du Venezuela actuel, Yoletty Bracho éclaire dans cet entretien les rapports existants entre secteurs populaires et chavisme, mais interroge également les liens qui subsistent ou qui ont été rompus entre les classes populaires et le madurisme au pouvoir.

Créd. Carlos Garcia Rawlins

Selon vous, quel bilan peut-on tirer du chavisme, depuis son arrivée au pouvoir, par les urnes, en 1998 ? Est-il possible de parler de rupture avec le système et de construction d’un pouvoir populaire, à la base ?

Il est probable que la meilleure manière de répondre à cette question est de la décomposer en trois parties. La première est de se demander dans quelle mesure le chavisme a représenté une rupture avec « le système ». Bien sûr, la réponse à cette question dépend de ce qu’on entend par « système ». Si les gouvernements chavistes ont constitué en effet une rupture politique claire avec ce qu’on appelle le Pacto de Punto Fijo, c’est-à-dire entre les partis politiques dominants au Venezuela (Action Démocratique, la social-démocratie vénézuélienne, et COPEI, les chrétiens-démocrates) au moment de la transition démocratique de 1958, leurs pratiques ne sont pas à tous égards si différentes de celles de leurs prédécesseurs. Si alternance politique il y eut, bel et bien, cela n’a pas rimé avec un renouvellement total des pratiques politiques.

La deuxième question est de savoir si les gouvernements chavistes ont permis la construction d’un « pouvoir populaire ». Le « pouvoir populaire » est, pour les gouvernements chavistes, une catégorie légale et politique. La promotion du « pouvoir populaire » devient en soi un enjeu d’action publique, que ce soit par le biais de programmes d’accès à la santé, à l’éducation, au logement, par la mise en place de dispositifs participatifs territoriaux (conseils communaux, communes), ou par la mise en place d’institutions dédiées à cette politique (comme le Ministère du Pouvoir Populaire des Communes et Mouvements Sociaux). Mais cet appareillage participatif doit être analysé en relation avec l’histoire longue de la relation entre l’État vénézuélien contemporain et ses classes et territoires populaires. Dans ce cadre, la promotion du « pouvoir populaire » par les gouvernements chavistes continue d’entériner une norme déjà présente dans le puntofijismo, à savoir, le conditionnement de l’accès à l’action publique des classes et territoires populaires à leur organisation collective. Autrement dit, les pouvoirs publics exigent de ces populations qu’elles s’organisent formellement afin de permettre des interpellations « légitimes » car institutionnalisées. Et si l’organisation populaire peut être vue comme un horizon politique, quand elle résulte d’une exigence publique venue « d’en haut » elle comporte des limites connues et documentées.

Mais cela n’empêche pas de se demander, enfin, dans quelle mesure les gouvernements chavistes ont été le cadre de la construction d’un pouvoir populaire à la base. La réponse à cette question ne peut pas être linéaire. Oui, durant les périodes des gouvernements chavistes il a été possible d’observer des mobilisations populaires importantes avec des revendications claires, et en soutien de ces gouvernements. Mais ce cadre politique est aussi le scénario de répressions policières, syndicales, et politiques en général. Ainsi, puisqu’il n’existe pas une seule base au Venezuela (comme nulle part ailleurs), mais des bases, multiples, hétérogènes, leurs vécus durant ces gouvernements sont aussi divers (avec des extrêmes glorieux et dramatiques) selon la position de celui qui est interpellé pour remplir la catégorie « base » ou « populaire ».

La côté de popularité de Maduro est, aujourd’hui, au plus bas. Comment expliquer cette involution, entre une extrême popularité de Chávez, au début des années 2000, notamment, et la situation actuelle ? Existe-t-il, encore, aujourd’hui, dans les milieux populaires, une réelle adhésion au chavisme, ou plutôt un soutien au gouvernement de Nicolás Maduro ?

Une des fautes stratégiques d’une certaine opposition au Venezuela a été de voir dans le soutien au chavisme une sorte de faute d’analyse de la part (notamment) des classes populaires. Les explications vont de la dénonciation classique du clientélisme, jusqu’à des analyses classistes et racistes des populations populaires qui ne seraient pas suffisamment éduquées, éclairées, pour faire de bons choix politiques. Ce mépris des codes politiques populaires considérés comme illégitimes et déraisonnables, a longtemps empêché (et peut encore le faire) une certaine opposition de saisir les mécanismes de l’adhésion et de l’engagement d’une large portion des classes populaires en faveur du chavisme. Cet engagement peut encore exister, par contre il est de fait largement réduit par rapport à ce qu’il a été autrefois, ou renégocié. Le « madurisme » est de plus en plus dénoncé comme étant étranger au « chavisme ».

Si le gouvernement de Nicolás Maduro connaît une perte de soutien, c’est bien sûr en lien avec la situation économique et politique du pays. De ma propre expérience, chez celles et ceux qui ont été, un temps, de forts soutiens du chavisme, la plupart évoquent aujourd’hui un sentiment de trahison et voient dans les membres du gouvernement Maduro des traitres à une révolution qu’ils ont un jour soutenue.

Dans certains secteurs populaires l’écœurement face au gouvernement Maduro peut se traduire dans un soutien ouvert aux opposants de la Mesa de Unidad Démocrática, la MUD, coalition de partis d’opposition allant du centre-gauche à l’extrême-droite. Dans d’autres cas, ce rejet se traduit plutôt par une dévalorisation du champ politique dans sa totalité. Par contre, la perspective d’intervention (militaire) étrangère entretenue par Juan Guaidó produit, dans certains secteurs, y compris ceux ayant pris leurs distances avec le gouvernement Maduro, une sorte de retour ou re-ralliement au chavisme car le rejet de la figure de l’impérialisme étatsunien est très présent.

Il ne faudrait pas non plus oublier la répression des mobilisations populaires et syndicales qui prend une place importante depuis déjà des années, ainsi que l’instrumentalisation des aides à la consommation quotidienne (comme les CLAP, système d’aide alimentaire subventionné), qui dissuade voire empêche certaines mobilisations.

Ainsi, si Nicolás Maduro reste encore à la présidence de la République, l’usage de la force, l’intimidation et la répression politique, sont des variables importantes.

Et le monde du travail ? Où en est-il, aujourd’hui, dans son lien au chavisme, dans son rapport au gouvernement en place, qui en est l’héritier ?

Des oppositions autres que celle de la MUD existent au Venezuela, y compris des oppositions organisées. Des organisations comme Marea Socialista (MS), le Parti Socialisme et Liberté (PSL), Luchas, entre autres, font partie de celles qui accompagnent ces mobilisations. Par contre, ne partageant pas toutes le même diagnostic de la situation, leurs perspectives stratégiques peuvent différer. Ainsi, si MS soutient la Plateforme pour la Défense de la Constitution qui appelle les parties du conflit interne au Venezuela au dialogue et à la mise en place d’un référendum populaire qui ouvrirait la porte à des élections générales, le PSL ne soutient pas ces initiatives de dialogue vues comme source d’accords antipopulaires. Dans ce sens, le PSL accompagne des mobilisations syndicales dans le secteur pétrolier, de l’éducation, de la santé, en visant à produire des mobilisations intersyndicales et populaires de grande envergure.

Malheureusement, les rapports de forces internationaux (entre les diplomaties des États-Unis et ses alliés latino-américains, de la Russie et de la Chine et de leurs alliés, et des intermédiations sans succès) tendent à faire de la question vénézuélienne un enjeu qui se joue loin des arènes où ces mobilisations populaires pourraient faire pencher la balance.

Il faut aussi être conscient que les opposants de la MUD mobilisent actuellement, comme le montrent les dernières manifestations, de grands pans de la population vénézuélienne, secteurs populaires compris, et ce dans un cadre dans lequel les discours de la gauche sont difficilement audibles. Instrumentalisée et parfois revendiquée par Maduro, la gauche reste associée dans les discours dominants de l’opposition à toutes les impasses politiques et économiques actuelles.

Propos recueillis par RPDimanche

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