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À quand le procès ?

Hissène Habré. Le dictateur est condamné, la Françafrique court toujours

Lundi 30 mai 2016, au terme d’un long procès, l’ex-dictateur Tchadien Hissène Habré a été condamné à la réclusion à perpétuité par un tribunal spécial mandaté par l’Union Africaine et siégeant au Sénégal.

Pierre Reip

1er juin 2016

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Hissène Habré est président de la République du Tchad de 1982 à 1990 à la suite d’un coup d’état. Il installe rapidement un pouvoir autoritaire, soutenu par la France et les Etats-Unis, qui voient en lui un rempart contre la Libye de Khadaffi qui occupait depuis 1973 la bande d’Aozou au nord du pays.

Habré est soupçonné d’être responsable de la mort de 40 000 personnes ayant produit plus de 80 000 orphelins, d’après la commission d’enquête Tchadienne chargée du dossier. En janvier 1992, plusieurs fosses communes sont retrouvées aux portes de la capitale Ndjamena, certaines contenant jusqu’à 150 squelettes des détenus exécutés par la Police politique du régime tchadien, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), instaurée en 1983 par Habré.

Renversé avec l’appui de la France en 1990 par Idris Déby, son chef d’État major, le dictateur trouve refuge au Sénégal. Il aura fallu attendre 25 ans pour qu’Hissène Habré soit jugé, à l’âge de 72 ans, à la suite d’un long feuilleton judiciaire. Dès 2000, des victimes appuyées par l’ONG Humans Rights Watch (HRW) et leur avocat Reed Brody entament des démarches pour qu’un procès ait lieu.

Sous la pression internationale, le président du Sénégal Macky Sall, arrivé au pouvoir en 2012, finit par accepter qu’un procès ait lieu. Un tribunal spécial est créé pour l’occasion, les Chambres africaines extraordinaires, avec à leur tête trois juges africains. Cette cour, créée par l’Union Africaine et le Sénégal est la première du genre. Refusant de se présenter à son procès, Habré y est traîné de force et choisit de se taire. Le 30 mai, après dix mois d’un procès d’ores et déjà historique, Habré est reconnu coupable de crimes contre l’humanité, viols, exécutions, esclavage et enlèvement. En mars 2015, d’anciens responsables de la DDS avaient été jugés et sept personnes condamnées à la prison à la perpétuité. Habré est le premier ex-chef d’État africain à être condamné pour violences sexuelles par une cour internationale africaine.

Les pièces recueillies pour le procès étaient en très grand nombre. Des milliers de documents avaient été découvert en mai 2001 par l’ONG Humans Rights Watch, accompagnée d’agents tchadiens dans les locaux abandonnés de la DDS. Certaines montrent qu’Habré était informé quotidiennement des exécutions et des actes de tortures commis par la DDS. 96 témoins et experts ont déposé à la barre et 2500 procès verbaux d’auditions ont été compilés.
Habré a aussi été reconnu coupable d’avoir violé à quatre reprises Khadija Hassan Zidane, dite « Khadija la rouge », dont le témoignage a été finalement reconnu par la cour.

Le verdict du procès a été accueilli avec soulagement par les victimes et les plus de 4000 tchadiens qui s’étaient portés partie-civile. Mais le procès peut aussi laisser un goût amer. Il est à noter qu’en sa qualité de chef des forces armées tchadiennes, l’indéboulonnable président Idris Déby, soutien clé de Paris, porte lui aussi sa part de responsabilité dans les exactions du régime. Il n’a pas encore été inquiété pour cela.

L’amertume cède la place au dégoût, quand on constate que le soutien de la France au régime d’Hissène Habré a été très peu dénoncé. C’est bien la France, ancienne puissance coloniale, qui sous Mitterrand a armé et équipé l’armée Tchadienne. Habré a eu beau jeu de crier « À bas la Françafrique » à l’issue du verdict, quand on sait que c’est la France qui l’a porté au pouvoir et soutenu pendant huit ans, jusqu’à ce qu’il se rapproche des Etats-Unis.

L’ONG Humans Rights Watch s’apprête d’ailleurs à sortir plusieurs rapports incriminant directement les services de renseignement français. Comme le rapporte le journaliste du Monde Olivier Piot, qui a pu consulter les rapports :
« Après 1982, la France déploie par étapes au Tchad une aide militaire d’envergure : opérations « Manta » (1983-1984) puis « Epervier » (1986-2014). Lorsque, le 30 juillet 1983, les FANT reprennent Abéché et Faya Largeau dans le nord du pays, les officiers français ne sont pas loin. [...] »

L’armée française pouvait-elle l’ignorer ? Le 11 juillet 1983, « 32 mercenaires, sélectionnés par René Dulac […], ont décollé de l’aéroport du Bourget » pour N’Djamena puis Faya Largeau. Qui dirige « Saxo », cette opération clandestine ? « Dulac a reçu ses ordres lors d’une réunion de crise organisée par la DGSE [Direction générale de la sécurité extérieure] dans les locaux du ministère de la coopération, affirme le rapport de HRW. Le projet est suivi de près par Jean-François Dubos, directeur adjoint du cabinet du ministre de la défense Charles Hernu (1981-1984), ainsi que par Guy Penne et François de Grossouvre, conseillers de Mitterrand. [...] »
« Paris pouvait-il ignorer les pratiques de torture de la DDS ? À son procès à N’Djaména, en 2014, Saleh Younous, premier directeur de la DDS (1983-1987), a déclaré : « Les renseignements venaient de l’extérieur et de l’intérieur. Nous avions une relation très étroite avec la DGSE, la CIA, le Mossad, les services soudanais, etc. […] La DGSE était très proche de nous. »

La Françafrique est bel et bien le grand absent de ce procès. Combien de potentats, mis au pouvoir et soutenus encore aujourd’hui par la France commettent des crimes et des tortures ? De combien de morts, de viols et d’exactions en tout genre sont encore aujourd’hui quotidiennement responsables les milliers de soldats français déployés sur le continent africain ? Nul tribunal ne l’a pour l’instant établi, et il faudra sans doute plus qu’un procès pour le faire.


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